Comédien et metteur en scène guadeloupéen, Gilbert Laumord est directeur artistique de la compagnie Siyaj. Artiste au parcours atypique, il grandit en Afrique, se forme à l’art dramatique au Danemark, travaille en France et fait le choix de revenir au début des années 80 en Guadeloupe, terre natale dans laquelle il ne va cesser de puiser son inspiration. Le créole, la musique et la danse gwoka, la tradition du conteur nourrissent en profondeur le travail de ce comédien qui parle et joue dans plusieurs langues de la Caraïbe (créole, français, anglais, espagnol) et collabore très étroitement avec Cuba. Cette ouverture à la Caraïbe est fondamentale pour Gilbert Laumord qui déplore les effets négatifs du colonialisme sur la psyché antillaise et travaille à revaloriser l’héritage des anciens, le patrimoine culturel créole.
Vous êtes un artiste avec une trajectoire atypique : après des études au Danemark et une expérience professionnelle en France, vous décidez de retourner en Guadeloupe. Qu’est-ce qui motive ce retour au pays natal ?
Pour être précis, lorsque je retourne en Guadeloupe après des études au Danemark, je n’ai jamais eu d’expérience théâtrale en France, ni l’intention d’en avoir, en tout cas certainement pas en ce début des années 80 où ma décision est prise : vivre dans mon pays, la Guadeloupe. Ceci constitue une bonne partie de l’atypisme de ma trajectoire et de ma démarche, si l’on considère que pour la quasi-totalité des Antillais (Martinique, Guadeloupe), faire des études, aller se former, c’est aller en France, principalement à Paris. La quasi-totalité de ceux (les Antillais) qui se destinent à une carrière artistique, surtout les comédiens, vont à Paris et y restent à vie. Pourquoi ce choix de ma part de ne pas faire comme mes collègues ? À bien y réfléchir, maintenant que j’ai pris une distance de presque trente ans, je peux me risquer à une explication : peut-être suis-je animé dès cette époque, d’un certain souffle de résistant. À une certaine époque, sous d’autre latitude et dans un autre contexte, on aurait dit : « maquisard », « résistant ». Chez nous dans la Caraïbe, on aurait plutôt tendance à qualifier cette démarche de « marronnage » ce qui ne me déplaît pas du tout comme définition de mon positionnement. En tout cas, j’affirme que résistance il y a bien eu de ma part. Les commentaires, arguments, conseils en tous genres n’ont pas manqué : « Tu perds ton temps ici, tu végètes. Va à Paris. » J’entendais régulièrement qu’il valait mieux aller à Paris. Faire comme les autres ! Comme les autres, j’aurais la possibilité d’avoir mon agent, mes castings, ma synchro, mes tournages, mes télés. Hé bien moi j’avais mon plato pliyant où lakou molia me considérait comme un membre de la famille. Mon mito où les léwòz me bouleversaient l’âme. Basse-Terre où les lieux de ma naissance et ceux de mes tantes, oncles, cousins, cousines, père et mère me stimulaient et me remplissaient de bien-être. Et aussi Vieux-Fort et les Saintes, surtout Terre de Bas, dont je ressentais l’appel et qui provoquait en moi à la fois un dialogue défiant le temps et l’espace, mais aussi me faisait comprendre à quel point j’aimais, j’aime cette terre ce péyi Gwadloup. Ca y est, le mot est lâché. Ma réponse serait incomplète sans la présence de ce mot : amour. Amour et tendresse pour la terre où je suis né. Un amour que ceux de mes proches qui sont restés au pays ou y ont vécu longtemps ont su me transmettre.
Cette terre, ce péyi Gwadloup alimente votre création artistique. Votre théâtre s’inspire des pratiques rituelles caribéennes, que ce soit la tradition orale, la musique et la danse gwoka, et il accorde une place importante à la langue créole. Quel rôle joue la culture créole dans le processus de création artistique ?
C’est un processus permanent, il ne finit jamais puisqu’il se nourrit de ma fréquentation intense de la Caraïbe. C’est un processus basé sur les rencontres importantes fondatrices, édificatrices que j’effectue tout au long de mon chemin d’être humain, de Caribéen et d’homme de théâtre. Des rencontres avec d’autres êtres humains, parfois avec des hommes de théâtre comme Arthur Lérus, des poètes, des chercheurs, des conteurs comme Hector Poullet et Sylviane Telchid en Guadeloupe, Eugenio Hernandez Espinosa à Cuba. José Exélis en Martinique. Des rencontres avec la religion Yoruba à Cuba. Le léwòz dans les campagnes de Guadeloupe. Rencontre avec certains aspects de la culture de la communauté indienne en Guadeloupe et en Martinique. C’est un processus qui se met en place lors de mes nombreux voyages du nord au sud de la Caraïbe. C’est un processus qui m’amène à observer, à m’informer sur les pays avec lesquels je suis en relation. J’étudie les différents éléments de leur vie culturelle. Ensuite, doté de ce capital d’études, après un temps de cristallisation et de réflexion, je peux le réinjecter dans mon acte théâtral. Lors de mon récent voyage à Cuba, j’ai rencontré Eusebio Léal qui a le titre d’historien de la ville de La Havane. Il venait de recevoir le prix Caliban pour son travail gigantesque de sauvegarde et de réhabilitation de la vieille Havane. C’est en observant sur place l’étendue de son action que j’ai pris la pleine mesure de l’importance de la réappropriation de la culture créole et de la nécessité que constitue l’effort de tous les chercheurs dans tous les domaines afin que cette culture ait une place de choix comme joyau inestimable au patrimoine de l’humanité.
Cuba est une île avec laquelle vous avez de nombreuses attaches, notamment par votre travail avec le metteur en scène cubain Eugenio Hernandez Espinosa. Pourquoi cette rencontre a-t-elle été importante dans votre parcours artistique ?
La rencontre avec Cuba et Eugenio Hernandez Espinosa a été forte, pour moi, très forte, déterminante. Elle m’a conforté si besoin était, dans la certitude que mon choix avait été le bon, qu’il n’était en rien moins respectable que celui de ceux qui avaient choisi d’embrasser une carrière parisienne. Je reprendrai ici les mots d’Eugenio Hernandez Espinosa en disant que nous nous sommes mutuellement alimentés. J’ai appris beaucoup de lui. Comme comédien, comme homme de théâtre et comme caribéen. C’est un homme très intelligent et d’une grande culture. Il m’a donné envie d’en savoir encore plus sur l’histoire de son pays et sur l’identité caribéenne qui nous est commune, nous tous qui sommes de cette région. La première fois que j’ai joué à Cuba, à la Havane, j’ai eu la sensation de vivre un moment important de ma vie de comédien. Je jouais la pièce que j’avais coécrite avec Eugenio Hernandez Espinosa Con el Tiempo
Avec le Temps
. J’avais la sensation euphorisante d’accomplir une série de premières fois : première de la pièce, première fois que je jouais à Cuba, première fois (à ma connaissance) qu’un comédien guadeloupéen jouait à Cuba, en espagnol, pour un public composé en grande partie de professionnels du spectacle. L’accueil du public a été très positif. Des membres de la compagnie Teatro Caribeño m’ont demandé de faire un Master Class, des ateliers. Le spectacle El Venerable écrit et mis en scène par Eugenio Hernandez Espinosa a été joué à Paris et en Dominique sans compter la Martinique et la Guadeloupe.
Vous jouez en français, en espagnol et en créole dans toute la Caraïbe, y compris les îles anglophones. Comment sont reçues vos pièces et la langue constitue-t-elle parfois un obstacle à la réception ?
En Dominique, nous avons joué pour un public composé en grande partie de gens qui parlaient et comprenaient l’espagnol. La pièce a beaucoup plu. Une rencontre a été organisée le surlendemain entre le public, l’auteur et les comédiens. Les réactions du public dans les pays non-francophones sont très intéressantes à observer. Les pays anglophones de la Caraïbe où nous avons été en tournée sont la Dominique, Sainte-Lucie, Grenade et Saint Vincent. Les meilleurs souvenirs que j’ai, en ce qui concerne le rapport avec le public, sont les contacts que nous avons eus avec la Dominique et Sainte-Lucie. Ce sont deux pays créolophones et il est évident et agréable de constater que le créole nous unit. Ces deux pays ont à peu près les mêmes codes, le même imaginaire que nous (Martinique, Guadeloupe.) En Dominique, le public était enchanté. Après le spectacle Con el Tiempo
Avec le temps
, des personnes du public nous ont confié que ce spectacle les avait motivées à faire un travail de réflexion et de mise en valeur de leur propre tradition de conteur et de la tradition orale dans leur pays. En général, dans la Caraïbe nous avons rencontré dans les pays où nous avons été en tournée, un accueil très positif de la part du public et un réel désir de rentrer dans l’univers des spectacles que nous leur proposions sans que la langue ne soit un véritable obstacle à cette réceptivité même dans les pays non créolophones et non francophones. Dans les pays où le créole a été parlé, mais n’est plus pratiqué comme à Grenade où à Trinidad, il y a toujours des personnes pour se souvenir qu’un grand-parent parlait le créole et que ces personnes ont grandi avec la musique de la langue créole à l’oreille et que le grand-parent en question leur a transmis certains éléments de la culture créole dont ils se souviennent encore au fil des années et c’est alors comme souffler sur des braises incandescentes pour réactiver un feu qui semblait s’être endormi depuis des siècles. Dans certains pays de la Caraïbe où nous étions en tournée, les gens étaient touchés de voir une équipe d’artistes de plusieurs endroits de la Caraïbe (Cuba, Guadeloupe, Martinique) unir leurs efforts pour venir proposer leur spectacle à d’autres Caribéens.
La connaissance des langues est-elle selon vous indispensable à l’ouverture à la Caraïbe et à la création artistique ?
Pour moi un créateur guadeloupéen doit être un homme ou une femme qui devrait s’intéresser à ses voisins caribéens et donc qui devrait être en mesure de communiquer avec eux. Il ou elle devrait donc parler couramment les quatre langues de la Caraïbe : français, anglais, espagnol et créole. Aucune formation de haut niveau du créateur guadeloupéen surtout dans le domaine du théâtre ne devrait oublier cet aspect indispensable dans son programme pédagogique. L’ouverture vers les voisins (Haïti, Cuba, Venezuela, Saint-Domingue) me semble indispensable. La confrontation avec l’autre nous fait prendre conscience de nos faiblesses et nous pousse à travailler pour nous améliorer. Le contact avec les voisins caribéens nous aide nous Caribéens à repérer des héros qui nous ressemblent et auxquels nous pouvons nous identifier. Elle nous pousse à être partie prenante de notre histoire et à arrêter d’aller manger les miettes et réclamer les os tombés de la table de l’histoire de l’autre. Rester vigilant et lucide par rapport aux effets nocifs qu’ont eus et continuent d’avoir sur nos esprits d’artistes créateurs le colonialisme et le néo-colonialisme ne devrait pas nous empêcher de faire constamment notre auto critique.
En quoi consiste cette auto-critique ?
Le théâtre comique est le genre le plus pratiqué en Guadeloupe. C’est le genre qui semble le plus bénéficier des faveurs et de l’engouement du public. Cet engouement fait que bien souvent nous baissons la garde au niveau de l’exigence et du niveau qualitatif en ce qui concerne ce genre. Tout en reconnaissant qu’il y a bien des comédiens de grand talent qui s’y adonnent, tout en reconnaissant qu’il faut qu’il y ait toutes sortes de styles de théâtre pratiqués et proposés au public, je pense que ce genre gagnerait à être traité avec plus de rigueur par ses adeptes. Il faudrait se garder de croire que l’usage de la langue créole permet de tomber dans la vulgarité ou la facilité. Le fait de ne pas se confronter avec d’autres pratiquants fait que dans la plupart des cas, il n’y a pas de remise en question, que l’on a tendance à s’endormir sur ses lauriers et que l’on n’avance pas. Eugenio Hernandez Espinosa qui est venu souvent en Guadeloupe pour collaborer artistiquement avec la compagnie Siyaj me faisait remarquer qu’en Guadeloupe il y a beaucoup de comédiens de talent, mais qu’il y a un manque important de metteurs en scène. Je pense que nous devons aussi apprendre à faire notre auto critique et dans certains cas notre mea culpa. Pour mettre la barre plus haut, il faut qu’il y ait sur l’île un centre de formation de haut niveau pour le théâtre. Il faudrait aussi constituer une sorte de Conseil des Anciens qui puissent grâce à leur expérience et leur sagesse faire l’état des lieux du paysage théâtral, faire des analyses des différents savoir faire, des analyses de la production et définir et évaluer ponctuellement où en est la création théâtrale.
Comment se définit la création théâtrale caribéenne contemporaine ?
Le créateur caribéen tel que je le conçois, s’intéresse à ses voisins caribéens. Il est situé à un carrefour géographique et culturel et cela se voit donc dans ses uvres, ses créations. Il a une mine d’or en forme de tradition orale. Les lingots d’or de la mine sont la musique traditionnelle, la danse traditionnelle, l’art du conteur, les formes de lutte traditionnelle pratiquées en Guadeloupe comme le sové vayan, le bènaden, le mayolè et en Martinique le lagya ou danmyé. Cela représente une puissante source d’inspiration pour la création théâtrale caribéenne contemporaine et la possibilité d’intégrer ces éléments dans la pratique de l’art théâtral. J’ai mentionné certains éléments culturels qui concernent la Guadeloupe et la Martinique, cela ne veut pas dire que j’oublie ou que j’exclue les autres pays de la Caraïbe qui chacun selon sa spécificité possède sa propre mine d’or et ses propres lingots et trésors de tradition orale. Les atouts de la création théâtrale caribéenne contemporaine résident précisément dans son caractère pluriculturel. Indien de l’Inde, Amérindien, Africain, Européen, Américain. Pour moi, c’est là que résident la force, la mine où puiser, la source où boire, l’atout par excellence.
Avez-vous des principes qui régissent votre travail de comédien et de metteur en scène ?
Je ne cherche pas à imposer ni à m’imposer de règles. Je pense avoir cependant quelques principes de déprogrammation. Je pense à la programmation qu’ont subi les cerveaux de nos parents et de nos grands parents, programmation qui les conduisait à vouloir nous programmer à leur tour en nous assénant des phrases telles que : Ou ja nwè, ou ja lèd (tu es noir, tu es laid), Gwoka, sé biten a vyé nèg (le gwoka est dépassé), Nèg pa bon, Nèg mové (le nègre est mauvais, méchant). Je pense à la programmation que nous font subir les médias en nous montrant sans cesse une image stéréotypée, tronquée, manipulée de l’homme noir, toujours négative, toujours en échec, toujours défavorable. Sans jamais montrer la main qui l’a amené et cherche à le maintenir là ou elle veut qu’il soit. Je pense alors déprogrammation, mais je pense aussi tout simplement au plaisir que me procurent les sons de la langue créole que je trouve belle. Je pense aux « Seigneurs des mornes » et à tous les personnages de la vie de tous les jours que je trouve beaux dans leurs gestes quotidiens. Je m’ouvre tout simplement. Je déploie mes antennes de réception. J’écoute, j’observe. Et je m’applique ensuite à rendre sensibles ceux qui rentrent dans mon univers de metteur en scène à la beauté, la noblesse, la sagesse contenue dans la riche tradition orale de la Caraïbe. Par tradition orale, j’entends tout ce qui s’est transmis de bouche à oreille de père en fils, de mère en fille, de génération en génération jusqu’à nos jours. Je mets en uvre les moyens qui sont à ma disposition pour que la fierté de tout ce qui fait notre patrimoine culturel, remplace le mépris et la dérision que des siècles de domination ont implantés dans nos esprits par rapport à tout ce qui émane de notre identité, de notre manière d’être, de nos murs et coutumes. Par déprogrammation, je veux dire que je m’emploie dans la mesure de mes moyens à inverser la tendance à l’auto dépréciation qui dans notre région est en vigueur depuis trop longtemps.
La Guadeloupe, septembre, 2008///Article N° : 9348