La Trahison : pour répondre à Bernard Dadié

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Suite au texte de Bernard Dadié,  » La Crise ivoirienne « , récemment publié sur notre site dans les  » correspondances « , voici une réponse de l’écrivain camerounais Patrice Nganang.

J’ai devant moi la photo d’un Ivoirien, prise lors de la marche du 2 Novembre 2002, à Abidjan. C’est un jeune baraqué, d’à peu près mon âge, le torse ouvert et les mains nues, et qui bande ses muscles dans le geste d’un lutteur désespéré, montrant au monde sa poitrine couverte de sueur, les yeux clos et la bouche grandement ouverte sur un cri, un cri qui se perd dans le Cri de ce millier d’Ivoiriens autour de lui, de ces quinze million d’Ivoiriens dont la voix ne parvient plus au monde qu’en la cacophonie d’une guerre civile.
Je n’ai de cesse de regarder la photo de ce jeune homme qui semble me demander incessamment d’écouter sa parole, car au fond, si ce Crieur-ci est le même qui il y a quelques années seulement, avait arraché la victoire de sa voix des mains de la soldatesque de Robert Guei, sonnant le glas pour quelques temps à la tentation de l’imposture militaire en son pays, et surtout, s’il est bien cet Ivoirien qui il y a quelques années encore étonnait l’Afrique par son ronron rassasié et par sa paisible docilité, même devant le mythe asphyxiant du vieillard assoupi Houphouët Boigny, son cri actuel ne peut que dire l’évidence qu’il s’est senti trahi, et c’est vrai :
C’est vrai, car trahi il a été, par la classe politique de son pays, tous des nains idéologiques, qui de Laurent Gbagbo, Henri Konan Bédié, à Alassane Dramane Ouattara, n’a trouvé rien d’autre à lui présenter que des sentimentalismes politiques, que des esquives de langage, que des fuites en avant, et que les emportées d’un nationalisme tardif, réveillé des armoiries de l’histoire coloniale et dépoussiéré avec ferveur et sérieux, vraiment, quarante années après l’indépendance de son pays.
Trahi il a été, par les chefs de la rébellion, qui curieusement ont son âge, Guillaume Soro, Tuo Fozié, Michel Gueu et consort, qui dans leur cavale ne se posent pas la question de la valeur de la vie, qui aujourd’hui ont des centaines de cadavres dans leurs armoires, dans leur palmarès des milliers de blessés et de déplacés, la menace de catastrophe humanitaire dans les régions qu’ils tiennent, sans parler de l’économie plombée de leur pays, et dont la prise des armes, loin dorénavant des cache-caches inoubliables de leurs revendications corporatistes aux premières heures, révèle finalement son visage ministériel, pas différent au fond de tous ces visages de politiques inconscients-là qui ont mené la Côte d’Ivoire et l’Afrique à la catastrophe, en leur réclamation identique et unique de leur part de prébende.
Trahi il a été, par cette étonnante vision de carrière politique qui s’impose à lui, fonde la nouvelle République qui le gouverne, et qui laisse impuni ceux-là, tel un Guillaume Soro, son égal d’âge, à qui sa jeunesse promet aussi le futur de son pays, et dont l’ascension vertigineuse n’est au fond qu’une succession de crimes laissés impunis, en réalité une marche effrénée sur une montagne de cadavres, de ses engagements dans la violence du mouvement estudiantin en 1997, en tant que secrétaire général de la FESCI, en passant par sa position de secrétaire général du MPCI, jusqu’à celle aujourd’hui de ministre d’Etat à la Communication du gouvernement de la Réconciliation.
Trahi il a été, le Crieur, par la complaisance de l’opinion internationale qui regarde des charniers succéder aux charniers dans les villages de son pays, qui voit les multiples fosses communes se tenir en une chaîne maléfique de citation et de renvoi, de Yopougon à Bouaké, qui tarde encore à poser à tous ces politiques Ivoiriens de première et de dernière heure, et qui de Lomé, Marcoussis, Kleber, Accra à Yamoussoukro, déjà plusieurs fois se sont serré la main, ensemble ici et là ont bu du champagne et chanté l’hymne national de leur pays, la question si fondamentale de leur responsabilité ; opinion internationale, disons-le, qui tarde même à les confronter devant les tribunaux internationaux avec la justice si nécessaire à rendre aux victimes, ce socle si fondamental de toute paix civile durable.
Trahi il a été, par la classe intellectuelle de son pays, aujourd’hui, des vieillards comme Bernard Dadié aux plus jeunes peu connus encore, qui emplissent les pages internet de leurs cris, les pages de journaux de leurs hymnes, et activent dans le cœur de leurs voisins les paroles d’un patriotisme dangereux, car fondé en réalité sur l’exclusion de plus de la moitié de la Côte d’Ivoire et sur la classification typificatrice de certains de ses habitants, alors qu’il est grand temps, du sommet de l’intelligence Africaine, du plus profond de tout ce qui en Afrique et dans le monde a été pensé, dit et fait, de marteler les paroles d’un humanisme pur et simple.
Trahi il a été, par l’intelligence africaine qui a démissionné de sa nécessaire responsabilité de critique libre, de sa responsabilité fondamentale d’inventer des visions de possible, et en son pays s’est trop vite ratatinée dans la promesse du ‘gouvernement de professeurs’de Laurent Gbagbo, gouvernement aux ministres docteurs d’Etat de préférence, dont l’œil curieusement n’est pas moins vide de vision, et dont le verbe n’est pas moins suffisant que ceux des divers pouvoirs cleptomanes auxquels ils ont succédé et prétendent se substituer, et dont même la tête curieusement paraît s’être aussitôt vidée d’idées avec la réalité effective de leur pouvoir.
Trahi il a été, par la classe intellectuelle de toute l’Afrique qui le regarde être victime d’un génocide et détourne les yeux, parce que son malheur est aussi ancien que toutes les catastrophes qui en intervalles réguliers et un peu à répétition s’abattent sur le continent ; ou alors qui s’assoit dans son silence prudent, dans ses métaphores judicieuses et dans ses condamnations de salon, avec la bonne conscience d’avoir signé ici et là une ou deux pétitions, en attendant la fin des hostilités pour courir entonner dans le cœur d’Abidjan des hymnes de deuil, sur le lieu même de la centaine d’enterrements, en un déjà évident devoir de mémoire financé, nourri et logé par les institutions des lettres Françaises.
Trahi il a été, par les autorités Françaises, le Crieur d’Abidjan, en premier par le président de la République Française, Jacques Chirac, et son ministre, de Villepin, qui en souriant ont serré la main et ainsi béatifié les politiques-assassins qui de plus en plus peuplent notre continent, Blaise Compaoré, Charles Taylor, etc., dont la responsabilité dans les tueries de Côte d’Ivoire était pourtant déjà établie, tout en isolant le président de la République de Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo, sans se demander si au lieu d’imposer à celui-ci les conditions obscures de cette paix des braves que sont les accords de Marcoussis, ils ne plantaient pas ainsi la racine d’une violence à venir.
Trahi il a été, notre Crieur, pas seulement par les autorités politiques Françaises, mais aussi par les médias de France qui au lieu d’éclairer le monde sur la complexité de la crise ivoirienne, ont très vite choisi leur camp, oui, par ces médias qui, par-delà leurs diverses orientations éditoriales, du Figaro au Monde et à Libération, ont toujours voulu imposer à l’opinion publique internationale que, pour ce qui est de la Côte d’Ivoire, contre le bon sens, vraiment, l’agresseur est un ange, et le diable c’est l’agressé ; ces médias qui n’ont jamais trouvé que des condamnations du bout de lèvres pour les rebelles, même devant la révélation de nouveaux charniers, qui tel RFI, en de nombreux reportages n’ont jamais su qu’angéliser les chefs de guerre, même dans leurs pires mégalomanies, en même temps qu’ils investissaient tout leur vocabulaire et tous leurs artifices pour diaboliser Laurent Gbagbo.
Oui, trahi il a été par les médias internationaux qui, au lieu de laisser porter sa voix dans sa diversité pour l’information de tous sur les causes profondes et les conséquences des errements politiques de la Côte d’Ivoire, ont fait de leurs pages moins que des plate-formes d’information, d’analyse et même d’opinion, de simples parodies des déclarations de la rébellion militaire ; de même, il a été trahi par les médias de chez lui qui très vite ont sombré dans la diatribe haineuse, et parfois, comme sur les pages d’internet, carrément, dans des appels au crime !
Comment pourrait-on être surpris, devant ces multiples trahisons, devant ce lâche abandon, que le Crieur des rues d’Abidjan, qui aura il y a quelques années seulement montré au monde son courage civique et sa ferveur démocratique, ne se laisse pas entraîner finalement, avec la foule autour de lui, par la flûte du premier charmeur de rats dans sa ville, et finalement précipite lui aussi son pays à la paix jadis si proverbiale, dans le toujours inimaginable fond de l’abîme ?

///Article N° : 2879

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