Les premiers films ivoiriens de Désiré Ecaré, Henri Duparc ou Timite Bassori étaient des films citadins. Ils ne nous ramenaient pas au village, à la différence des films d’Afrique de l’Ouest venus plus tard. Ces histoires nous amenaient du rêve et du fantastique, et nous parlaient des problèmes d’après les indépendances dont nous n’étions pas toujours conscients. Nous aimions l’atmosphère des films, ce qui restait en nous malgré ce que nous ne comprenions pas : nous rigolions et étions joyeux de nous identifier à autre chose.
Nos idoles, Douta Seck, Bachir, Toto Bissainthe que nous écoutions le dimanche à la radio, complétaient notre formation d’acteur à l’école d’art dramatique. Les films africains nous permettaient de les voir à l’écran et nous ouvraient à une autre possibilité, celle du cinéma ! Pourtant, lorsque Désiré Ecaré m’a appelé à jouer dans A nous deux France, je ne m’y attendais pas : je faisais lors de ma formation en France du théâtre classique, de Corneille à Shakespeare et Sophocle ! Arrivé en France en 1969, le premier spectacle que j’avais vu était Orlando Furioso au théâtre des Halles qui renversait tout ce que je croyais et avait appris. Je me demandais si les gens n’étaient pas devenus fous ! C’était une période riche et passionnante. Quand on m’a demandé de jouer quelques répliques en petit nègre alors que j’avais travaillé durant des années ma diction, j’étais bien évidemment frustré : la couleur de la peau déterminait le rôle…
En dix-sept ans de vie théâtrale, j’ai vécu une grande richesse comme le Bread and Pupett, le Living Theater ou les techniques de Grotovsky. L’Occident m’avait beaucoup apporté et m’avait aidé à regarder l’esthétique de mes masques, à la manière de Picasso ou de certains metteurs en scènes. Je suis revenu après m’être confronté à ceux de ma génération qui remettaient beaucoup de choses en cause, et notamment l’espace scénique : cela me donnait une grande liberté ; je pouvais me dégager de la cage scénique et aller le plus loin possible dans l’image. Je n’ai pourtant fait que suivre la trace de mes aînés : je regardais autour de moi l’esprit et l’humour africain et cette utilisation de l’espace typiquement collective. J’étais donc un homme mûr quand j’ai vraiment rencontré le cinéma : je paraissais être un adolescent dans Bako, l’autre rive mais je n’avais pas loin de la trentaine ! Le travail sur le corps et l’expression corporelle me permettent de rester très jeune !
Visages de femmes n’avait pas réellement de scénario : on se dégageait des règles et de l’esthétique du théâtre pour aller vers une technique nouvelle qui permettait de parler de l’Afrique. Je me suis confié à Désiré Ecaré et mis dans la situation de celui qui apprend. Je n’étais pas habitué à travailler dans une histoire non-linéaire et entrait dans l’inconnu… On travaillait par petits bouts à cause des problèmes de budget. J’avais déjà joué nu au théâtre aux côtés d’une Italienne blanche mariée également nue dans Nexus et Plexus au Lucernaire. Je n’y voyais aucun mal. Je suis d’une timidité impossible et suis très respectueux de nos traditions mais la nudité était pour moi un costume de théâtre. La nudité pouvait ainsi être pour moi très pure. Mais peu de gens percevaient cela. Quand l’acteur est nu, il ne peut s’accrocher à rien : il nous fallait perdre nos tics et nos accessoires et nous faire purement le réceptacle d’un rôle. Visages de femmes a fait un terrible scandale en Afrique ! L’interdiction était absurde puisqu’à sa sortie, le film avait été précédé de tant de films X… Deux Blancs faisant l’amour ne choquait pas, comme dans Hiroshima mon amour. Pourquoi des Noirs ?
Quand j’arrivais dans le village où nous tournions Le Médecin de Gafiré, personne ne voulait me serrer la main ! Les enfants venaient me voir, croyant que j’allais leur guérir leurs plaies… Je suis cependant un des premiers visages que le public a pu voir de façon répétée, dans le roman photo aussi bien que le théâtre et le cinéma. Sans doute était-il ainsi mieux pour moi que Visages de femmes ait mis tant de temps à sortir et ne m’enferme pas dans une image. Et puis le cinéma donne une aura de sérieux que n’avait pas un théâtre de recherche. Même après la sortie du film, on me respectait : on me disait : » Votre métier est difficile. Quelle violence ! » Plutôt que de me rejeter, on m’a pris comme quelqu’un qui aime tellement son métier qu’il peut se permettre des scènes osées. Et cela parce qu’on me connaissait.
Dans Bako, l’autre rive, je jouais un Africain qui ne connaissait pas la ville et qui la découvre, alors que moi, j’avais déjà fait cette démarche et qu’elle m’avait marquée. Je comprenais que la technique pouvait précéder le jeu : c’était comme si j’avais été musicien et que j’avais appris la musique classique avant de revenir au rythme du tam tam qui est en moi pour faire un concert sans fausse note dans un village. Un pas était franchi : je n’étais pas seulement un comédien noir parlant bien français mais aussi un personnage africain jouant dans sa langue. Je pouvais apporter la preuve qu’il était faux qu’un acteur formé en France était perdu, qu’au contraire c’était un enrichissement : l’Occident me donne l’Afrique ! Ce qui en moi est profondément africain s’exprime grâce à ma formation ici.
Il y a encore des cinéastes africains pour se plaindre de l’absence d’acteurs africains. Alors qu’il y a de grands acteurs comme Gérard Essomba en Côte d’Ivoire que le cinéma africain n’utilise pas. Ces cinéastes sont victimes du culte de la personnalité : ils n’aiment pas partager l’affiche avec des vedettes. Un non-professionnel ne sera pas bon pour tous les rôles !
Le cinéma me semblait pouvoir, davantage que le théâtre, intéresser un grand nombre de gens. Le cinéma africain a été marqué par la volonté de faire des films pour le peuple où le vedettariat était exclu. Aujourd’hui, la demande du public s’affirme davantage vers le spectacle. Mon problème était de comprendre le passage de la mise en scène à la réalisation, cette mise en scène que je continue à enseigner dans des stages aujourd’hui et que j’ai tant travaillée avec des esthètes de la scène. C’est sur la base de cette expérience qu’on m’a fait confiance et que j’ai pu réunir 10 millions de francs pour Les Guérisseurs. Et le film a bien marché, aussi bien à Abidjan qu’à Dakar, et a battu Rambo ! C’est un film africain, un conte contemporain reprenant la tradition du conte. Il a été très bien accueilli chez les Anglophones qui lui trouvaient un côté nouvelle vague ; les Italiens l’ont même doublé parce qu’ils y retrouvaient un peu de la folie de Fellini… et les Français ne l’ont pas compris. Il n’arrivaient pas à le faire cadrer dans l’image qu’ils avaient de moi. Le ministère de la Coopération, après l’avoir aidé, ne lui a pas accordé l’aide aux cinématographies peu diffusées et le film n’est pas sorti en France.
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