Personnages en poésie (carnet de route)

Print Friendly, PDF & Email

Carnet de route de la romancière, philosophe et poète ivoirienne Tanella Boni à Dakar, lors du festival de poésie qui s’est tenu à la Fondation Senghor fin mars 2003.

J’arrive dans l’une des villes que je connais le mieux après la mienne (s’il m’en reste encore une !) J’étais déjà là le mois dernier. Il y a eu un malentendu, à l’aéroport j’ai attendu deux heures qu’on vienne me chercher (ce qui n’était pas nécessaire) et, dans l’attente, je rencontre un collègue qui arrivait de l’Afrique centrale. Nous avons pris un taxi pour aller à cette auberge bien connue, maintenant rénovée, située au Point E où nous devions faire escale pendant quelques jours. Je suis au premier étage. Là, les bruits divers jusqu’à des heures indues (bar et restaurant, musique le week-end) ont failli me tuer ! Et Dieu seul sait si j’avais besoin d’un peu de repos…
Pour l’instant, c’est la philo qui me prend du temps et nous discutons de problèmes très sérieux où les violences et les droits humains ont une part prépondérante…On le saura très vite, l’ONU nous fait un pied de nez et les plus hautes autorités des USA se moquent bien des discours des philosophes sur la Démocratie et les libertés. Mais il faut pouvoir tenir bon, comme si la vraie politique et l’éthique devaient cheminer toujours ensemble…Nous avons eu le temps de le dire, comme pour nous donner bonne conscience, le temps de dire que le droit c’est aussi, de toute évidence, le droit de tuer !
L’Université Gaston Berger, à Saint-Louis, (loin de la ville, comme il sied, semble-t-il, à une université  » pôle d’excellence « ) nous accueille quelques jours après. Là-bas, c’est le calme plat. Le pont Faidherbe à l’entrée de la ville est toujours aussi magnifique et résistant à toutes sortes d’intempéries, plus d’un siècle après. L’Hôtel de la Poste, notre lieu d’escale, où la chambre de Mermoz est toujours  » réservée « , semble avoir été aussi rénové et les touristes y circulent à flots. Mais nous ne sommes pas des touristes ! Si j’avais eu le choix, je serais allée prendre une chambre du côté de la Langue de Barbarie, (ou ailleurs) en bordure de mer, où il est permis de marcher pieds nus dans le sable et de rêver une seconde (poésie oblige) sous les vents de filao…
De retour à Dakar, la poésie prendra le relais une dizaine de jours plus tard. J’aime l’air de cette ville, surtout en cette période de l’année où, de l’autre côté de la frontière, c’est la canicule. Ici, il est permis de respirer même si la circulation est devenue infernale. La ville s’étend en longueur depuis une dizaine d’années, c’est une presqu’île, je ne l’ai pas oublié, et les voies d’entrée et de sortie sont très peu nombreuses, à moins d’emprunter en 4X4 le sable, en bordure de mer, comme le faisait jadis ce rallye qui, depuis quelque temps, a vu son chemin détourné vers le Nord…
Et ce personnage que l’on ne nomme plus…
Le 26 mars, le festival de poésie s’est ouvert à la Fondation Senghor, située au centre ville, non loin du théâtre Daniel Sorano et l’ombre du grand homme a plané sur les mots cinq jours durant. Dès le premier jour, ses textes furent dits ou déclamés, puis, quelques jours plus tard, le voyage rituel à Joal nous guida au  » royaume d’enfance « , avec, comme halte prévue, un repas au séminaire de Ngasobil. Car Joal est devenu, au Sénégal, la capitale de la poésie. Les poètes qui n’étaient pas encore venus au royaume d’enfance du grand poète furent faits citoyens d’honneur de la ville. Car Joal, petite ville pas comme les autres, ville de diversité culturelle et de cohabitation exemplaire entre chrétiens et musulmans comme l’atteste le cimetière de Fadiouth, se veut hospitalière. Et le rituel d’accueil veut qu’une visite de courtoisie soit d’abord rendue à la maison familiale du Poète-Président. Là, il y a non seulement un véritable musée de la culture sérère, mais aussi, sur les murs de la maison centrale, un aperçu de l’arbre généalogique de l’illustre personnage. Et dans la cour, d’abord cette manière si particulière de souhaiter la bienvenue en présentant, dans une calebasse, le mil, le coton, le sel, le riz et le pain de singe. Chaque élément est un symbole comme pour dire que les Sérères sont des gens heureux qui ont de quoi manger, se vêtir, se protéger, être discrets et recevoir l’autre de passage. Et dire un mot du pont qui relie Joal à Fadiouth. Pouvait-on imaginer meilleure passerelle (en bois) sur cette lagune qui réserve bien des surprises aux visiteurs ? Et ce paysage de mangrove non loin du cimetière. L’étendue d’eau (lagune ou lac, il faudrait savoir) semble disparaître et, l’heure d’après, remplir son lit de nouveau chassant les porcs et autres animaux qui trouvent dans la vase un lieu idéal pour la sieste. L’eau aux huîtres suit le rythme des marées, car les eaux parlent un langage qu’il nous faut décoder…
Et les poètes sont des gens de la parole et du rire, défenseurs de quelques valeurs cardinales. D’autres portraits méritent d’être dessinés à grands traits. Il y eut cette visite tout aussi rituelle que celle effectuée à Joal. Visite d’une école pas comme les autres. Je me rappelle être déjà venue dans ces locaux plus d’une fois et le maître des lieux avait participé à un de nos nombreux colloques en philosophie, il y a six ans. Les murs, paysages, ruelles, arbres, monuments, tout nous parlent le même langage, celui de la paix et de la tolérance, de l’amour, de l’amitié, de la fraternité. C’est le royaume d’un homme orchestre qui signe VEC, poète parmi des savants et d’autres poètes bien connus dont les citations couvrent les murs, les allées, les frontispices. Il dirige cette école, le Cours Sainte Marie de Hann,  » établissement d’éducation à la paix « , de main de maître, lui-même ancien élève de cette école  » aux 52 nationalités « . Selon la tradition, tout visiteur doit observer la minute de silence au Jardin du Mémorial. Puis la fête commence, chatoyante, inoubliable.
D’abord la haie vive des tout petits (2-5 ans) quatre cents enfants chantant  » les poètes avec nous, poésie pour la paix « , près du Parvis de la Dignité de l’Homme et, en chemin, nous croisons la statue du  » Boorom xam-xam « , l’homme du savoir. Puis la paix se chante toujours sous la direction d’une maîtresse d’école, les droits des enfants se chantent aussi. Et nous nous retrouvons au  » Carrefour de la Teranga « , où l’on souhaite la bienvenue aux hôtes, où les plus grands exécutent l’hymne de l’école et un morceau de musique classique (J.S. Bach). C’est à ce moment-là que l’homme qui se cache sous les initiales VEC est adulé par le  » peuple  » des élèves. Et là aussi l’ombre de Senghor plane sur les classes, sur les esprits. La poésie n’est pas occasionnelle, elle fait partie des tranches de vie de chaque élève. C’est de cette manière-là qu’on forme des poètes, car beaucoup d’adolescents ont pris goût à la poésie, ils lisent et écrivent de la poésie…
Et le festival continue avec la découverte de personnages inattendus. Ils étaient parmi nous dès le début et nous ne savions pas comment les nommer. Ils étaient là, le Stiff et l’Ortho, deux Europes qui ne se ressemblent pas. Je les ai trouvés à Gorée à mon arrivée, ils étaient là pour le festival. L’Ortho peut être appelé le  » maître de l’île « , il la connaît dans les moindres recoins, il connaît du monde, les traditions, les artistes. Depuis des années il vient par là, a organisé un événement d’envergure dans cette partie de l’Afrique, dont les traces écrites et filmées existent. Les gens l’aiment bien. Au petit marché de l’île, tout le monde lui demande s’il a la paix. Il vit dans la peau d’un artiste, l’essentiel étant la parole et la manière d’être avec les gens. Il se donne le droit d’acheter son petit déjeuner dans une ruelle de l’île. Le Stiff, lui, arrivait pour la première fois en Afrique au sud du Sahara, souvent habillé en trois pièces cravate, ou quand le soleil est au zénith, en manches de chemise. Il avait bénéficié, vu son rang de très grand poète et de VIP, d’une grande chambre dans une maison donnant sur la grand place de l’île. Par la force des choses, le Stiff et l’Ortho se sont rencontrés dans le même groupe. C’est cela aussi le miracle que peut réaliser la poésie. Chacun avait ses manières de penser et de voir la vie et chacun écrivait et vivait sa poésie.
Et ils étaient là tous les deux, comme le jour et la nuit. Il faut que je te dise merci A.F. de nous avoir passé à table, un soir, pendant qu’ils étaient absents tous les deux, les noms tout trouvés des personnages, noms venus du Québec, sortis de quelques bandes dessinées. Nous avons beaucoup ri ce soir-là. Un événement mémorable s’était passé deux jours auparavant qui a révélé le vrai visage de chacun des personnages et, depuis ce temps, chacun de nous riait dans son coin jusqu’à ce grand rire collectif qui nous permit de les prendre l’un et l’autre tels qu’ils étaient avec leurs différences irréductibles…
Nous avions accompagné le Stiff à cette soirée pas comme les autres, celle au cours de laquelle il devait recevoir le grand prix Léopold Sédar Senghor à la Maison de la Culture Douta Seck. La soirée commença avec un retard notable, elle se prolongea pendant que tout le monde s’inquiétait de rater la dernière chaloupe pour Gorée. On nous déposa, à minuit, à l’embarcadère. Nous avions emporté sous le bras le dîner, le temps de constater, à l’arrivée, qu’il n’y avait plus de chaloupe. Il était une heure du matin. La viande de mouton grillé (dibi) fut déposée sur une table, chacun fut invité à prendre part au festin. L’Ortho vint s’asseoir près du premier paquet de viande et commença à manger, avec les doigts, d’un très bon appétit. Le Stiff refusa de goûter au plat de  » cadavre de mouton  » à une heure si tardive et dans des conditions si peu recommandables. Il tenait toujours à la main droite son trophée… Puis nous nous sommes retrouvés à dix dans une petite barque à moteur où il y avait moins de places assises. Il fallait trouver la bonne posture pour ne pas dégringoler…
La suite de l’histoire nous apprend que nous avons fait la traversée Dakar-Gorée à deux heures du matin, parmi les vagues, la mer noire, sans lumière, sans gilets de sauvetage, en recevant, par intermittences, une douche froide au goût de sel, dans le dos ou sur la tête…A deux reprises, un des organisateurs appela à l’auberge pour savoir si nous étions bien arrivés. La traversée fut longue et silencieuse car aucun de nous n’avait eu la présence d’esprit de rédiger son testament. A. F. tu l’as dit en riant, c’était vraiment de la folie. Tu voulais qu’on passe la nuit à même le sol, à l’embarcadère, et personne ne t’a écouté ! Résultat : à l’arrivée, le Stiff était en nage, les cheveux en brosse, la veste trempée et le trophée toujours à la main. Sans doute le meilleur prix jamais reçu dans sa longue carrière d’illustre poète. Nuit mémorable déjà passée, j’en suis sûre, par les chemins de l’écriture…
Chacun a dû s’accrocher à quelque chose, n’importe quoi, à l’arrivée, pour ne pas tomber dans l’eau. Le Stiff, visiblement outré, rentra très vite dans sa chambre. Pire, l’Ortho, déjà souffrant, était dans les pommes ou presque, il a fallu le transporter jusqu’à notre auberge. Là, il s’est assis pour reprendre ses esprits. Il habitait plus loin, près de l’église, il a fallu le porter à bouts de bras (il faut imaginer sa taille de géant) jusque dans son lit, et il n’y avait aucun moyen d’éviter les marches de l’escalier conduisant au premier étage. On le déposa dans son lit. A.F. lui tapota le ventre. Il sourit et dit comme dans un rêve  » merci mes amis « . C’était bon signe. Il eut le temps de me dire,  » tu viens frapper à ma porte à 7 heures « . Nous devions reprendre la chaloupe à 8h le lendemain. A deux reprises, je suis venue frapper et sonner à sa porte. Rien, pas un bruit… A notre arrivée à Dakar, nous avons donné la nouvelle. Quelqu’un a dû employer d’autres moyens pour savoir s’il était encore vivant. Vers 9h30 on nous annonça qu’il s’était réveillé et qu’il regrettait d’avoir manqué la chaloupe…
Puis le groupe s’est vite disloqué. Le Stiff a repris l’avion peu après, en évitant au maximum de manger les repas proposés pour tous. Il ne se nourrissait plus que d’œufs, au déjeuner et au dîner, sans doute par habitude, une autre histoire qui a fait des vagues et des palabres, provoqué bien des rires que je passe sous silence…Je n’ai rien dit non plus de la fille surprise qui a vu des poètes s’installer à table et est venu raconter en pleine nuit, sous des regards ébahis, sa vie très mouvementée de taularde et de résistante à toutes sortes de mauvais traitements. Elle dit l’avoir écrite, cette vie. Et tous les yeux se tournèrent vers elle de plus belle …Puis elle disparut. L’Ortho nous a quittés pour Saint-Louis en promettant de revenir dans l’île plus tard. Et nous, les derniers survivants, nous avons bien ri pendant une journée ou deux. Quant à moi, j’ai repris ce matin le chemin de la colline de Mame Coumba Castel (déesse de l’île) j’avais rendez-vous avec un autre personnage pas comme les autres, artiste et écologiste, M. D. qui vit avec sa famille sur la colline volcanique qui surplombe la mer, dans les tranchées laissées par les colons au siècle dernier. Au sommet de cette terre sans eau, près du Mémorial de Gorée, il a fait pousser un jardin d’Eden, un jardin aux arbres fruitiers qui montre que le désert peut être vaincu, c’est une question de volonté, pourvu que le politique s’en souvienne et en tienne compte…

///Article N° : 2880

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire