En juillet 2009 au festival d’Avignon, Daniely Francisque interprète le rôle d’Hélène, une universitaire occidentale en quête d’un collier perdu dans les rues de Beyrouth, protagoniste de la pièce de Carole Fréchette Le collier d’Hélène jouée à la Chapelle du Verbe Incarné dans le cadre des TOMA (Théâtres d’Outre Mer en Avignon). Cette pièce a été créée en Martinique par la compagnie du Théâtre du Flamboyant de Lucette Salibur que la jeune comédienne d’origine martiniquaise décide de rejoindre en 2006 après avoir longtemps travaillé à Paris, aux côtés de Luc Saint-Eloy. Comédienne, chanteuse et danseuse, Daniely Francisque a notamment joué dans Bwa Brilé (1996), Les enfants de la mémoire (1998) et Combat de femmes (2005) de Luc Saint-Eloy, ainsi que Africa Solo (2006) mise en scène par José Exélis, et Zandoline (2007) de Lucette Salibur. Elle nous parle de son retour sur son île natale vécu comme une libération, compare les conditions de travail ainsi que la formation de l’acteur aux Antilles et à Paris en insistant sur le « langage volcanique du corps » propre à la Caraïbe.
Qu’est-ce qui vous a conduit au métier de comédienne ?
Cela n’a pas été un rêve d’enfant de devenir comédienne. Je dirais même que c’est le théâtre qui m’a choisie, et cette rencontre surprenante a été une vraie révélation. J’y trouvais un espace où je pouvais parler, crier, faire résonner tout ce qui bouillonnait en moi et le partager avec les autres. Le théâtre a été ma rampe de lancement au moment même où je me posais des questions identitaires personnelles. Qui j’étais, antillaise mais en même temps française ; d’ici et de là-bas à la fois, avec une identité à cheval sur des espaces et des repères socio-culturels très différents avec lesquels il me fallait composer. Partant de la sphère socio-historique antillaise, j’avais besoin de connaître le cheminement de l’histoire pour arriver à comprendre comment j’étais devenue la personne que j’étais, née en Martinique des chocs de l’histoire, et ayant grandi dans une banlieue parisienne pluriculturelle. Le théâtre a été le catalyseur de toutes ces interrogations. Et il est toujours pour moi un cheminement, une interrogation, un chemin initiatique.
Vous avez un parcours qu’on peut qualifier d’atypique pour une comédienne antillaise : après avoir été formée et avoir travaillé à Paris, vous décidez de retourner en Martinique (dont vous êtes originaire) pour exercer votre métier. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?
Tout d’abord, c’est le choix du cur. J’ai quitté la Martinique très petite pour grandir en France et y faire toute ma scolarité. La Martinique a toujours été présente en moi et en même temps trop lointaine. J’avais un besoin de revenir en Martinique. Par ailleurs, par rapport à mon métier, c’est vrai que j’aurais pu mener une carrière à Paris, aller de castings en castings, mais cet état de compétition et de justification perpétuelle, avec l’étiquette de « comédienne black » toujours collée au front, n’était pas ma façon d’envisager mon envie de vivre ce métier de comédienne. Enfin, le théâtre m’a tellement apporté en termes d’épanouissement, d’harmonie avec moi-même, et mon pays m’a tellement manqué que j’ai eu envie d’y aller pour partager ce bonheur, ce plaisir qu’est le théâtre pour moi avec la population martiniquaise, les jeunes et les moins jeunes, et puis l’enseigner également. Etant née en Martinique, j’ai grandi là-bas en France et c’était comme un exil, une déchirure, une partie de moi qui était loin et j’avais soif de revenir car cette partie de moi-même qui m’a manqué, j’avais besoin de la reconquérir.
Exercer le métier de comédienne à Paris ou en Martinique, est-ce si différent ?
On n’est pas dans un état de pression comme à Paris où le « marché » du théâtre et du cinéma est beaucoup plus développé et où la population de comédiens et comédiennes est beaucoup plus nombreuse. Il y a donc plus de compétition ; il faut se faire remarquer un peu plus que l’autre, être dans un état de séduction pour persuader le producteur, le réalisateur ou le metteur en scène qu’on peut lui apporter plus de choses que l’autre. Cela me dérangeait. A un moment, je me suis aperçu que je cherchais à me conformer à l’image que l’autre, producteur ou directeur de casting, avait ou attendait de moi. Quelque part, cela m’éloignait de moi, me dénaturait. Je me souviens que lorsque j’ai passé l’audition d’entrée au cours privé où j’ai été formée pendant trois ans à Paris, la première chose qu’on m’a dite est : « C’est bien, tu n’as pas d’accent ». J’étais constamment renvoyée à mes origines, à ma couleur « black »
à force, j’avais l’impression d’être enfermée dans un cliché. Cet état de compétition n’existe pas autant en Martinique car la population des comédiennes professionnelles de 30 ans est très réduite. Nous sommes environ quatre. Il n’y a donc pas la même compétitivité. On se connaît, on a des emplois assez différents donc on ne se gêne pas. Ce n’est pas du tout la même chose. Et je n’ai pas à justifier que je suis comédienne. J’ai un savoir-faire qui est reconnu, et je partage tout simplement le plaisir que j’ai de jouer au théâtre. Je n’avais pas envie d’être dans un combat perpétuel pour être reconnue ou d’attendre que mon agent m’appelle et devenir frustrée voire désabusée. Travailler en France, c’est aussi avoir des réseaux de relation, rentrer dans des familles théâtrales ou cinématographiques. Je me sens très bien en Martinique où je suis libérée de toutes ces complications.
Comment faites-vous pour continuer et parfaire votre formation de comédienne ?
Lorsque des stages s’organisent en Martinique, j’y participe presque systématiquement, mais c’est très occasionnel. Pour suivre des formations professionnelles, il faut partir en France. L’AFDAS, organisme de formation pour les intermittents du spectacle, en propose régulièrement, que ce soit dans la danse, le théâtre, la musique ou l’administration. Depuis que je suis intermittente du spectacle, je n’ai pas pu en faire car cela demande une organisation, de dégager du temps pour pouvoir partir pendant deux ou trois semaines de formation en France, sans parler de la gymnastique administrative pour la prise en charge des frais de transport et d’hébergement. C’est vraiment une difficulté.
La France métropolitaine est-elle la seule à offrir une formation aux arts du spectacle ?
Je ne pense pas. La Martinique étant rattachée administrativement à la France, les formations proposées se déroulent plutôt en France, avec tout le système de prise en charge. Mais il y a bien d’autres écoles. L’école cubaine me semble très intéressante dans son approche par rapport à l’école française, plus « classique ». D’ailleurs, je me suis toujours méfié du conservatoire, un mot qui m’effraie car cela évoque pour moi le fait de conserver, d’enfermer et ne veut pas dire évoluer, échanger, qui n’est pas dans le mouvement. C’est pourquoi je n’ai jamais été attirée par le conservatoire car j’avais peur d’un certain formatage. Et j’ai eu raison. A Cuba, dans le jeu des comédiens que j’ai vus, j’ai trouvé que le corps était habité. Alors que ce que j’observe dans une certaine école française (je ne généraliserai pas), c’est une sorte de cérébralisation du jeu où tout se passe dans les mots, dans la tête. Le corps du comédien n’existe plus. En tant que martiniquaise, je me sens plus proche de l’école cubaine, peut-être est-ce dû au fait que nous nous situons dans la même sphère géographique et socio-culturelle ? Les émotions sont universelles mais les façons de les exprimer sont parfois différentes. En Martinique, il y a une façon de vivre son corps, sa parole, de s’exprimer, de rire, de pleurer. Quand j’observe certains acteurs martiniquais formés en France et ceux formés en Martinique, les jeux sont différents. Par exemple, quand je vois Émile Pelti et Charly Lérandy qui jouent dans Wopso, une pièce écrite par Marius Gottin et montée par José Exélis, ils incarnent des personnages qui ont une respiration très martiniquaise du corps, du geste et de la parole. Et bien que la pièce soit en créole, ils l’ont jouée pour des publics non-créolophones qui l’ont appréciée ! Quand on apprend en France, il y a une posture, un regard qui font que le corps s’installe en dehors de cette vibration que je trouve en Martinique. A Cuba, j’ai senti cette énergie, ce geste, cette respiration du corps et des mots qui est très ressemblante avec notre façon d’être. Je pense qu’en fonction des endroits où l’on vit, on a une autre façon de vivre, de bouger, de respirer. Ce sont bien sûr des lieux géographiques différents avec des environnements différents, et les manières de vivre sont différentes. C’est toute la richesse qu’offre la mosaïque des hommes.
Pensez-vous qu’il existe une manière d’être spécifiquement caribéenne et si c’est le cas, quelles sont ses caractéristiques ?
Oui, je crois qu’il y a une façon de parler, de poser son corps dans l’espace et son regard sur les choses, de vivre ses émotions qui sont différentes et propres à la Caraïbe et qui développe même une arborescence propre à chaque espace. Le théâtre étant une émanation sociale, il se trouve forcément coloré par la respiration de la société qui l’a vu naître. Je ne sais pas si c’est quelque chose qu’on peut définir, il s’agit plutôt d’une cadence qui se sent, qui se vit. Il y a une présence, un vrai langage du corps, enraciné, volcanique, sismique. Je pense que Césaire en a parlé. Il y a une énergie qui est différente, même dans la façon de prendre la parole. J’observe beaucoup les gens dans la rue, dans ma famille ; ce sont des comédiens incroyables. Je me suis rendue compte que ma grand-mère était clairement une comédienne. Les gens ont aussi un sens de l’humour incroyable, un sens de l’autodérision. Dans l’attitude des gens, il y a quelque chose de très théâtral. J’observe beaucoup les soirées bélè (1), tout le cérémonial qui s’organise autour des tambours, chants et danses traditionnelles m’évoque du théâtre ! Dans le danmié (2), les combattants qui s’affrontent dans la ronde ont aussi un jeu parfois très théâtral. C’est vraiment un espace de recherche qui m’intéresse et que j’aimerais fouiller.
Vous jouez actuellement au festival d’Avignon une pièce de Carole Fréchette « Le collier d’Hélène ». Pourriez-vous nous parler de cette pièce et du rôle que vous interprétez ?
Carole Fréchette a écrit cette pièce magnifique suite à une résidence d’écriture au Liban. J’interprète le rôle d’Hélène, une universitaire occidentale qui recherche de façon obsessionnelle son petit collier de perles en plastique perdu dans une ville meurtrie par la guerre. Dans son périple, elle rencontre les habitants de cette ville qui lui opposent ce qu’eux ont perdu à cause de la guerre. Ces rencontres sont comme des électrochocs pour Hélène, qui au fil de la pièce quitte peu à peu son indifférence et se libère de ses angoisses. La pièce de Carole Fréchette est le constat d’un certain état du monde qui est celui de la guerre, d’une certaine misère qui m’interpelle beaucoup humainement. J’essaie de m’imaginer ce que ça peut être de vivre dans un pays qui a toujours connu la guerre, comment s’y développe-t-on, quelle stratégie met-on en place pour survivre ? Ce qui m’interpelle aussi dans Le collier d’Hélène, c’est le regard de l’autre sur ces espaces différents, le regard des pays riches sur les pays dits pauvres, du nord sur le sud, un regard mêlé d’indifférence ou de condescendance. Bien sûr, cela me renvoie à la Martinique, à la colonisation, au regard que peuvent parfois porter les gens de l’extérieur sur la population martiniquaise. Beaucoup plus simplement, ce qui m’intéresse dans cette pièce, c’est le voyage qu’elle offre au cur de l’humain. Rien de plus universel ! Et ce voyage me permet de grandir, d’ouvrir mon regard, d’aller plus loin et de devenir une femme meilleure peut-être. Partout où il y a un homme qui est humilié, torturé, je m’identifie. La parole des gens qui sont meurtris par la vie me touche énormément.
Quel effet cela fait-il de jouer une universitaire occidentale ?
Je me situe du côté de celui qui est dans l’indifférence ou qui regarde l’autre comme à travers une vitrine, un écran de télévision ou une grille d’analyse. Cela m’a demandé un travail particulier que de camper un personnage hautain voire antipathique, qui regarde le monde qui l’entoure avec mépris et dédain ou qui ne le regarde même pas, tout simplement. Cela m’amuse de me situer de cet autre côté de la vitrine, mais cela me concerne aussi. On peut vivre au milieu de choses terribles et mettre un écran pour ne pas voir ou se protéger, se rassurer. Je trouve intéressant de jouer ce moment où la réalité rattrape le personnage d’Hélène. On l’a tous un peu vécu. Elle résiste, elle se fait secouer et finit par ouvrir les yeux. Elle est bouleversée, projetée hors de ses sentiers confortables, ses compteurs sont remis à zéro. C’est succulent à jouer
Cette pièce est une perle d’humanité.
Est-ce important pour une comédienne de jouer au festival d’Avignon ?
C’est une chance. Un passage obligé dans une carrière de comédien. Et venir avec la pièce de Carole Fréchette, avec son message fort, est un bonheur inouï. Je suis très contente parce que d’une part, cela me permet de découvrir Avignon où je n’étais jamais venue, même en tant que spectatrice, de voir ce foisonnement, cette folie théâtrale, ce tourbillon, cette énergie. Cette passion du théâtre qui est très nourrissante. D’autre part, ayant toujours travaillé sur de petites productions, cela ne m’était jamais arrivé de jouer pendant vingt-quatre jours d’affilée. Les productions ne le permettent pas, surtout quand on est en Martinique et qu’on a des difficultés à se déplacer. Pour mon travail de comédienne, c’est aussi très intéressant : comment réalimenter et réinventer son rôle chaque jour pour y retrouver du plaisir. C’est un beau défi. A chaque représentation, quelque chose de nouveau se passe, je redécouvre dans le texte, dans le jeu, une nouvelle perle. C’est un beau voyage intérieurement. Un travail d’artisan. Je prends beaucoup de plaisir à goûter à tout cela. Ce voyage n’est possible que lorsqu’on a la chance de pouvoir être dans une répétition du travail et explorer en profondeur son rôle. Je suis très contente d’autant que la pièce est bien reçue par le public. C’est la meilleure récompense.
1. Le bel-air ou bélè est une musique traditionnelle martiniquaise qui rassemble un soliste et un chur autour du tambour du même nom.
2. Le damier/danmié ou laghia est une danse traditionnelle martiniquaise en forme de combat équivalente à la capoeira au Brésil. Edouard Glissant en donne une description dans son « Glossaire » placé en annexe du Discours antillais : « Les deux danseurs sont dans une ronde de spectateurs rangés à partir du tambour. [
] Le laghia est sans doute une fore dérivée de l’initiation. Il y a toujours un Major (un champion) défié par un postulant. Exercice en régression. La laghia était lié à la production de canne à sucre. » (E. Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1997 [1989], p. 827).Avignon, le 25 juillet 2009///Article N° : 9352