Éric Koo sin Lin : De la réussite à l’exil

Entretien de Christophe Cassiau-Haurie avec Éric Koo sin Lin

Par MSN entre l'Île Maurice et l'Australie - Décembre 2007.
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Depuis quelques années, bien des bédéistes et caricaturistes ont quitté leur pays pour s’installer en Europe, fuyant souvent les difficultés économiques et le manque de liberté d’expression régnant dans leur pays.
Le cas du Mauricien Éric Koo Sin Lin, qui a émigré en Australie en 2000, est différent. Originaire d’une démocratie dotée d’une économie en meilleur état que celle des autres pays d’Afrique, talent reconnu dans la profession et auteur de BD confirmé, caricaturiste vedette du plus grand journal du pays, directeur artistique d’une agence de communication et rédacteur en chef d’une revue culturelle, Koo Sin Lin n’a pas le profil type des autres migrants. De plus son déménagement vers un pays anglophone, de culture graphique éloignée de l’univers franco-belge, constituait une décision peu habituelle pour ce professionnel francophone et francophile, premier bédéiste du Sud à avoir fait l’école de la bande dessinée d’Angoulême et premier Mauricien à avoir été publié en Europe. Retour sur un itinéraire peu banal…

Comment vous est venue cette passion pour le dessin ?
Je suis né le 10 juillet 1960 à Port-Louis. En 69, je découvre la guerre du Vietnam dans les vieux Paris-Match qui traînent à la maison. Je découpe les planches de Rackham le Rouge publiées dans la Vie Catholique. Cette même année un parent me ramène un exemplaire du journal français Pilote. À la bibliothèque municipale je m’extasie devant le Spirit de Will Eisner, et à celle de l’Alliance Française devant le Spirou de Franquin et le Gil Jourdan de Tillieux., dont je suis d’ailleurs toujours un fervent admirateur. Je vais au cinéma voir des films du genre « Maciste contre Samson ». La séance commençait à neuf heures du matin et on pouvait voir deux films pour la modique somme de cinquante sous. Aussitôt rentré à la maison je retranscrivais tout cela sous forme de bande dessinée !
Je suis boursier à partir de 1970 et rentre au Collège Royal de Port-Louis (1) en 1971. Très vite je préfère les promenades au cimetière de l’Ouest aux études, sauf pour la classe de dessin qui commence à devenir une véritable passion.
Comment alimentiez-vous cette passion ?
À partir de 1974, on pouvait se procurer le journal Spirou et quelques albums de Tillieux au magasin Do-Re-Mi (2), à Port Louis. Cela me donne d’ailleurs l’occasion de participer à mon premier concours puisque j’envoie des planches à Carte Blanche, un concours de BD de Spirou mais sans succès… En 1976, je découvre La mine de l’allemand perdu et Le spectre aux balles d’or de Giraud et Charlier. C’est l’éblouissement, j’en rêvais la nuit ! Le fait de dessiner m’habitait tellement que je me réveillais au milieu de la nuit pour copier les filles de Playboy en veillant à ne pas réveiller mon petit frère qui partageait ma chambre. Bien sûr pendant toutes ces années j’ai aussi lu comme tout le monde les fumeti italiens, Capitaine Miki, Blek le Roc, Tex Willer, Yuma etc.
Des lectures finalement très françaises…
J’ai toujours été passionné par la langue française, j’ai été trois fois deuxième prix de supériorité au concours de l’Alliance Française de Port Louis et je connaissais la grammaire de Claude Augé sur le bout des doigts, mais j’ai beaucoup perdu depuis !

C’est un cas assez classique à Maurice, en fait, seul endroit au monde où le français gagne sur l’anglais.

Oui, c’est exact. Par exemple, en ce qui me concerne, je suis parti à Londres à dix-huit ans où j’ai passé mon premier hiver européen au chaud à la Tate Gallery, au British Museum et à la National Portrait Gallery. Et bien, c’est étonnant, mais la pauvreté et la chaleur de Port-Louis me manquaient, mais aussi Moebius, Reiser, Franquin, Mezières, Sartre, Vian, Montand, Ferré et surtout Brel et Brassens. Alors, un soir de pluie je prends le ferry pour la France et débarque à la gare du Nord. Je me souviens être resté émerveillé devant le premier Tabac Journaux : dans la vitrine, à portée de main, tous les albums de Reiser, Blueberry et tant d’autres, si facile d’accès !
Votre séjour en France va se prolonger…
Je descends d’abord à Lyon chez mon frère qui y étudie la médecine et m’inscris aux Beaux-arts. Je passe le plus clair de mon temps dans les bibliothèques et les librairies. Je découvre Camus, Musil, Joyce, Pavese, Borgès, Basho, Li-po, Pessoa, Cendrars, Munoz et Sampayo et le nouveau roman. Je découvre aussi le cinéma : Godard, Kusturica, Truffaut, Lynch, Cronenberg, Fellini et Greenaway. Je suis ébloui par Le Septième Sceau de Bergman. Et enfin je découvre le jazz. Miles Davis (que je verrai à Nîmes), Wayne Shorter, Keith Jarret, Gil Evans et l’immense Coltrane. En 1982, je suis reçu aux Beaux-arts de Paris, section dessin, mais je n’ai pas les moyens d’y aller. Je voyage un peu partout en Europe du Portugal à la Finlande en passant par la Yougoslavie de l’après Tito.
Est-ce à cette époque que vous commencez à réaliser vos premiers travaux de bande dessinée ?
Je commence à publier quelques planches dans divers fanzines (Les lames vorpales, Runes, Bazar, Nemo) et un mini album expérimental, Notes pour un impossible journal en 1985. Juste avant, en 1984, je fais ma première exposition de dessins à la Galerie Saint André à Lyon. En 1987, je passe mon Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique avec mention en présentant un livre qui mélange texte, illustrations et photographies, intitulé Mixed Media Poem. L’année suivante, je m’inscris à l’atelier de bande dessinée d’Angoulême, dans la même promotion que Claire Wendling, qui avait déjà une incroyable maîtrise du dessin. Avec les gens de l’atelier, on publie le fanzine Numéro. C’est à cette époque que je rencontre Jean Chakir (3), Gérald Gorridge (4) et Frédéric Boilet (5).
C’est le temps de l’initiation, de la découverte, des premières armes et des premiers albums…
C’est surtout le temps des expositions ! J’en enchaîne plusieurs, coup sur coup :
Exposition collective à la Galerie Saint Simon à Angoulême (1989 et 1990), exposition « Jeunes créateurs dans la ville » pour le Bicentenaire de la Révolution à Rochefort. Je suis le seul dessinateur de BD parmi les 35 artistes invités. Je crée une BD en 16 images, chaque image sur un panneau d’affichage Giraudy, le lecteur devant marcher à travers la ville pour pouvoir lire l’histoire. Je remporte d’ailleurs à cette occasion le Prix de l’humour et du romantisme.
En 1990, je participe à un album collectif, Les enfants du Nil chez Delcourt qui regroupe une dizaine des dessinateurs de l’atelier d’Angoulême. Puis, en 1991, de retour à Lyon je travaille comme illustrateur dans une agence de communication. Les deux années qui suivent, je fais le va-et-vient entre Lyon et Port-Louis. Je fais des petits boulots comme illustrateur freelance, je remporte le troisième prix au concours du National Handicraft Centre en 1991, participe à une exposition collective « Art Action » à Rose Hill, la même année et publie quelques pages dans la revue islandaise Gisp ! (6).
En 1993, vous retournez vous établir à Maurice.
Je commence à travailler dans une agence de pub (Adventure Pty Ltd) d’abord comme illustrateur puis comme directeur artistique. Là, je rencontre Jef d’Argent (7) qui y était concepteur, rédacteur. Avec Jef on s’amuse à innover et Adventure devient vite l’agence phare de Maurice. Lassé par le conservatisme des clients, je quitte la pub en 1994 et travaille en free-lance pour diverses agences de publicité et en parallèle, comme illustrateur pour « Le Kid », journal pour les très jeunes (8). C’est là que je fais la connaissance d’Alexandra Schaub (9), aujourd’hui directrice de l’agence Totem.
Quand commencez-vous votre carrière de caricaturiste ?
J’ai été embauché par L’Express (10) en 1996 comme dessinateur politique. Je travaille avec Alexandra sur la maquette du nouveau supplément hebdomadaire Expresso dont je serai le directeur artistique. Cela nous permet d’y incorporer une pleine page couleur de bande dessinée. Celle-ci rencontre un succès immédiat à tel point que les annonceurs réclament la page adjacente pour y placer leurs pubs. Humour par Éric devient la page qu’on lit en premier en ouvrant Expresso. Je jouis d’une grande liberté de ton, parfois le rédacteur en chef ne découvrait la BD qu’après l’impression du journal !

C’est une époque d’une intense activité créatrice puisque vous publiez également « Port Louis, île Maurice
« , un recueil de croquis sur les maisons créoles de votre ville natale.
Je dessinerai au final plus de 250 pages pour Expresso. Certaines seront amèrement critiquées par une partie de la population, d’autres censurées par la rédaction pour ne pas heurter les sensibilités religieuses. Mais je découvre aussi avec une certaine tristesse que c’est surtout la frange « intellectuelle » de la société mauricienne et les touristes qui apprécient mes pages. Un recueil d’une partie de ces planches, intitulé Vive la Patrie ! paraît en 1998 en mille exemplaires. Les planches originales seront exposées au Caudan (11). J’expose également des dessins et peintures à la Galerie du Chien de Plomb, à Port-Louis et fonde l’année suivante avec Jef D’argent, la revue trimestrielle Autopsie.
En quoi le concept de cette revue était-il nouveau à Maurice ?
Autopsie
n’était pas conçu comme un magazine BD, mais plus comme un magazine de graphisme/littérature. La revue, que je finance entièrement, ne comporte qu’une page de pub en quatrième de couverture de façon à assurer notre indépendance. Tirée à 250 exemplaires, Autopsie était disponible par abonnement ou dans certaines librairies. Tous les collaborateurs étaient bénévoles et enthousiastes ! On a eu d’excellentes critiques dans la presse locale. Il y avait dans l’équipe des gens comme Laval NG, Alain Gordon-Gentil, Sedley Richard Assonne, Yves Pitchen, Stephane Benoit, Stefan Hart de Keating et bien d’autres… Le numéro 4 d’Autopsie est sorti après mon départ pour l’Australie. La direction est devenue plus « news magazine » pour toucher un plus large public. Il y a probablement eu des conflits entre divers collaborateurs, je n’ai jamais su ce qui s’était passé réellement.
En parallèle à Autopsie, aviez-vous d’autres activités ?
En fait, j’ai quitté L’Express en 1998, tout en continuant à travailler en freelance pour eux et je suis devenu directeur artistique chez Atoll, une agence de communication. Un retour à mes premiers amours en quelque sorte… Et puis je sors deux ouvrages coup sur coup, un livre pour enfants, L’histoire racontée à mon petit-fils en 1999 et le second recueil tiré de mes planches de L’Expresso, Nous les Mauriciens qui paraît en 2000, tiré à mille exemplaires.
C’est curieux ce livre pour enfant dans votre parcours.
Suite aux émeutes de 1999, Jean Claude de L’Estrac (12) décide d’adapter pour les jeunes un extrait de son livre sur l’origine du peuple mauricien. J’en conçois les illustrations et la maquette et le livre est publié aux éditions Le Cri du Lézard (ma maison d’édition). Tous les exemplaires sont vendus et les profits versés aux organisations s’occupant des victimes des émeutes. On avait envie de réagir et de montrer que Maurice, ce n’était pas le spectacle qu’on nous avait infligé !
Puis, vous décidez de quitter votre pays pour l’Australie…
Je pars pour l’Australie en juin 2000, mais continue ma page hebdomadaire pour Expresso jusqu’en septembre 2001. La rédaction estime à ce moment-là que je suis devenu trop distant de l’actualité mauricienne. De toute façon pour moi ce n’était pas une position moralement tenable, parler de Maurice en étant « confortablement » installé à l’étranger. Je voyage un peu à travers l’Australie et décide de m’installer sur la Gold Coast.
Sans regret ?
Je m’aperçois que les rues n’ont pas d’odeur, la bouffe sans saveur, le bon café rare et les gens ne sifflotent jamais en flânant, les mains dans les poches. Par-dessus le marché, je suis plus ou moins au chômage ! Enfin, en 2004 je me suis séparé de ma compagne et me retrouve seul avec mes deux filles.
Et professionnellement, cela donne quoi ?
Je crée un strip (à l’anglaise) destiné aux journaux, mais sans succès. Je commence à travailler sur le Gold Coast Diary – peut-être une façon de me faire accepter par la ville ou de l’apprivoiser… En 2003 je travaille en freelance pour Sydney’s Child, magazine pour parents. Pendant toutes ces années je continue La Traversée des Océans, sorte de « Graphic Novel » labyrinthique que je reprends constamment et où je me perds. En 2005 NBM (New York) me propose de faire 3 albums érotiques, mais les planches sont vite jugées trop décalées ou trop intellectuelles et le projet n’aboutit pas. Enfin, je commence à sortir la tête de l’eau, en 2006 où je publie The Gold Coast, a visual diary, tiré à 250 exemplaires numérotés et signés, pour lequel je reçois en 2007 le Gold Coast Art and Design Award. Je complète Sketchbook 1984-2004, dessins et textes personnels non destinés à la publication. En 2008 deux expositions de mes dessins sont prévues : en mars à la bibliothèque de Runaway Bay et au mois de mai à la Gold Coast City Art Gallery.
Pourquoi avez-vous choisi de quitter votre pays où vous aviez une situation bien établie ?
J’aimais tellement Maurice qu’à 18 ans, j’en ai fait plusieurs fois le tour à pied. Mais la politique qu’on y pratique et le sérieux des religions m’énervaient. En février 1999, suite à la mort de Kaya (13), les émeutes en ville – suivies de l’attentat de L’amical de Port-Louis, où une femme enceinte fut brûlée vive – la radicalisation religieuse, m’ont fait sérieusement réfléchir à l’avenir de la société mauricienne et aux intentions réelles de nos politiciens. Ce n’est pas dans cet environnement-là que je souhaitais voir évoluer mes enfants. Donc, j’ai pensé à l’avenir de mes filles et je suis parti. Effectivement cela m’a coûté financièrement et peut-être professionnellement… Était-ce pour fuir la réussite ? Pourquoi l’Australie ? Parce que c’est un pays immense et que l’on peut s’y perdre ? Avais-je peur de répéter toujours la même chose ? Au moment de partir, un ami m’a dit qu’il ne comprenait pas ce « suicide » – il m’est extrêmement difficile de répondre à cette question, d’autant plus que l’Australie n’est peut-être qu’une étape… Suis-je au fond un nomade qui ne peut vivre qu’en exil ? À vrai dire cette interview va entamer mon désir d’anonymat !
Avez-vous de nouveaux projets de bande dessinée ?
Je caresse l’espoir de publier à Maurice trois autres albums, qui seraient une suite de Vive la patrie et Nous les Mauriciens. Mais pour le moment je suis un peu trop loin. Évidemment, j’espère aussi pouvoir publier un jour La Traversée des Océans…

(1) L’un des établissements scolaires les plus réputés du pays.
(2) Ce magasin n’existe plus de nos jours.
(3) Jean Chakir faisait parti de l’équipe du journal Pilote.
(4) Gerald Gorridge a publié Les fantômes de Hanoi en 2006 aux éditions Casterman, carnets de route d’un (très) long séjour au Vietnam.
(5) Bédéiste français vivant et travaillant au Japon et qui joue un rôle important dans les relations entre les deux pays en terme de BD. Son site est sur [http://www.boilet.net/]
(6) Gisp ! était publié par Bjarni Hinriksson, l’un des principaux auteurs de BD d’Islande actuellement, qui faisait aussi parti de l’atelier d’Angoulême.
(7) Jef d’Argent dirige l’agence de communication Moklé dans la Nièvre [www.mokle.net]
(8) Journal lancé par Alain Gordon Gentil, écrivain mauricien de renom.
(9) Alexandra Shaub est à l’origine de la série pour enfants Tikoulou.
(10) Avec un tirage moyen de 60 000 exemplaires, L’express est l’un des journaux les plus populaires du pays.
(11) Grande galerie commerciale à ciel ouvert située à Port Louis.
(12) Rédacteur en chef de L’Express.
(13) Kaya, chanteur de reggae mauricien était une des figures de proue de la jeunesse créole désœuvrée et un militant pour la dépénalisation des drogues douces. Sa mort dans les cellules d’une prison suite à une arrestation après un concert provoqua des émeutes intercommunautaires à Maurice.
Depuis décembre 2007 :
Eric Koo Sin Lin et Laval NG ont publié une histoire en 6 planches dans le N°10 de la revue Riveneuve continents (2009) : La nuit du dodogarou.
Il a également illustré le N°5 de la revue mauricienne de poésie Point barre (Octobre 2008).
En octobre 2010, il lance sa propre maison d’édition, Koo-Soames publishing. Celle-ci publie dans la foulée, en novembre, son nouvel ouvrage, une version en couleur de The Gold coast, a visual diary.///Article N° : 10215

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