« L’une des traditions du cinéma est de présenter un cinéma de protestation, un cinéma qui met en avant le peuple contre les puissants. J’espère que cette tradition se maintiendra », a déclaré Ken Loach en recevant la Palme d’or du festival de Cannes 2016 pour Moi, Daniel Blake. Tour d’horizon de documentaires marquants présentés aux Etats généraux du film documentaire de Lussas (France) ou aux festivals du film africain de Lausanne (Suisse) et de Louxor (Egypte), ainsi qu’à la Semaine Eurafricaine au cinéma de Paris.
« La pierre que l’on m’a jetée, je l’ai mangée ; la boue sur mon visage, je l’ai dévorée ; mais j’ai toujours sous la langue un éclat de soleil qui se refuse à fondre » (Julien Delmaire)
La voix des sans-voix
Lorsque de jeunes Africains se saisissent de la caméra pour dire leur environnement, la politique n’est pas loin, non comme slogan mais comme pratique. Sans s’encombrer d’anecdotes qui pourraient paraître croustillantes à des réalisateurs occidentaux et leur public, ils vont à l’essentiel. Leur intimité avec les personnes filmées leur permet de capter la parole de ceux qu’on n’entend pas et qu’on ne voit pas : les premiers concernés.
En se laissant guider par son père qui a passé sa vie à travailler à la mine d’uranium d’Arlit au Niger, Amina Weira dresse avec les anciens ouvriers d’Areva un bilan accablant de cette exploitation française. La Colère dans le vent bruisse de la rage d’une jeunesse face à la perpétuation de ce rapport. Comment ne pas voir dans les conditions de travail de ses parents et les séquelles sur leur santé la poursuite de l’esclavagisme d’antan ? Pourtant, Arlit était surnommée « Deuxième Paris », titre d’un remarquable documentaire qu’avait déjà réalisé Idrissou Mora Kpai en 2005 (cf. [critique n°3700]). L’argent gagné à la mine permettait de s’offrir réfrigérateur et confort, et de penser vivre ainsi comme des Européens. Si le père d’Amina est resté pour poursuivre ses affaires, ses enfants sont partis ailleurs au Niger ou bien s’exiler à travers le monde. Car on meurt de rester à Arlit. Le vent du désert y charrie les poussières de la mine à ciel ouvert, la contamination radioactive est générale. Dans le contexte de pauvreté, les ferrailles contaminées continuent d’être utilisées pour fondre des marmites ou réaliser des malles. Il faut détruire pour reconstruire des maisons construites en briques radioactives. Les animaux disparaissent d’étranges maladies, l’eau est avariée.
« On dirait qu’on n’a pas droit à la parole », s’écrie Amina, non sans appeler à résister : « L’injustice que nous subissons à Arlit n’est pas une fatalité. Nous les jeunes devons combattre la peur pour sauver notre terre. Le pays et cette ville nous appartiennent ». Son interlocuteur n’est pourtant que le fou des rues, celui qui dans les films et les romans a la voix de la lucidité. Car le pouvoir d’Areva est celui de l’argent : les ouvriers doivent aller loin de la ville pour consulter des médecins fiables, sur place on les déclare aptes au travail. Cancers du foie et du poumon, tuberculoses, bronchites, silicoses, eczémas : c’est au mépris de leur santé et sans les prévenir du danger que l’on fit creuser sans protection au marteau-piqueur les ouvriers de la mine.
Aujourd’hui, la mine ferme peu à peu et l’on licencie les ouvriers. La route Arlit-Agadez, défoncée par les transports de minerais, n’est toujours pas rénovée malgré les promesses. Les responsables savaient mais n’ont pas parlé, note le père, jusqu’à ce qu’avec l’arrivée de la démocratie, des ONGs et des partis aient peu à peu dénoncé et fait évoluer les choses, mais l’état de la ville est désolant. Il faudrait attribuer les redevances minières au fonds de développement. Le vent de sable envahit peu à peu l’écran où se fond la frêle silhouette d’Amina, mais son cri reste audible pour que les choses changent.
Aucun scientifique ne vient dans le film valider les témoignages mais on sait que ces études existent. Des ONGs locales se battent et la CRIIRAD (association qui défend le droit à l’information sur la radioactivité et le nucléaire) a réalisé sur place des mesures accablantes. En privilégiant les témoignages endogènes, Amina ne prétend pas faire un réquisitoire exhaustif mais allie sa parole à celle des anciens pour appeler une nouvelle Afrique débarrassée de l’injustice et de l’exploitation.
LA COLERE DANS LE VENT – Trailer from VraiVrai Films on Vimeo.
Un cri dans le désert ? Peut-être, mais ce travail d’investigation sert à la fois une mémoire et une conscientisation qui pourraient bien un jour avoir raison de l’indifférence et du désenchantement. Lui-même étudiant, Ousmane Samassekou filme lui ce qu’il côtoie dans Les Héritiers de la colline : l’université de Bamako, surpeuplée, en pleine déliquescence. Lors des émeutes qui ont mené à la chute du dictateur Moussa Traoré le 26 mars 1991, les étudiants avaient joué un grand rôle, mobilisés par leur association, l’AEEM (association des élèves et étudiant du Mali). Ce syndicat unique, qui pourrait aujourd’hui utilement défendre les étudiants et leurs conditions d’études, est devenu un lieu de pouvoir, pratiquant le racket, la corruption et la fraude électorale. Association mafieuse qui contrôle 100 000 étudiants, elle filtre les inscriptions et bloque les bourses de ceux qui n’ont pas sa carte. Elle contrôle les parkings, les cybercafés et les échoppes qui lui versent une redevance. Triste apprentissage à la colline du savoir qu’est l’université face à la colline du pouvoir, située de l’autre côté du fleuve Niger, où les anciens étudiants prendront leur fonction.
En suivant Lassine Guindo dit Rougeo, secrétaire général de la section de l’AEEM à la fac d’économie et de gestion, Ousmane Samassekou filme le processus électoral de désignation des délégués des différents lycées et facultés au Congrès, qui éliront le bureau national. Alors que les candidats aux élections sont nombreux, l’élection n’a jamais lieu : un consensus est imposé où seul le candidat de l’AEEM reste en lice, profitant du désistement forcé des autres. Cette caricature de démocratie confine au ridicule lorsque le Congrès fait de même. Samassekou organise lui-même un débat avec des étudiants du campus pour que les choses se disent : part de cantine réservée aux membres de l’AEEM, quotas de syndicalistes ayant d’office leurs examens, chambre universitaire liée à la carte de l’association
Mais derrière cette façade de concertation pour les caméras, le danger guette ceux qui s’opposent : coups de feu, cicatrices. Samassekou enregistre les témoignages, et la déception de Rougeo alors que s’impose la loi du plus fort.
Ces réalisateurs/trices donnent à voir ce qui se cache, dans des films essentiels. Ils participent à une bataille qui ne date pas d’aujourd’hui, la bataille des images pour que nous sachions et comprenions les vécus et les mécanismes.
Face au drame burundais, la démarche d’Eddy Munyamuneza dans Le Troisième vide est autre : le problème ici n’est pas d’enregistrer des faits et des témoins mais de chercher sa voie, de se reconstruire. Manifestations pacifiques et répression, hommage aux martyrs : la mort s’installe dans ce pays déchiré et le réalisateur a perdu la trace de ses trois fils. Le temps ne les lui ramène pas et chaque mort l’enfonce dans la crainte de ne plus les revoir. Le discours du président Pierre Nkurunziza est sans appel : « que les opposants à leur propre patrie laissent tomber, sinon ils se battront contre le Seigneur tout puissant ». Exilé à Saint-Louis du Sénégal où il suit le master de réalisation de documentaire de création, il demeure pendu aux nouvelles. Un proche collègue est assassiné
Le temps s’arrête lorsqu’il apprend la mort d’un de ses enfants. Il reste figé dans la rue tandis que la ville continue son flux permanent. Les aigrettes, oiseaux migrateurs, s’accrochent à une pirogue coulée. Mais le désespoir ne mène nulle part. Mandela avait donné l’exemple et parrainé les accords de paix d’Arusha. Il faut revenir à l’essentiel, reprendre pied au bout du couloir.
Dans la logique des groupes Medvedkine ou d’Armand Gatti à Peugeot (Le Lion, sa cage et ses ailes, réalisé avec les travailleurs migrants du pays de Montbéliard, 1976) mais aussi de Godard au Mozambique en 1978, Moritz Siebert et Estephan Wagner ont donné à Abou Bakar Sidibé une petite caméra DV pour qu’il filme son quotidien sur la montagne de Gurugu qui surplombe Melilla : un millier de migrants -subsahariens y attendent de pouvoir franchir la barrière de trois grilles qui séparent la ville espagnole du Maroc. Comme dans les films précédents, l’esthétique de Les Sauteurs répond à la nécessité du témoignage mais cette humilité et cette confiance dans la transmission de la réalisation est d’une immense pertinence. « Vous ne pouvez pas tout nous prendre et ensuite nous exclure : j’ai le droit de venir en Europe », dit About. Cela fait cependant quinze mois qu’il stagne à Gurugu, impasse d’un voyage démarré avec 40 en poche. Les assauts collectifs de la barrière n’ont rien donné et il fallut rebrousser chemin. Des caméras de nuit décèlent les files de migrants descendants de la montagne, édifiantes images qui démarrent et parcourent le film, si bien que la police les attend pour les contenir. Certains se prennent des coups, ou s’ouvrent le pied sur les barbelés. D’autres inventent des crampons pour mieux gravir les grillages
Le camp improvisé est hiérarchisé : un président pour chaque pays d’origine, qui définit la stratégie à adopter, qui ne fait pas l’unanimité. Pourquoi ne pas tenter de passer en masse, tous ensemble ? Entre un match de foot et les tâches quotidiennes, les discussions vont bon train.
Abou se met en scène, donne des directives à ses collègues. Il est sollicité pour filmer la confession d’un « traître » qui a renseigné la police marocaine. Il est devenu le filmeur, investit d’un pouvoir qui peut s’avérer dérisoire face à la violence à l’uvre. Il commente : « Le Gurugu, c’est être soi-même, partager avec ses frères, être courageux, être discipliné, avoir peur tout le temps, être sans espoir, être machiavélique, réussir à tout prix ». Il nous rend familiers ces invisibles de la montagne que la night-vision camera ou les caméras de surveillance captaient comme d’inquiétantes meutes, et réalise ainsi un film essentiel.
Non moins essentiel mais aussi sidérant, At(h)ome d’Elisabeth Leuvrey (2013), que la journée SCAM des Etats généraux du film documentaire de Lussas permettait de revoir. On ne sort pas indemne de ce film. Sans doute cela tient-il aux photos de Bruno Hadjih qui parviennent à faire sentir ce que les yeux ne peuvent déceler : l’irradiation inscrite dans la pierre du désert algérien depuis les essais nucléaires français en 1962, dans des endroits délaissés en l’état. Les conséquences dramatiques sur les populations locales non-informées, également documentées par Vent de sable, le Sahara des essais nucléaires de Larbi Benchiha (2008), font écho aux séquelles des appelés français révélées par Gerboise bleue – l’éclair de la honte de Djamel Ouahab (2008) (cf.
[critique n°8287]). Au-delà, les anciennes casernes françaises ont servi de camps d’internement pour les islamistes arrêtés durant les terribles années 90 : une fois libérés, ils ont ramené une belle pierre du désert en cadeau à leur famille, dispersant cette irradiation « at home » (chez soi), dans toute l’Algérie !
S’appuyant sur la parole de Bruno Hadjih et sur les témoignages des rescapés des villages voisins, le film réussit par l’épure des photos et la radicalité de sa mise en scène, mais aussi par l’instabilité et la distanciation générées par la bande-son, à inscrire la persistance du mépris et de l’inconséquence dans l’Histoire coloniale puis contemporaine.
Du reportage au recul
Comme celles des printemps arabes, les révolutions noires-africaines ont été filmées, documentées, célébrées. Très vite, des vendeurs ambulants proposaient des images prises sur le vif et vite montées. Des films émergent, qui travaillent davantage la caméra et le montage, mais aussi s’attachent à des personnages, et développent donc plus clairement un point de vue. Nous voici donc au Sénégal et au Burkina Faso.
The Revolution won’t be televised de Rama Thiaw fait le pas entre les deux révolutions. De janvier 2012 à juillet 2013, elle suit les pas de Thiat et Kilifeu, deux rappeurs du groupe Keur Gui. Ils sont certes filmés dans leurs interventions publiques, lorsqu’ils tentent de convaincre les jeunes d’obtenir leurs cartes d’électeurs et de voter, mais aussi dans leurs discussions et leurs déplacements. Ce cinéma de la plongée, de l’intime, « embeded, permet de comprendre les leviers de l’activisme politique : la référence à de grandes figures africaines comme Mamadou Dia, Cheikh Anta Diop, Thomas Sankara, mais aussi la conscience forgée dans l’expérience que « tout s’obtient en luttant, même la paix ». La jonction avec le mouvement Y’en a marre pose la question des stratégies et des leaders. Pour Thiat, « une révolution n’est pas un discours, c’est un mode de vie ». Le choix de la non-violence est clair et assumé. « Oser lutter, savoir vaincre »: l’énergie et la stratégie. Mais cela passe aussi par la confiance dans le travail du temps, « la longue nuit avant la révolution » que Rama Thiaw documente au Burkina en suivant les Keur Gui au festival Ciné Droit Libre à Ouagadougou. On y retrouve le rappeur Smokey et le reggaeman Samsk’Jah, cofondateur du Balai citoyen, animateur radio licencié à cause d’une chanson. Les Burkinabès feront leur révolution en octobre 2014. L’écrivaine et cinéaste Khady Sylla l’avait dit à Thiat : « il faut durer ». Magnifique Khady Sylla, malheureusement décédée en 2013, « mon amie, mon étoile », dédicace finale de ce film édifiant et nécessaire.
En 2013, Audrey Gallet avait également documenté sur le vif les Keur Gui dans Boy Saloum, la révolte des Y’en a marre ! qui démarre par une citation de Fanon : « Chaque génération doit chercher quelle est sa maison, la découvrir ou la trahir » (Keur Gui signifie maison, là où on est). Le film rend compte d’un « nouvel esprit » d’un « nouveau type de Sénégalais » (NTS) : présents dans tout le pays, des groupes appelés « esprits » prennent leurs problèmes en mains, changent les habitudes. Les réseaux sociaux sont un vecteur d’information et de mobilisation contre le projet de changement de constitution par lequel le président Wade veut installer son fils Karim au pouvoir, puis sa candidature pour un troisième mandat. Les « Y’en a marre », eux, ne veulent pas le pouvoir, et ne se définissent que comme agents de conscientisation, contre-pouvoir à même d’être force de propositions
Boy Saloum : la révolte des Y en a marre
Avec Une révolution africaine (les six jours qui ont fait chuter Blaise Compaoré), Boubacar Sangaré et Gidéon Vink rendent compte de la vague de protestation qui a emporté le 31 octobre 2014 le régime de Blaise Campaoré. Rythmé et bien documenté, alternant reportages sur les événements et interviews des principaux acteurs, le film est construit comme un journal dont les jours défilent, du 21 au 31 octobre, à partir du moment où le Balai citoyen, Brassard noir et le Comité anti-référendum se sont coordonnés pour mobiliser la société civile. Ici encore, les stratégies des opposants et l’importance des réseaux sociaux sont mises en lumière. Après les étudiants, les femmes marchent le 27 malgré l’interdiction, avec leurs spatules, réputées pour rendre l’homme impuissant ! Le 28 plus d’un million de Burkinabès sont dans la rue et le 30 il faut une véritable guérilla pour pouvoir manifester pacifiquement devant l’Assemblée qui sera ensuite incendiée. Le « je vous ai compris » du président promettant trop tard une transition à la fin de son mandat ne démonte pas les manifestants qui reprennent les slogans des printemps arabes : « dégage » ! L’armée suit le peuple, ce qui entraîne la démission de Blaise qui sera exfiltré vers la Côte d’Ivoire par l’armée française. Le pouvoir de transition s’installe et le film clame au reste du monde que le changement est possible
[Voir la bande annonce ici]
Outre le déroulé des événements, Un peuple intègre d’Ismael Geni Massa Tall se concentre sur une dimension essentielle : le témoignage des gens ordinaires, justement ceux qui ont fait la révolution. Il documente comment la quinzaine de jours qui a suivi le coup d’Etat militaire du 16 septembre 2015 qui remettait en cause la révolution burkinabè jusqu’à la reddition des putschistes a été difficile pour tous, dans un pays où rares sont ceux qui ont de quoi venir s’ils ne travaillent plus. Plus encore, il montre que c’est l’intégrité qui a permis d’avancer alors qu’il eut été facile d’acheter les consciences. Plutôt de style reportage, il constitue lui aussi un outil de mémoire.
La politique à travers les « gens francs », pour reprendre l’expression de Djibril Diop Mambety, c’est aussi le projet de The Tent Makers of Cairo de l’Australien Kim Beamish. Il a suivi durant trois ans les réactions d’artisans du Caire aux changements politiques. Ces as de ces broderies que l’on trouve dans les souks égyptiens dessinent d’abord les motifs sur des papiers, y font de multiples trous pour délimiter les espaces et brodent sur cette base des khayamiyas aux chatoyantes couleurs, perpétuant la tradition des fabricants de tentes de l’empire Ottoman. Mais le film ne s’attarde sur leur travail que pour mieux comprendre leur demande de reconnaissance de sa valeur artistique et leur dépendance d’un tourisme en pleine crise. Beamish avait suivi sa femme au Caire qui y avait un travail, si bien qu’il était très disponible et revenait sans cesse voir les artisans confinés dans leurs échoppes ouvertes sur la rue, dont il s’était fait des amis : sa caméra toujours présente se fait oublier. Captant leurs échanges basés sur ce qu’ils entendent à la télévision ou dans les conversations, Beamish privilégie l’évolution de leurs choix politiques dans les différentes phases suivant la révolution. Il dessine ainsi, sans commentaire et sans musique, le portrait d’un microcosme qui se pose les questions qui taraudaient l’ensemble du pays : le maintien de l’ordre et l’incertitude de l’avenir. On comprend mieux dès lors le soutien du pays à l’armée.
Figures de courage
De nombreux films suivent les pas d’exclus de la société. Ils se veulent politiques au sens où leur but est de rendre visible les invisibles, de restaurer avec eux un lien de fraternité, d’ouvrir à leur hospitalité. Pour Dérida, l’hospitalité est une rencontre inconditionnelle, un mouvement infini d’ouverture vers l’Autre qui groupe « accueil » et « attention ». Il insistait sur l’accueil du visage, langage éventuellement silencieux. On voit la richesse que peut apporter ainsi le cinéma. Cette recherche d’égalité (alter ego : autre semblable) passe par une utopie, le dépassement de la rupture et de la séparation, l’ouverture à l’intimité, l’effacement de l’impossible rencontre.
Le cinéma, friand de différence, a cependant aussi pour fonction de laisser percevoir l’altérité inappropriable, inaliénable, ce que Glissant appelle l’opacité : ce que je ne pourrai jamais comprendre en l’Autre car il est Autre, et qu’il est essentiel de lui laisser pour exister en tant qu’Autre. C’est dans l’appréhension de ce double mouvement d’accueil et de respect que se situe la critique.
Qu’est-ce donc qui permet le déclic qui nous accroche et nous fait vibrer à l’histoire singulière contée sur l’écran ? Dans La Route du pain, le Marocain Hicham Elladdaqi s’attache aux journaliers de Marrakech qui poireautent tout le jour avec leurs outils ou peintures sur la place en désespérant qu’un contremaître ou patron veuille bien leur donner du travail dans la construction. « On dort plus qu’on ne travaille », dit l’un d’eux. Se précipitant tous ensemble vers les rares voitures, à l’affût du moindre job, et donc en situation d’être sous-payés, ils se lamentent sur leur sort. Cohérent avec son sujet, en dehors de quelques scènes familiales confirmant la pauvreté de leur condition, Elladdaqi filme longuement le silence et l’attente
Témoignage édifiant mais constat désabusé, le film n’est pourtant aucunement mobilisateur. Plutôt que de nous rendre plus proche des gens qu’il filme, il nous les met à distance, tout aussi oppressés par le film que par leur vécu. C’est le sujet qui manque, non au sens d’une peinture sociologique (répondant à l’attente d’un spectateur occidental friand de dépaysement et de découverte) où les gens sont finalement filmés comme des objets, mais au sens de sujets actifs qui prennent leur vie en mains, souvent grâce à des formes collectives, pour parvenir à la transformer. C’est alors que le politique peut se faire jour et que le film peut nous parler à tous et de tous.
Car en définitive, nous finissons par nous détacher de ces sujets victimes et qui s’affichent comme telles, avec une sorte d’arrière-pensée réactionnaire comme quoi ils l’ont bien mérité, le film ne nous offrant aucune voie de percevoir ou penser autrement, à l’image de la conception néo-libérale du sujet mondialisé, toujours tenu pour responsable de ce qui lui arrive alors même qu’il est balloté par un système sur lequel il n’a plus de prise. Dans cette précarité, son seul salut ne serait que dans la performance plutôt que dans l’autonomie des alternatives ou des luttes. Ce sont des « perdants », qu’ils le restent : terrible contre-productivité de films bourrés de bonnes intentions et qui sont malheureusement légion à nous décrire la misère du monde dans l’ineffable illusion que cette dénonciation nous ferait bouger. Point besoin non plus de rappeler aux opprimés leur condition qu’ils ne connaissent que trop bien, si cela ne s’accompagne de la possible construction de leur émancipation.
Au contraire, Nous n’avons jamais été enfants (We have never been kids), de Mahmood Soliman trouve une grâce semblable aux films du Chinois Wang Bing qui suit les laissés-pour-compte sans jamais donner l’illusion d’une absence de la caméra. Même s’il n’apparaît pas à l’écran, sa présence est palpable, non seulement comme interlocuteur mais aussi comme filmeur. C’est l’intimité de cette rencontre, et partant d’un pays, qui frappe et émeut à la fois. Soliman accompagne Nadia et ses enfants qu’il suit sur la durée : treize ans, au point de donner à voir leur devenir, leur destin. Leur première rencontre avait donné un film en 2003 : Ils vivent parmi nous (Living among us). Pour Soliman, accompagner veut dire capter un mouvement. Ce sont bien sûr les perpétuels déplacements nécessaires quand on cherche les clients pour aiguiser les couteaux, activité que Nadia s’est trouvée pour faire subsister seule sa famille. Mais c’est aussi le mouvement de la vie, celui d’une détermination sans faille malgré l’âpre dureté de la précarité et du rejet. Elle continue d’y croire. Pourtant, le réel la rattrape et rattrape ses enfants, confrontés à un monde qui fabrique de la violence. Mais elle arrive toujours à retrouver le courage de lutter. C’est alors que la temporalité du film s’élargit encore, au-delà de l’inéluctable cruauté des déterminations, car la fragile mais résistante Nadia nous introduit à la puissance de sa liberté et que Soliman, qui la filme en dignité, nous permet d’en faire aussi la nôtre. Le film vibre ainsi d’une énergie politique qui nous met en situation d’accueil et nous ouvre à l’hospitalité et à la fraternité.
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