4ème édition d’un festival qui s’impose comme un rendez-vous incontournable des cinémas arabes, le Dubai International Film Festival a réuni du 9 au 16 décembre 2007 bon nombre de stars et de professionnels pour avancer vers une structuration du soutien à la création.
Là est le paradoxe du festival, à l’image d’une ville absolument surréaliste, qu’il faut voir pour y croire, immense chantier faisant sortir des sables du Golf une métropole de gratte-ciel super-luxe en rang serrés : il manie à la fois les paillettes et l’industrie. Versant paillettes, chaque soir un tapis rouge en grande pompe et une débauche de moyens pour des fêtes grandioses. Versant industrie, des salons dédiés aux films en projet pour finaliser les tours de table du financement. Situé dans la Jumeirah, le bord de mer hyper-hupé de Dubai, le festival profite de ces décors de cinéma entremêlant canaux où l’on circule en bateau et hôtels cinquante étoiles. Au-delà du faste déployé, le gratin du cinéma arabe et nombre d’acolytes intéressés ne se réunissent pas que pour se congratuler : des négociations sont en cours, qui ne visent pas seulement le financement à court terme des projets mais qui explorent les voies d’une cohérence à la fois commerciale et créative pour un cinéma qui se cherche. Ici se jouent les enjeux d’une industrie naissante, nourrie par des investisseurs qui voient dans le cinéma une alternative à un immobilier qui trouve déjà ses limites. L’argent est là, mais c’est pour le business, le retour sur investissement. Tout le problème est bien sûr qu’il n’y a pas de cinéma sans création et comment cette dimension sera intégrée.
En trois jours, je n’ai pu que saisir des bribes, ne voir que quelques films, rencontrer quelques réalisateurs. On trouvera ainsi par ailleurs les critiques du sympathique Whatever Lola wants que le Marocain Nabil Ayouch présentait en première mondiale, du beau Dans la vie du Français Philippe Faucon dont nous avions déjà tant apprécié Samia et La Trahison, de l’émouvant La Maison jaune, heureux retour au cinéma de l’Algérien Amor Hakkar sur lequel on pourra également lire notre entretien. Egalement à lire, notre rencontre avec Khaled Youssef, coréalisateur du Chaos, pour avoir des nouvelles de Youssef Chahine et en savoir davantage sur les tribulations en Egypte de ce film dérangeant.
Nashen Moodley, directeur artistique du festival de Durban, concoctait pour la troisième année consécutive une programmation de cinémas d’Afrique noire, qui présentait Ezra, Juju Factory, Faro, reine des sables, Meisie, et en première mondiale le film sud-africain Confessions of a Gambler (Les Confessions d’une joueuse) de Rayda Jacobs et Amanda Lane. Le film plonge dans le milieu indien du Cap pour suivre Abeeda, interprétée avec conviction par Rayda Jacobs elle-même, auteur du livre éponyme à succès. Abeeda est une femme musulmane pratiquante. La perte de son fils la désespère et elle ne se récupère qu’au casino, flambant peu à peu tout ce qu’elle possède. Le sujet est accrocheur et la description du milieu indien passionnante. Rayda Jacobs n’aurait jamais accepté un réalisateur ou des acteurs qui ne soient pas issus de cette communauté. Celle-ci apparaît ainsi dans ses dimensions collectives, aussi bien entre femmes que lors des rituels d’enterrement. Cela confère au film une certaine force que le traitement classique en douceur mais non dénué de rythme soutient habilement. Curieuse est par contre l’approche littéraire de la solitude de cette femme alors que le casino est lui aussi un lieu de sociabilité. Plutôt que d’enquêter sur les joueurs, Rayda Jacobs a construit le personnage qu’elle aurait été en pareil cas. Ce qui se présente comme un témoignage n’est ainsi que la vision très personnelle et engagée d’un destin humain.
Grand fan de la musique du Tunisien Anouar Brahem, j’avais très envie de voir son documentaire, première uvre de cinéma, Mots d’après la guerre (Kalimat Ba’ad al Harb, Words in the Wake of War) réalisé à Beyrouth dans les mois qui suivent les bombardements de juillet 2006. Le film commence par un tunnel et suit les rues désertes de la nuit beyrouthine, et c’est bien une nuit qu’il évoque, quand la vie s’éteint sous les bombes, que chacun doit composer avec la perte de son équilibre et la haine de l’ennemi. Car c’est sur un mode très personnel que Brahem aborde les conséquences de la guerre, dans les contradictions qu’elle provoque en chacun. On voit ainsi des intellectuels soutenir les résistants du Hezbollah avec qui ils ne partagent pourtant aucunement les idées. « Je ne sais qui a raison ou qui a tort mais je sais qu’il y a un monstre qui nous attaque », remarque la chanteuse Rym Kaheich. « Je ne veux pas oublier ». La caméra balaie les ruines, des images du conflit de 1974-90 sont convoquées pour ouvrir à la question de la reconstruction. L’architecte Bernard Khoury critique la recentralisation de Beyrouth sur un centre-ville limité qui ne peut refléter la complexité de la ville. « Les décombres ont une voix », dit l’écrivain Elias Khoury. Et c’est bien cette voix que cherche Anouar Brahem, une voix de résistance que chacun cherche pour exister dans l’humiliation. « Quelque chose de notre humanité a changé, dit Hania Mroué, et c’est dangereux et douloureux ». Ce que précise le danseur Rabih Mroué : « Le monde s’est divisé en deux depuis le 11 septembre : nous devons rechercher de nouveau la diversité ». Délicat programme dans le trauma de l’agression : sortir des dualités, retrouver la complexité, paradoxale condition pour renouer avec son unité, intérieure comme nationale, à l’image de cette mer en plan fixe au coucher du soleil, au son d’une sublime musique. Il y a dans ce film, au-delà de la simplicité d’un dispositif d’entretiens entrecoupés d’images sans prétention, une finesse d’approche qui ne peut tenir qu’à l’écoute de l’intime que réussit Anouar Brahem à l’heure où le recul est encore difficile. Sans doute le musicien est-il spécialement entraîné à appliquer l’axiome de Godard : « il faut que l’il écoute avant de regarder ».
A l’inverse, dans Soy Palestino, c’est un seul personnage emblématique que choisit le Palestinien Oussama Qashoo pour refléter la condition de toute une catégorie de la population cubaine, celle qui migre de l’Est de Cuba vers la La Havane pour sortir de la misère, qui a comme par hasard la peau noire et que les Havanais ont tendance à mépriser en les appelant « Palestinos », à l’image de ceux qui au Proche Orient n’ont pas de pays. Rien d’étonnant à ce qu’un Palestinien s’en émeuve ! Il suit le destin bien ingrat de Luisito, qui gagne quelques pièces en amusant les passants avec ses mélopées et ses percussions, mais pas assez pour ne pas devoir dormir dans le coin de rue où il range son trésor des poubelles, sorte de remorque faite de bric et de broc qu’il traîne comme un saltimbanque. Sans trop de commentaires et avec une réelle empathie, Qashoo noue avec Luisito une relation qui l’emmènera jusqu’à la visite de sa famille à Bayamo. Le film est un peu répétitif, peinant à renouveler son propos au-delà des spectateurs qui se dandinent aux sons de Luisito, mais il offre un aspect caché de la société cubaine où les migrants noirs de l’Est sont des citoyens de seconde zone. On aurait voulu davantage d’enquête, le personnage haut en couleurs de Luisito étant un peu juste pour représenter une catégorie sociale à lui seul, mais il est en soi un sujet révélateur de la société cubaine actuelle.
Le cinéma des Emirats arabes unis en est encore à ses babillements, mais l’argent ne manquant pas trop dans cette partie du monde, ce sont rien moins que 160 courts métrages qui ont été produits durant les six années de sa courte existence. Il était possible d’en voir une sélection. Si la maîtrise technique semble chose réglée dans l’imitation de systèmes dominants, la structure narrative est encore balbutiante, de lourds symboles venant souvent remplacer l’intensité dramatique d’une histoire. Mais au-delà des incertitudes de départ, ce sont les thèmes qui frappent : ce cinéma des jeunes évoque une certaine désespérance, une grisaille générale – jeune diplômé qui ne trouve pas de boulot dans Ramad (Ashes) de Hamad Al Hammadi, femme qui ne peut recouvrir son identité dans Wajeh Alilq (Stuck Face) de Manal Ali Bin Amro, thriller schizophrénique convergeant vers un déferlement de violence dans 100 Miles de Mustafa Abbas, etc. Les jeunes Emirati disent ainsi en images les limites d’une société axée sur le profit, aspirant à un cinéma qui restaure une vision humaine.
Voir plus loin serait le programme, comme dans Le Café des pêcheurs du Marocain Al Hadi Ulad Mohand. Ils contemplent le hors-champ, la tempête les obligeant à rester au café. Le vieux Monsour brave l’interdit pour nourrir sa famille, mais la mer l’avalera. Quel est donc ce pays où l’ouragan fige les hommes qui ne bougent que pour faire de la contrebande et où les plus honnêtes se sacrifient ? Est-ce le même Maroc que celui de Khadija Leclere où la fille qui vient retrouver sa mère pour la première fois n’est invitée qu’à lui laisser de l’argent dans Sarah qui a remporté le grand prix de la compétition ? Est-ce le Maroc répressif envers les enfants d’Iqaa (Percussion Kid) de Mohamed Achaour ou le Maroc schizophrène d’Oumar Mouldouira dans Vois-moi qui finit sur une déclaration d’esclave : « Je serai la femme que tu veux » ?
Un court se détache, Bonne nuit Malick du Français Bruno Danan, par sa force poétique et humaine. C’est un boulot de portier de club privé qu’a trouvé Malick, amené à exclure selon le faciès, notamment l’ami interprété par Lyes Salem. Son jeune frère Bilal, lui, a une poésie à écrire pour l’école. Ils sont tous deux préoccupés, et le va-et-vient enrichit un film sans prétention et attachant par ses touches simples. C’est lorsqu’il arrive à donner une telle épaisseur à ses personnages qu’un court métrage trouve sa grâce, quand il leur fait porter davantage que ce qu’ils ne sont.
Car le cinéma, c’est comme l’amour, disait le critique Jean-Louis Bory : « il est beaucoup plus que ce qu’il est ».
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