Joëlle Esso : une enfance africaine

Entretien de Christophe Cassiau-Haurie avec Joëlle Esso

Par MSN entre Paris et Erstein, septembre 2009.
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Les auteures féminines de bandes dessinées originaires d’Afrique sont très rares dans le milieu où la scénariste Marguerite Abouet a longtemps fait figure d’exception.
L’arrivée de Joëlle Esso avec la publication de Petit Joss (1), son premier album, en décembre 2009, est de bon augure d’autant que cette artiste camerounaise, par ailleurs musicienne est à la fois scénariste et dessinatrice. Basé sur ses souvenirs d’enfance, Petit Joss aborde les années post-indépendance au Cameroun, une époque aujourd’hui dénigrée mais sur laquelle, elle n’hésite pas à revenir, bousculant les idées reçues. Récit d’une enfance africaine loin de tout misérabilisme.

Votre premier album est paru en décembre 2009. Quel a été votre parcours jusqu’à la naissance de ce Petit Joss ?
Petit Joss est ma première « vraie » bande dessinée. Auparavant j’ai réalisé une fresque à l’église Béthel de Pierrefitte-sur-Seine (93) en 1999 et illustré six livres pour enfants de 2006 à 2008, dont Tiwa et la Pierre-Miroir (2) de Serge Bilé et Slamophonie, un ouvrage regroupant divers auteurs de slam (3). Parallèlement je suis chanteuse, auteur, compositeur. J’ai sorti un album solo, Mungo !, en 2005 et j’ai signé la BO du film les Saignantes de Jean-Pierre Bekolo Obama la même année et le générique de fin du documentaire Plume de Régis Ghezelbash en 2006. Enfin, j’ai fait l’illustration sonore de la pièce Le Bel Indifférent de Jean Cocteau au Théâtre du Guichet Montparnasse en 2006. J’ai également interprété des chansons de mon prochain album d’Hanibal à Pouchkine à l’Université d’Harvard en 2008. Je suis aussi responsable d’une chorale de gospel en banlieue parisienne et donne des cours de danse pour adultes au centre culturel de ma ville, ainsi que des ateliers de dessin pour enfants.
Vous exercez également une activité dans le domaine de l’édition…
Oui, je suis conseillère éditoriale et artistique aux Éditions Dagan, fondées en 2008 et dirigée par l’historien Dieudonné Gnammankou. C’est une petite structure de cinq personnes spécialisée en littérature, histoire des diasporas et cultures africaines, mondes noirs contemporains et futurs, et diversité culturelle et linguistique.
Comment est né Petit Joss ?
Petit Joss c’est l’école primaire que j’ai fréquentée à Douala dans les années 70. Écœurée par les images misérabilistes d’enfants se rendant à l’école à pied pendant 10 km, sans chaussures etc., généralement proposés par les livres et autres dessins animés, j’ai décidé de raconter simplement la vie scolaire que j’ai connue, en ville. Nous avions des sacs à dos, on nous déposait à l’école en voiture, nous partions en vacances chaque année, bref, je raconte un autre quotidien, bien réel et sans fiction. Je ne nie pas la réalité des enfants qui vont pieds nus à l’école, mais ce n’était pas la mienne. L’album a été tiré à 2000 exemplaires.
Vous êtes également l’auteur du scénario, comment avez-vous travaillé ?
J’ai écrit le scénario en 2008, en deux semaines. J’ai lancé un appel aux anciens élèves de Petit Joss pour avoir quelques anecdotes car je ne voulais rien inventer, volontairement, pour ne pas être accusée d’enjoliver la réalité ou de fantasmer certains faits racontés dans l’album. Par exemple, les vacances en France un an sur deux, en alternance avec la colonie de vacances au centre climatique de Dschang ou l’anecdote du père ayant refusé que ses enfants y aillent en car et qui a affrété un petit avion avec une autre famille. Ou encore, certains enfants faisaient du piano, du violon, de la danse classique, etc. J’ai utilisé des photos de voitures d’époque par exemple, mais pour l’école j’ai préféré rester sur mes souvenirs, quitte à ce que la configuration des bâtiments ne soit pas tout à fait exacte, plutôt que de voir l’école actuelle qui pourrait avoir été agrandie ou la disposition des bâtiments modifiée.
Où puisez-vous votre style ? Quels sont les auteurs qui vous ont inspiré ?
Ayant peu de références de style de BD « typiquement » africaine (même si le Kemsho pointe son nez), je me suis penchée sur le style « franco-belge » pour l’épure des lignes (lignes claires) et les aplats ; Mais aussi sur le manga pour les découpages asymétriques. J’ai essayé de faire un mélange des deux pour trouver une identité propre. J’ai privilégié les couleurs pastel pour l’intérieur et le sépia en page de garde pour souligner le côté « ancien », l’histoire appartenant au passé.
Il m’est difficile de citer des auteurs puisque, à ma connaissance, personne quasiment ne parle de la petite enfance ; je citerais Serge Saint-Michel, l’auteur de Kouakou, qui fut mon professeur de français au lycée d’arts graphiques.
Peu d’éditeurs installés en France se risquent à publier des histoires se déroulant en Afrique mises en image par des auteurs africains, avez-vous une explication à ce vide ?
Probablement la crainte de ne pas pouvoir les vendre, puisque leur stratégie de communication est tournée vers un seul public, qui n’est pas intéressé par la réalité du continent et préfère se contenter des clichés entretenus par certains auteurs. Je suis sûre que certains éditeurs « mainstream » auraient refusé ma BD au prétexte que « c’est invraisemblable », le qualificatif que m’ont donné plusieurs professionnels auxquels j’ai parlé de mon projet. Du vécu « invraisemblable », c’est comique pour les milliers d’élèves qui sont passés par cette école et qui peuvent témoigner !
Pensez-vous qu’il y ait une place pour ce type d’ouvrage ?
Et comment ! Les Afro-Caribéens s’intéressent de plus en plus à leur histoire et ont besoin de modèles positifs pour leurs enfants. Quand j’entends dire que « les Afros n’achètent pas de livres/BD ou ne vont pas au cinéma fait par les leurs » ça me fait bien rire ; racontez-leur des histoires qui les intéressent et vous verrez. On a parfaitement le droit et même le devoir d’être exigeant. Personnellement des histoires de villages avec des cases pointues et des gens qui mangent une fois par jour, je n’achète pas. Les gens ont besoin de s’identifier ; or ceux qui peuvent acheter la culture ne se reconnaissent pas dans cet imaginaire « calebasse » et ceux qui pourraient s’y reconnaître n’y ont pas accès.
À votre avis, pourquoi n’y a-t-il pas plus de femmes africaines auteures de BD ?
Pour moi c’est à cause de la sempiternelle inégalité des sexes. La BD demande énormément de travail. Combien de femmes peuvent s’isoler et travailler 15 heures par jour sur un projet et partir en repérage quelques jours, parfois même à l’étranger ? Cela peut être possible pour une célibataire, mais avec une famille ? Tandis qu’un homme…
Le travail et le parcours de Marguerite Abouet vous ont-ils inspiré ?
Le projet Petit Joss me trottait dans la tête depuis des années, mais en effet Aya m’a beaucoup plu parce qu’elle sort des sempiternels villages. Le bon accueil que cette BD a reçu prouve que le public veut voir autre chose que ce qui est habituellement proposé.
Quels sont vos projets en tant que graphiste ou auteur de BD ?
Je travaille sur le second volume de Petit Joss et j’ai divers projets en tant que graphiste notamment les illustrations d’un ouvrage pédagogique pour des centres d’accueil de loisirs, une série de portraits de personnages historiques, la couverture d’une nouvelle édition du roman historique d’Alexandre Pouchkine « le Nègre de Pierre le Grand » qui devrait paraître aux éditions Dagan dans le courant du second semestre 2010. En tant que musicienne, j’ai deux albums en préparation : l’un sur le Chevalier de Saint-George et l’autre plus traditionnel sur la musique Kotoko du Nord-Cameroun.

(1)Petit JossÉcole urbaine mixte, volume 1, Ed. Dagan, scénario et dessin Joëlle Esso
(2) Tiwa et la Pierre-Miroir de Serge Bilé et Joby Bernabé, Ed. Monde Global
(3)Slamophonie, ouvrage collectif dirigé par Mike Sylla, éditions Sépia.
Depuis septembre 2009 :
Joelle Esso a illustré la couverture du prochain livre de Jeanne Romana, Nanon et moi, le chevalier Saint Georges, chez Dagan éditions. Elle travaille également sur le tome 2 de Petit Joss.
Son deuxième album musical, en hommage à Abraham Hanibal et Pouchkine, a été lancé en octobre 2010.///Article N° : 10241

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