Quel est votre parcours personnel, qu’est-ce qui vous a mené à cette réflexion sur la migration ?
Mon parcours est assez atypique. Après un bac scientifique et un DUT en informatique, j’ai monté une mission de codéveloppement en Afrique de l’Ouest, au Mali et au Burkina Faso. Cette expérience a modifié mon regard sur les relations internationales. J’en suis sorti avec l’idée que le codéveloppement était un sacré pansement sur des politiques publiques qui, loin de régler des problèmes, en créaient d’autres. Une manière de se déculpabiliser de nos actions passées, sans vraiment vouloir agir. J’ai voulu informer les gens, ici en Europe, sur la réalité des relations internationales. Comme porte d’entrée, j’ai choisi les problématiques migratoires. Elles font partie de mon histoire personnelle, étant fils d’immigré. En 2005, je travaillais dans une école, et on mettait en place des plans avec le Réseau d’éducation sans frontières pour évacuer les enfants de sans-papiers, on se retrouvait presque dans la position des « justes » de la seconde guerre mondiale. On craignait les policiers à l’entrée qui enlèvent les enfants. C’était une expérience très profonde et très traumatisante, qui m’a fait comprendre la cause des sans-papiers.
La liberté de circulation est la première des libertés, la liberté de bouger, de rencontrer des gens, de discuter, d’échanger. En Europe, elle paraît acquise, mais 80 % de la population mondiale n’y a pas droit. En France, la société civile est assez désunie sur la question. Le monde de la recherche sort des thèses intéressantes mais reste enfermé dans sa tour d’ivoire.
En novembre 2010, avec un groupe d’amis entre la France et l’Italie, nous avons créé l’association [Osons Savoir] pour porter le projet de ce webdocumentaire. Le but : sensibiliser un large public sur les politiques migratoires européennes et devenir un espace de médiation à travers la société civile pour arriver à une confrontation avec les partis politiques.
La problématique migratoire est très vaste. Comment avez-vous structuré ce web-documentaire ?
On a commencé à écrire ce projet en novembre 2010, puis sont arrivées les révolutions arabes. La situation de Lampedusa nous a semblé mal traitée politiquement et médiatiquement. On a entendu des scandales sur la théorie de l’invasion, sur une « brèche ouverte » qui allait laisser déferler l’Afrique en Europe. Des choses complètement insensées. Le premier épisode porte donc sur Lampedusa. Il y a beaucoup de fantasmes, mais aujourd’hui les migrants arrivent tous à Istanbul en avion, pour ensuite passer la frontière entre la Grèce et la Turquie. La Grèce a d’ailleurs décidé de construire un mur, donc on voit comment l’Europe sécurise ses frontières.
Le second épisode se penche sur les relations internationales. Sur le fait que le codéveloppement est conditionné par le blocage des flux migratoires à l’origine. Pourquoi la Tunisie, après sa révolution, en est venue à ne plus sécuriser ses frontières ? Comment les conditionnait-elle auparavant ? On parle de la Tunisie, mais il en est de même pour la Libye, le Maroc, l’Égypte, la Jordanie, la Syrie, la Turquie
Et on en vient aujourd’hui à développer ce type de partenariat dans les pays de l’Est nouvellement intégrés dans l’Union Européenne.
Les pays du Sud n’ont pas leur mot à dire dans la gestion « concertée » des flux migratoires. Il y a une réflexion à mener au niveau de la démocratie mondiale, des organisations internationales, comme l’ONU et son conseil de sécurité qui est un système totalement autoritaire. Si on ne réfléchit pas à une relation plus égalitaire entre les peuples, on ne sortira pas de la vision xénophobe et raciste développée par Samuel Huntington dans son « choc des civilisations ».
Le troisième épisode cherche à comprendre pourquoi les migrants, et a fortiori les enfants d’origine immigrée, sont considérés comme une menace. On a voulu saisir les origines de ce discours latent. On a voulu s’interroger sur la création des préjugés. Comment l’État met du sens dans le chaos et l’incompréhension du monde, notamment par les politiques migratoires.
La naissance de l’État-nation engendre une discrimination de fait entre l’étranger et le national. Depuis la formation de l’État-nation, aucune politique publique n’a jamais réussi à réguler de manière saine ce problème. On se rend compte que dans un contexte de crise, l’immigration est toujours un moyen pour le pouvoir de dériver l’opinion publique. Si on ne peut pas régler les problèmes économiques, on peut mettre en place un plan quinquennal d’expulsions et dire que 25 000 personnes par an seront renvoyées de notre pays. Pour comprendre cela, on est remonté jusqu’à la guerre d’Algérie et la décolonisation. De cette période-là découle l’ensemble des politiques développées depuis cinquante ans et la montée du FN.
Enfin, le quatrième et dernier épisode se questionne sur la liberté de circulation. Ce droit fondamental annoncé en France depuis plus de deux cents ans, internationalement depuis soixante ans. Et essayer de comprendre pourquoi aujourd’hui, nous Européens, nous avons le droit d’aller dans chaque pays du monde alors que la plupart de la population du monde n’a pas le droit de se déplacer. On abat quelques idées reçues : aujourd’hui, 80 % des réfugiés sont dans les pays en développement, seuls 3 % de la population mondiale se déplace, et la plupart des migrations sont Sud-Sud. Tout ce qui peut montrer qu’on n’a pas à avoir peur de l’immigration. Au contraire, les migrants comblent un besoin de main-d’uvre, un besoin démographique, pour payer les retraites de la population française et européenne vieillissante.
Qu’attendre du nouveau gouvernement socialiste sur ces questions migratoires ?
Ce qui est étonnant au Parti socialiste, c’est sa schizophrénie. Le bord droit du parti est toujours attaché à la souveraineté et l’identité nationale, dont Manuel Valls est le beau représentant. Et puis l’aile gauche, attachée au milieu associatif, milite pour un changement par rapport à ça. On se souvient des propos de Sandrine Mazetier, députée PS, qui s’opposait totalement à la politique migratoire de Sarkozy. Mais face à Claude Guéant, dans un débat télévisé pendant la campagne présidentielle, on a entendu Manuel Valls annoncer qu’il voulait renforcer la militarisation et la protection des frontières, et donner plus de moyens à Frontex. Il n’y a jamais eu de changement au parti socialiste concernant ce sujet. Ce sont bien eux qui ont créé les centres de rétention dans les années quatre-vingt.
Le Parti socialiste ne construit pas la menace de l’étranger comme l’a fait Nicolas Sarkozy à des fins électoralistes, mais il ne change pas les politiques publiques, reposant sur l’idée de la surveillance, du contrôle du migrant.
On attend que le PS se décide à aborder ce sujet. Mais difficile de le considérer comme vecteur de changement au vu de ce qu’il a fait dans les années quatre-vingt avec la marche des beurs et sa récupération par SOS racisme.
Qu’est-ce qu’SOS racisme aujourd’hui ? On les voit revenir tous les quatre matins, aux soirées électorales, en posant la main jaune partout dans les rues. Et après ? Où est le réel changement ? Il faut écouter le monde de la recherche, qui a beaucoup de choses à dire.
En 2007, une étude a été menée par de grands chercheurs français : Bertrand Badie, Catherine Wihtol de Wenden, Rony Brauman, Emmanuel Decaux et Guillaume Devin. Pour un autre regard sur les migrations, construire une gouvernance mondiale (1) affirmait qu’il fallait aller vers plus d’ouverture. Commandée sous le gouvernement de Chirac, l’étude a été bloquée en 2008, sous Sarkozy. Le Parti socialiste va-t-il la reprendre ? Va-t-il écouter les associations et respecter la dignité de l’Homme ?
Quel objectif vous êtes-vous fixé à l’issu de la diffusion de ce webdocumentaire ?
On espère toucher le plus de monde possible et ouvrir un réel débat sur la mondialisation et les migrations aujourd’hui. Amener les gens et les politiques à se poser de vraies questions : est-ce qu’on va continuer à laisser mourir des gens dans le désert libyen parce qu’il faut contrôler nos frontières, à laisser des enfants traverser la planète pour chercher une vie meilleure en Europe ? La vraie intelligence, c’est de se poser les bonnes questions, pas forcément d’y répondre. Le collectif Roosevelt, récemment créé, propose des solutions, mais il faut que le pouvoir soit prêt à s’ouvrir, aux associations, aux syndicats, au monde de la recherche. Il faut réfléchir à une gouvernance nouvelle qui donne une vraie place à tous ces acteurs. De notre côté, on invite l’ensemble des militants, des associations à utiliser librement notre webdocumentaire. Il a été conçu comme un outil de sensibilisation et de débat, alors on espère qu’il honorera sa mission.
Quels ont été vos soutiens ?
On a eu beaucoup de difficultés à trouver des financements pour ce projet. La région Rhône Alpes et Madame Moréra, vice-présidente Europe Écologie Les Verts de la région, a financé le projet à hauteur de 80 %. La mairie de Lyon a donné un petit bonus de 1 500 euros. On a ensuite cherché le soutien des acteurs associatifs et du monde de la recherche. On voulait trouver une parole commune à tous pour la porter devant le monde politique. On travaille avec la Cimade, la LDH, le réseau Migreurope, la FASTI, le réseau de chercheurs Terra, le collectif Cette France-là et Les amoureux au banc public. On a aussi monté un partenariat avec RETIMO, une association de solidarité internationale, qui nous fournira une partie documentaire qu’on intègrera sur notre webdocumentaire.
Pourquoi le choix du webdocumentaire comme support de cette réflexion ?
Il y a déjà beaucoup d’écrits, d’analyses, mais on trouvait ça un peu trop lourd, pas assez accessible à tous. La vidéo permet de toucher beaucoup plus de monde. Beaucoup de films avaient déjà été faits sur l’immigration, mais plutôt sur le mode du témoignage, de l’histoire de vie, basé sur les émotions plus que sur la raison. Nous, on voulait surtout expliquer le pourquoi de la situation des migrants. Pourquoi ces sans-papiers qu’on voit quotidiennement en portrait dans les journaux, pourquoi est-ce qu’ils se retrouvent dans cette situation-là ? Plutôt qu’un documentaire classique, on a choisi de travailler sur le web, car c’est un espace libre et gratuit, accessible de partout dans le monde. Le web-documentaire est un outil assez neuf, il a dix ans à peine, et reste assez méconnu du grand public. Je l’ai découvert il y a 3 ans, et j’aime son interactivité, le côté « à la carte » pour les internautes. On a structuré le webdocumentaire autour de quatre épisodes, mais chacun peut aller glaner des infos complémentaires, des articles, des liens vers des sites d’associations, etc.
1. [Pour un autre regard sur les migrations] ///Article N° : 11103