Kinshasa Palace

De Zeka Laplaine

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Fiction ? Documentaire ? C’est peut-être bien cette incertitude, cette tension, qui fait la qualité de ce film sans prétention mais qui donne une grosse envie de débattre et donc d’encourager les autres à le voir ! Pourtant, nous ne faisons que plonger dans la vie d’un homme, Kaze, interprété par le réalisateur lui-même, qui nous parle de sa famille à travers un frère disparu et qu’il se met à rechercher. Scénario banal : il va encore nous jouer le souvenir et la proximité ; on va encore devoir le suivre mais sans aventure à la recherche de l’arche perdue. Et bien non : tout sonne bizarre et pourtant tout est vrai, ou bien rien ne l’est puisqu’on est au cinéma. Ou bien on ne sait plus quel est le vrai du faux. Bref, on se dandine sur sa chaise pendant une heure et demie et c’est finalement tout à fait réjouissant !
Oui, c’est une enquête, plutôt un carnet de bord : on suit le regard de ce réalisateur qui joue avec nous au chat et à la souris, qui évite sans cesse de se montrer à l’écran, qui abuse de la caméra subjective pour nous mettre dedans, qui nous prend régulièrement à partie d’un ton très copain-copain. Alors ce frère, où est-il ? On s’attend à le voir surgir de derrière une paroi de ces maisons gorgées d’humidité du Cambodge où il retrouve sa trace. Max a disparu. Sur un quai de gare, il y a huit ans, laissant femme et enfants. Le mystère à élucider n’est pas le pourquoi du comment, mais où le réalisateur veut nous emmener. Un réalisateur qui brouille volontiers les pistes en jouant sur les noms : Kaze est l’anagramme de Zeka et Max le nom du personnage qu’il interprétait lui-même dans Paris (X,Y), un précédent film où il avait effectivement deux enfants. Max est né en 1960, à l’indépendance. Zeka aussi.
L’histoire familiale nous donne des pistes, en un puzzle finement monté, qui ne dévoile que peu à peu ses pièces. Le père réfugié sans joie à Lisbonne, nostalgique d’un monde fini, le Congo colonial, Kinshasa Palace, le nom d’un vieux cinéma. Le conflit avec le père, avec la nostalgie du père. Les musiques (congolaises mais aussi portugaises) l’évoquent tandis que les photos d’époque en sont empreintes, comme les esprits. Elles dévoilent les membres de la famille qui entrent en jeu à leur tour. Et celle, restée à Kinshasa, que chacun appelle sa mère parce qu’elle les élève tous. Deux mondes qui se sont séparés, qui s’opposent encore, dans des filiations incertaines. On éloigne une enfant pour son bien, pour la protéger des déboires de la grande histoire mais sans régler ceux de la petite, celle du lien familial, celle qui structure les individus.
La caméra explore les peaux, scrute les photos, décèle le pleur qui monte sans s’y attarder. Elle a la discrétion nécessaire mais l’impudeur de l’enquête. Nous sommes impliqués, jamais voyeurs. L’Histoire a trahi le Congo, lynchant Lumumba. Elle a séparé la famille, elle qui avait réuni la Noire et le Blanc. Quand on se marrie, on va s’unir à l’Autre pour en faire son plus proche, et avec lui toute une descendance métissée qui va devoir gérer ces affaires de famille ! Cette famille, c’est un bout de l’Histoire du monde, et notamment de cette Afrique post-coloniale dans toutes ses migrations, dans sa difficulté à se penser ses identités. Il y a de la solitude à la clef, des préférences, des jalousies. Touchante sincérité : on se prend à aimer cette famille qui nous fait toucher du doigt notre propre complexité.
Mais on ne rattrape pas le passé. Le temps emporte tout, comme le tsunami des actualités. Comme la mort. Ou l’absence. Seuls les objets parlent encore, et valent le détour. Une valise, un carnet rouge, un bracelet. Autant de métonymies d’un personnage absent qui en disent plus long qu’une photo, Max, le frère disparu. C’est pourtant elle qu’on montre pour le retrouver. Comme dans Rostov-Luanda, comme dans Doulaye, une saison des pluies, comme pour ceux qui ont perdu un proche dans une catastrophe, dans un 11 septembre, la photo est un avis de recherche, une aiguille dans une botte de foin mais une relation, une occasion de parler et donc une façon de rebondir, de construire un monde autre que la solitude contemporaine. « On s’est rapprochés » : une façon toute simple de dire ce qu’a permis la quête du frère, celui de qui on est le plus proche puisqu’on partage la même enfance, mais qui est aussi un Autre insaisissable, agaçant, énervant, trop proche justement, avec qui on a dû ou on doit encore se battre pour définir son autonomie. Même s’il n’est qu’une image. Mais cette image justement, c’est la crise car elle est contradictoire, dérangeante, conflictuelle.
C’est toute la réussite de ce film que de nous faire percevoir, avec une grande simplicité, une belle retenue, que la manière de filmer sa famille est une façon de regarder le monde. Construit comme un puzzle identitaire sur trois continents, volontairement saccadé comme les images de début et de fin, délibérément flou comme le profil (anthropométrique !) de Zeka Laplaine qui ouvre et ferme le film, Kinshasa Palace se rapproche et s’éloigne à la fois, s’accroche à lui de dos mais n’en montre que les mains ou les pieds. Kinshasa Palace manifeste et revendique un positionnement de cinéaste qui est aussi un positionnement d’homme, d’un certain cinéma de l’entre-deux historique et culturel où le métissage biologique ne signifie pas un métissage culturel mais la quête d’un nouvel imaginaire autonome au-delà des hiérarchies et des condescendances. Non un imaginaire figé mais une quête sans fin. Dédié au père, il ne renie rien de la complexité et de l’ambiguïté du passé, il l’assume au contraire pour dégager la continuité, la filiation qui loin d’en faire une parenthèse pose les marques culturelles et ce faisant ouvre les possibles.
Ce petit film est un grand film.

///Article N° : 6788

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