Cela commence par un panoramique magnifique sur les toits de Charterston (ghetto noir de Nigel) noyés dans le petit matin et dont les fumées des cheminées suivent la même oblique. Cette impression ne nous quittera pas. Ce film est tout sauf carré, froid, objectif. Il n’est pas le reportage qu’attend le spectateur occidental sur l’apartheid et il n’est surtout pas l’éternel conflit entre le diabolique Blanc et le magnifique Noir régulièrement livré par Hollywood à un monde soucieux d’expurger la culpabilité de sa complicité notamment économique avec un régime extrême. Ramadan Suleman a choisi une nouvelle de Njabulo Ndebele pour le premier long métrage à être réalisé par un Noir sud-africain libre de ses choix. Ce n’est pas neutre, tant Ndebele est le théoricien de cette » redécouverte de l’ordinaire » (titre d’un de ses articles célèbres paru en 1986), persuadé que » seul un art de qualité peut contribuer efficacement au réveil de la conscience censurée des opprimés et libérer ainsi leur humanité en instillant en eux la volonté de lutter en vue de parvenir à une vie créatrice « . Ce choix esthétique et politique est celui de partir de soi : accepter l’introspection pour faire ce travail de deuil si dur aux peuples opprimés, enclins par l’Histoire à se vivre davantage victimes que responsables. Cela passe par la transparence : traiter de l’intégration par les Noirs de la violence d’une société d’apartheid plutôt que de se complaire dans le spectacle de l’oppression. C’est le choix de l’avenir : le legs de l’apartheid est lourd et cette violence est encore à l’uvre. Déjà, Imbazo, the Axe (1993), un court métrage de Mickey Madoba Dube vu au Fespaco de 1995, explorait la relation d’un fils à son père membre des commandos d’assassins payés par le régime pour terroriser les ghettos. Fools s’attache lui aussi à la relation d’un instituteur avec un jeune qui pourrait être son fils. Mais qui se trouve être le frère de cette élève qu’il a violée un jour d’égarement, il y a bien longtemps. Et qui revient, comme jadis Ndebele lui-même, lettré et volontaire, du Swaziland où l’élite noire envoyait ses enfants pour les soustraire à l’enseignement au rabais imposé aux Noirs sud-africains. C’est la rencontre difficile entre cet ex-militant anti-apartheid de 55 ans rongé par la vacuité de sa vie et un étudiant activiste exaspéré par ceux qui ne partagent pas son sentiment d’urgence. Dans le miroir-repoussoir que chacun tend à l’autre, ils vont apprendre à se reconnaître. Suleman excelle dans son utilisation des décors, tant les verticales dans les intérieurs que les lignes de fuite des rues du ghetto, pour explorer la tension que partagent les deux hommes et le regard que les femmes portent sur eux. De cette intériorité de gens ordinaires sourd une intense émotion. Et lorsque dans la scène finale, l’instituteur Zamani renonce à se soustraire aux coups de fouet d’un Boer enragé, on pense à l’extraordinaire final expiatoire du Xala d’Ousmane Sembène où El Hadji sut regagner sa puissance et sa dignité en acceptant qu’on le couvre de crachats. Faire le deuil ne va pas sans de nouvelles douleurs. Et demande du courage, comme l’annonce un graffiti sur le mur de la gare : » la seule mort à craindre est la crainte elle-même « . Ce film nous le dit avec simplicité et sans pathos, à l’image de ce fou que Suleman a rajouté au récit pour ponctuer de ses danses et de ses rires cette magnifique introspection.
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