La condition esthétique, mais aussi psycho-socio-économique, des comédiens français noirs, est extrêmement tributaire de la condition générale de l’acteur en France. Les apories nationales découlant des confrontations anachroniques entre les pratiques traditionnelles d’une corporation ancienne et la rationalisation d’une socio-professionnalité récente (1), dans le contexte d’une médiation étatique omniprésente, placent l’acteur dans un « suspens » (2) proche de l’implosion. Il faudrait faire l’inventaire de ce qui perpétue l’état d' »infamie » de l’acteur en France, où l’ostracisme n’est plus religieux, mais s’est reversé dans son statut économique précaire (3).
S’il y a en effet présomption d’une infamie aggravée de l’acteur français quand il est noir, il conviendrait d’abord d’établir ce qui tient de la condition générale de l’acteur, car il y a une condition « française » du comédien.
D’abord, le marché de l’emploi de l’acteur est par nature discriminant et opaque. Comment justifier rationnellement le choix de tel acteur par rapport à tel autre ? Les comédiens savent la part d’ineffable qui préside à leur élection et tous se retrouvent un jour écartés pour des raisons physiognomoniques (4) basiques (trop blonde, pas assez viril, trop gros) pas toujours nommées, mais généralement acceptées.
Cette discrimination morphologique concerne d’abord le cinéma, la télévision et la publicité. On sait aussi que l’industrie du doublage fait rarement doubler les interprètes blancs par des acteurs noirs – dont ici l’apparence ne compte pourtant guère – en raison d’une croyance en un essentialisme vocal.
Au théâtre, l’employabilité repose davantage sur l’appartenance aux familles esthétiques et aux réseaux personnels édifiés notamment lors de la formation initiale ou continue de l’acteur, en qui les qualités de jeu spécifiques à la scène priment. Car avant d’être disqualifié par son apparence, le comédien est reconnu ou non pour sa connaissance de l’habitus de la profession et une qualité d’être qui tient aussi aux valeurs et croyances sous-tendant les pratiques théâtrales. Chez l’acteur, l’adhésion incarnée à l’hexis (5) de sa famille de théâtre transcende largement les délits de morphologie. Si bien que la discrimination commence d’abord avec le déterminisme sociologique, et non racial, qui conditionne l’accès à ces formations et à ces réseaux.
À partir de quand l’argument de la couleur de peau de discriminant devient-il discriminatoire ? En quoi est-il plus scandaleux d’écarter un acteur sur ce motif plutôt que sur celui de son poids ? L’irrationalité apparente qui préside au choix d’un comédien couvre-t-elle un ostracisme qui ne dit pas son nom ? C’est qu’être Noir lorsqu’on est acteur en France, c’est porter plus que soi, plus que son talent et sa vocation, ce serait endosser le rôle de l’Autre, ce serait incarner visiblement le rapport inconscient et inconfortable d’un pays à son passé colonial et esclavagiste.
Les travaux des chercheurs montrent la difficulté de la scène française à admettre l’altérité chromatique et linguistique chez les comédiens, en particulier dans le répertoire classique, où la défiance envers les acteurs noirs serait notoire. L’historienne du théâtre Sylvie Chalaye retrace la genèse d’une sédimentation des imaginaires du Noir dans le regard du public métropolitain. Elle dévoile les occasions manquées (6) de conciliation, et la difficulté de s’émanciper du fantasme racial aujourd’hui encore.
Ainsi le comédien noir serait fatalement instrumentalisé, soit pour entretenir des stéréotypes d’exotisme ou de marginalité, soit comme « lieu » d’universalisme abstrait. On ne peut nier cependant, à la faveur de distributions emblématiques récentes (7), que ce conservatisme français dans la représentation théâtrale se modifie favorablement (8). Aussi semble-t-il pertinent d’analyser cet ostracisme, fut-il spécifique, dans le cadre de la normativité nationale.
Le Théâtre national de Bretagne n’est en aucun cas un théâtre dédié à la création d’un théâtre de langue et de culture bretonnes. La question serait plutôt celle de la place donnée à la périphérie, sur une scène française qui assimile tous ses nationaux dans le culte d’un centre, et où l’altérité est laissée aux propositions internationales. En prenant ici un raccourci, disons qu’il est plus facile à un acteur noir en France, d’imposer une présence perçue comme radicalement « autre », c’est-à-dire africaine, que de proposer une identité métissée à l’intérieur du prisme national. Il y a un marché de l’emploi pour les acteurs africains : peut-être réduit, sans doute insatisfaisant, mais avéré. Il n’y en a pas pour les comédiens antillais, à qui il est reproché une africanité « incomplète », peu « convaincante », voire une peau « trop claire ». C’est dire que l’argument chromatique se déplace. Parmi les acteurs noirs, le cas des acteurs caribéens, citoyens français de longue date, révèle ce jacobinisme normatif. Le comédien antillais, dont l’hybridité identitaire se voit, tandis que le breton peut sans doute la masquer, révèle l’incapacité du « national » à laisser coexister le « local », du centre à considérer la périphérie.
Toutes les esthétiques cohabitent au sein du théâtre public français, mais dans la mesure où elles ne s’opposent pas au textocentrisme (9), ni à un idéalisme linguistique, fondés sur l’académisme de la langue française, pivot absolu. Toutes les initiatives d’altération syntaxique ou lexicale des écritures contemporaines ne font finalement que contribuer à légitimer la référence académique. Il faut rappeler aussi comment après Stanislavski, Meyerhold et Brecht, les expérimentations théâtrales actorales des années 1960 et 1970, furent accueillies largement sur la scène française, qui les a honorées du label d' »avantgarde » (10), mais en n’en fixant finalement que très peu dans ses pratiques majoritaires, si ce n’est en « assimilant » métaphoriquement quelques notions ou concepts et en en faisant des objets de discours. Cette force centrifuge qui, démocratie culturelle oblige, admet la coexistence de quelques forces centripètes majeures, mais finalement « autorisées » par l’institution (10), s’impose à tous, et en particulier à toute velléité de régionalisme.
Le sociologue du théâtre Jean Duvignaud explique dans L’Acteur (11), le rôle joué par les comédiens de l’âge classique, dans la diffusion des normes parisiennes et bourgeoises en province. Dans Monsieur de Pourceaugnac, Molière fait une place inédite aux patois picard et occitan et crée un effet comique en les opposant au beau langage académique. Avant que les langues régionales ne soient balayées dans lédification linguistique d’une nation « une et indivisible » ? la Révolution Française les mettra brièvement à l’honneur. Pour l’esprit universaliste révolutionnaire, réhabiliter les patois, c’est glorifier les valeurs du Peuple par opposition aux valeurs aristocratiques et à la haute-culture de lAncien Régime. Dans l’enthousiasme révolutionnaire, l’idée de fraternité et d’égalité bénéficie aux esclaves. Des personnages noirs apparaissent au théâtre. Le petit-nègre est alors présenté comme un dialecte parmi d’autres (12).
Hormis ces exceptions notables, le théâtre classique français met en uvre l’imposition d’une langue centrale, déconnectée des terroirs, dont la diction unique exclut tout accent. Les acteurs en formation sont encouragés à faire disparaître toute trace de leur origine régionale ou étrangère. La tradition anglaise du jeu est toute autre : les écoles d’art dramatique forment aux accents régionaux anglo-américains (écossais, gallois, Yorkshire, New York, Vieux Sud américain
) et sociaux (Cockney, Received Pronunciation (13)
). Les pages de présentation des comédiens sur les sites internet des écoles et des agents d’acteurs incluent souvent des extraits audio enregistrés de ces
accents, dont la conformité est certifiée par des coaches vocaux.
Les Antilles françaises, « départements français d’Amérique », appartiennent juridiquement à l’espace européen dont elles constituent les territoires dits « ultrapériphériques ». En 2011, à l’occasion de l' »Année des Outremers », Frédéric Mitterrand, ministre de la Culture, a appelé à une meilleure connaissance de ces espaces nationaux et convié à un « décentrement du regard » (13). Les reconfigurations technologiques, culturelles et migratoires entraînent par ailleurs une réévaluation des espaces symboliques. Le concept de « national » est appelé à arbitrer le rapport du « local » au « mondialisé » (14). Ces analyses préconisent des repositionnements stratégiques des Théâtres nationaux européens, sous peine de déconnection définitive avec le public. L’analyse des partis pris esthétiques des jeunes scènes nationales de Martinique et de Guadeloupe peut permettre de mesurer la force d’imposition de la référence nationale absolue (et globalement inconsciente) sur les aspirations locales encouragées et financées (c’est le paradoxe) par le ministère de la culture. Cette expérimentation artistique est un laboratoire inédit parce qu’elle concerne des départements français, où les droits et valeurs républicaines – école en tête – se déploient, mais dans une ultrapériphérie territoriale, aux confins « impurs » de la langue et des peaux.
Les héritiers de Césaire, Édouard Glissant notamment, ont substitué le concept de « créolité » à la « négritude ». La créolité n’est pas le fait de la seule Caraïbe, ou un versant en vogue de la linguistique contemporaine. Elle est aussi un mode d’hybridité, issu de migrations anciennes, qui attesterait de la possibilité du métissage culturel, particulièrement pertinent dans le contexte contemporain d’accroissement des phénomènes migratoires, virtuels ou réels.
La problématique du jeu antillais ne consisterait donc pas en l’exhumation d’un jeu « noir » essentialiste, mais en l’invention d’un jeu hybride,un jeu créole, où les espaces culturels superposés se substitueraient à la question de la couleur. La créolité est une invalidation de la race comme signe. Elle invente un hors lieu dans l’espace français.
Depuis 1968 et les « États généraux de Villeurbanne » (15), le théâtre subventionné a voulu avec acharnement convertir les ouvriers et employés à la jouissance du théâtre. Il a réussi une décentralisation en province et dans les cités. Il a proclamé et endossé sa mission de veille citoyenne. On pourrait s’étonner de ce qu’il n’a jamais inscrit unanimement et clairement la question de la diversité dans ses propres rangs à son programme politique. Plus exactement, alors que la profession a depuis longtemps établi le diagnostic de son atavisme « bourgeois » antirépublicain, elle échoue à faire celui de son uniformité ethnique. Pourquoi ? Le théâtre d’art français, conçu comme un service public, crée grâce à la subvention nationale. Lié aux citoyens par un pacte de représentation, il est extrêmement attaché aux causes humanistes. Il signe régulièrement en faveur des sans-papiers africains, mais a tendance à oublier ses propres nationaux noirs. Plus exactement, il ne les connaît pas. Les metteurs en scène français sont peu familiers des subtilités culturelles qui divisent une communauté noire en réalité très hétérogène.
Jacques Nichet, en 1998, a fait ce travail ethnographique, en distribuant des acteurs noirs présentant une diversité chromatique, culturelle et linguistique, pour interpréter les nègres et mulâtres de La Tragédie du Roi Christophe d’Aimé Césaire. Mais le metteur en scène québécois Denis Marleau, invité à mettre en scène la pièce de José Pliya, Nous étions assis sur le rivage du monde, en 2005, dans une distribution d’acteurs antillais, joué sur la scène nationale de Guadeloupe, à Montréal et à Paris, note : « À Paris, il y a eu aussi ce déni des degrés du métissage des peaux fait par le critique d’un grand quotidien qui a vu sur scène deux personnages sur quatre de couleur blanche
comme si les conflits ne pouvaient se produire qu’entre le Blanc et le Noir et dans une perspective coloniale. Et en France j’ai été plus d’une fois interloqué par ce fossé rempli de préjugés et de méconnaissances vis-à-vis de la réalité antillaise. » (15)
Certes depuis dix ans, les écoles nationales d’art dramatique ont ouvert significativement leurs rangs à la diversité et aux minorités dites visibles. Des metteurs en scènes notoires et en charge institutionnelle (direction de CDN, de théâtres nationaux, programmateurs et directeurs d’acteurs) agissent. Marcel Bozonnet évoque ces actions dans l’entretien publié dans ce même numéro (16). Mais les initiatives de ces metteurs en scène qui travaillent avec des acteurs noirs ou promeuvent des « textes noirs » sont davantage évaluées comme des partis pris esthétiques, liés à la subjectivité des artistes, justifiés par des liens affectifs personnels. Il manque à la cause de la diversité une prise de conscience politique de la profession.
Le théâtre subventionné français, encore sous le choc (17) de la fin des utopies et menacé dans sa condition psycho-socio-économique, échoue ici à rêver collectivement qu’il peut « transformer le monde » et en particulier modifier la perception du corps noir en scène. Tout se passe comme si le théâtre oubliait sa capacité à travailler sur les imaginaires. On se souvient de l’interruption, en 2000, de la 25e cérémonie des Césars par le Collectif Égalité pour dénoncer des écrans de cinéma « trop blancs ». Que n’a-t-il investi la cérémonie des Molières ?
Car dès que l’indifférence est brisée et la pensée libérée, un large consensus se forme : en quoi la couleur de peau peut-elle être limitative au théâtre, cet art de conventions si hostile au réalisme esthétique en France ? Si les effets des multiples initiatives individuelles en faveur de la diversité des interprètes tardent à se manifester, c’est que la communauté du théâtre public ne remet pas en question l’anachronisme du rapport à la représentation théâtrale. Elle retarde l’action collective en se retranchant éventuellement derrière le goût du public.
Mais depuis quand le théâtre public français s’embarrasse-t-il de plaire (18) ? Il n’hésite pas, parfois avec une condescendance pédagogique de bonne foi, à bousculer les spectateurs. Par ailleurs, il fait peut-être erreur en pensant que ce même public ignore la diversité de la société française contemporaine et s’évanouirait d’horreur à la vue d’une Andromaque antillaise ou d’un Oreste subsaharien. Les campagnes d’information institutionnelles, l’action militante des associations, les travaux de la recherche scientifique, accueillis de plus en plus par les musées, les éditeurs, la presse, la radio et la télévision, participent à cette prise de conscience collective. L’époque est favorable à un retournement des modes de perception anciens.
Et c’est bien le rapport à la représentation scénique qui en cause. L’argument du racisme ne tient pas longtemps. On se réfère souvent à la scène théâtrale anglaise qui accueillerait davantage la diversité ethnique dans ses productions (c’est un fait) comme une qualité d’ouverture d’esprit du public anglais et de ses professionnels. S’imagine-t-on une seule seconde que la société britannique est intrinsèquement plus accueillante à l’altérité ethnique que la société française ?
En 2002, le British Arts Council a commandé un rapport sur le racisme dans le théâtre anglais (19). Les conclusions révèlent la ghettoïsation communautaire croissante d’un théâtre noir destiné à la communauté noire. L’avancée majeure de la scène britannique, c’est que les acteurs noirs sont visibles. Leur distribution dans les rôles du répertoire classique, shakespearien notamment, est très courante et n’est plus perçue comme signifiante sur le plan sémiotique (20).
Le théâtre ne manque pas de moyens d’actions symboliques et les acteurs noirs sont maintenant prêts. Ils sont « employables », formés à l’art du jeu, à la normativité des scènes nationales, à son textocentrisme dominant, à son idéalisme linguistique qui ne tolère aucun accent, ni breton, ni marseillais, ni antillais, ni camerounais. Ils doivent savoir aussi que l’époque leur est favorable parce que les progrès accomplis dans la visibilité des comédiens noirs coïncident avec une esthétique du jeu plus subjective. Dans le théâtre d’art, après les décompositions et recompositions successives du « personnage » (21), l’acteur est davantage envisagé dans son individualité profonde et non pour son adéquation à une dramatis persona préexistante et archétypale. Dans ce nouveau contexte esthétique, le genre, le morphotype et l’origine ethnique des interprètes tendent à s’effacer au profit des qualités d’énergie, d’émotion, et de rapport idiolectal à la langue.
Mais annoncer que « acteurs noirs » sont prêts ? c’est peut-être les anticiper la révolution intérieure qui leur reste parfois à accomplir. La force d’imposition de l’exclusion séculaire laisse des traces et beaucoup n’accèdent pas aux moyens de neutraliser une forme d’autocensure inconsciente. L’acteur noir aspirant à jouer sur une scène française doit élaborer une auto-pédagogie (22) spécifique. Plus que tout autre, il est contraint à une nécessaire conscientisation de sa vocation, débarrassée de toute victimisation (23), et à la déconstruction d’une condition imposée par l’Histoire pour la dépasser. Sans cette pédagogie particulière, il peut limiter sa stratégie d’emploi et manquer les opportunités inédites qui se présentent désormais à lui.
Parmi les frustrations les plus notoires, vécues par les acteurs noirs sur la scène française, il y a donc l’exclusion ressentie – et statistiquement avérée – du répertoire classique et en particulier de ses rôles-titres. Dans la mesure où ils en sont exclus, les acteurs et actrices noirs sont dans le désir douloureux des rôles classiques dont l’interprétation constituerait une sorte de consécration. Il faut pourtant rappeler que si le prestige littéraire de ses dramatis personae est indiscutable, leur retour en grâce sur la scène est relativement récent. À la fin du XIXe siècle, dans une Belle Époque qui passe allègrement du mélodrame au vaudeville, les « classiques » sont délaissés, voire oubliés. S’opposant à une industrie du spectacle jugée décadente et mercantile, de jeunes metteurs en scène exhument les pièces classiques comme les outils du renouveau (24) et l’avènement d’un théâtre d’art. La qualité emblématique du rôle classique est donc toute relative.
Pourtant, de Jenny Alpha à Nicole Dogué (25), les actrices antillaises fantasment de jouer la Phèdre racinienne, comme toutes les actrices en général, mais plus encore. Et effectivement, Phèdre n’était-elle pas cette métisse née d’un mortel et de Pasiphaé, la magicienne, fille divine du Soleil et qui, éprise d’un taureau blanc, enfanta l’hybride Minotaure ? Plus encore, Phèdre, c’est un rêve de « clarté », acmé du tropisme classique. Avec Corneille, l' »obscure clarté » (26) scellait l’oxymore qui sépare le foncé du clair. Chez Racine, « clarté » rime avec « pureté ». Et c’est sur ce mot emblématique (27) et auquel l’Histoire moderne donnera un sens tragique, que Phèdre rend son dernier souffle (28):
PHÈDRE
[
]
Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage
Et le Ciel, et l’Époux que ma présence outrage.
Et la Mort à mes yeux dérobant la clarté
Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté.
PANOPE
Elle expire, Seigneur.
THÉSÉE
D’une action si noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire ?! (29)
On sait le tort que le langage fait à la cause « noire ». De la blancheur à la noirceur d’âme, les mots sont piégés et traînent après eux un inconscient moral, où le blanc est bon tandis que le noir symbolise le mal. Et pourtant, l’actrice noire veut dire ces paroles mythiques et expirer en scène d’avoir osé prononcer le mot de « pureté », pressentant peut-être la beauté de cette action si « noire » qui rime avec « mémoire ». Car dans son désir (30) de « clarté », l’actrice noire caribéenne se souvient. Elle se souvient de Frantz Fanon.
Dans une dénonciation de l’assimilation forcée à la culture blanche, ce médecin psychiatre analyse en 1961, le phénomène d’acculturation et d’adhésion totale de l’Antillais à la culture française. Il décrit très finement, dans une approche marxiste et déjà post-colonialiste, l’infrastructure psychique caribéenne, et comment l’Antillais français a substitué un « masque blanc » à sa « peau noire » (31), en incorporant les murs blanches jusqu’à la névrose obsessionnelle du blanchiment culturel et génétique et jusqu’à la haine intériorisée de lui-même.
L’identité culturelle du bourgeois parisien blanc serait donc venue se substituer intégralement aux racines africaines. L’Antillais revendique le patrimoine culturel français comme ce qu’il a acquis moins par un droit du sol ultrapériphérique, que par une adhésion sacrificielle.
L’Antillais aurait collaboré à sa propre aliénation et sa prise de conscience a été tardive. En 1998, une première onde de choc a ébranlé les Antilles au moment de la commémoration des cent cinquante ans de l’abolition de l’esclavage, encore tabou. Si un retour en grâce des origines africaines et une fierté noire sont désormais à l’uvre parmi la population (32), la société antillaise reste construite sur un très ancien désir de blancheur. Elle est sur-consciente d’une diversité chromatique qu’elle nomme dans son quotidien : celui-ci est noir « congo » (qualificatif péjoratif), celle-là est une « chabine » (qualificatif admiratif) à la carnation claire et blonde. Cet habitus s’estompe chez les jeunes adultes d’aujourd’hui, mais leurs parents et grands-parents pensent encore selon ce modèle.
Dans cette optique, on comprend combien la frustration d’un acteur caribéen abordant la scène française, qu’il soit venu des Antilles ou né en métropole, est redoublée. Le même phénomène est observé chez les Caribéens britanniques assimilés aux acteurs africains par la scène anglaise, où la condition des acteurs noirs est aussi conçue comme homogène, c’est-à-dire africaine. Évalué « visiblement » comme noir, alors qu’il se conçoit blanc, héritier d’une citoyenneté française séculaire, renforcée par la part d’idéal républicain à l’uvre dans son octroi même tardif (égalité des races, fraternité, liberté), l’Antillais débarqué en métropole, expérimente une décompensation (33) douloureuse : il est renvoyé à une négritude déniée.
Le psychiatre René-Claude Méria (34) explique que la psyché du comédien repose sur un narcissisme blessé dans la prime enfance. La performance scénique constitue une compensation en ce que le public endosse symboliquement le rôle de la mère dont le regard répare momentanément la blessure narcissique. Appliquons cette hypothèse à l’acteur caribéen : il attendrait une reconnaissance du public-mère métropolitain réparant la carence affective d’avec sa mère antillaise (35) qui l’a élevé comme un blanc. Mais il affronte en retour un double reniement : celui d’une exclusion de la scène et des rôles blancs – ce qui est une mort affective – et celui du retrait symbolique de sa citoyenneté par l’arrachage public de son « masque blanc ». L’acteur antillais, ne pouvant être « visiblement » Blanc, est alors amené à simuler une africanité perdue quelque part dans l’Atlantique, mais qu’il est bien en peine d’éprouver.
Il est symptomatique d’entendre Édouard Montoute déclarer à propos d’Othello, qu’il est alors, par ailleurs, très heureux d’interpréter : « J’irais même plus loin par rapport à Othello : je ne pense pas qu’il faille un Noir je crois qu’il faut un Africain. [
] Lorsqu’on m’a proposé Othello, je n’ai pas refusé, c’était une aubaine pour moi, mais mes cultures sont très éloignées de cela. Je suis un Guyanais de culture banlieusarde. Il ne s’agit pas seulement d’être Noir, ou d’être grimé en Noir, pour jouer Othello : il faut retrouver ce que c’est que d’être Africain. Ce qui différencie Othello des autres, ce n’est pas sa couleur, c’est qu’il est absolument étranger. Othello vient d’ailleurs, moi pas, je suis un Parisien » (36).
Ce que nous pouvons appeler le « syndrome de Phèdre » illustre toute la complexité d’une condition non homogène des acteurs noirs dans laquelle l’acteur caribéen est un paradigme des contradictions identitaires. Loin d’être anecdotique, ce « syndrome » est un exemple d’autocensure. Sa résolution peut permettre à l’acteur d’apaiser le rapport à sa propre employabilité. En attendant un accès banalisé aux rôles classiques, souvre alors l’horizon décomplexé de tous les autres rôles modernes et contemporains que le théâtre offre aux interprètes de toute peau.
1- Le dernier avatar en est l’instauration du Diplôme national supérieur professionnel du comédien, établi par décret en Février 2008.
2- Nous empruntons l’expression à Emmanuel Wallon, in Christian Biet & Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard, Folio Essais, 2006, postface « Le théâtre en ses dehors », p. 954.
3- Voir Christine Farenc, Penser l’acteur français contemporain – hypothèses pour une pédagogie, thèse de doctorat en cours de rédaction, Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, dir. J-P. Ryngaert, 2012.
4- Relatif à l’étude du tempérament et du caractère d’une personne à partir de la forme, des traits et des expressions du visage.
5- Notion aristotélicienne souvent traduite en français par « habitus », notion largement conceptualisée par la philosophie, l’anthropologie et la sociologie, désignant l’ensemble des réactions émotionnelles, attitudes, perceptions et techniques du corps en usage dans un groupe social spécifique, à un époque donnée.
6- À racisme comparable et initiatives égales d’intégrer le personnage noir dans leurs répertoires nationaux, la scène anglaise a bénéficié de deux hommes providentiels : Shakespeare et son Othello, et le comédien noir-américain Ira Aldridge, tandis que la France a mis un siècle de plus à accueillir un acteur noir sur une scène nationale ? : le soudanais Habib Benglia dans les années vingt et le métisse martiniquais Georges Aminel, entré à la Comédie Française en 1968.
7- Ainsi Léonie Simaga, jeune actrice métisse de mère bretonne et de père malien, sociétaire de la Comédie-Française depuis 2010, entrée en 2005, a interprété Chimène, Penthésilée et Hermione, du Cid de Corneille, de Penthésilée de Von Kleist, et d’Andromaque de Racine, au cours des saisons 2008, 2009 et 2010.
8- En revanche le cinéma et la télévision, plus mimétiques, évoluent peu.
9- Pratique théâtrale centrée sur le texte, sa profération, par opposition à un théâtre basé sur le corps, le mouvement, etc.
10- Ainsi le Théâtre du Soleil, constitué très essentiellement d’acteurs internationaux.
11- Jean Duvignaud, L’Acteur, L’Archipel, Paris, 1993.
12- Ce que montre Sylvie Chalaye, in Du Noir au nègre : l’image du Noir au théâtre de Marguerite de Navarre à Jean Genet (1550-1960), coll. « Images plurielles », L’Harmattan, Paris, 1998, p. 122-123 : « [
] le théâtre révolutionnaire s’attache à représenter l’union du Noir et du Blanc, que ce soit par des couples d’amoureux, Othello et Heldémone, Zabi et Babet, Zago et Louise en nivelant les différences sociales entre les Noirs et Les Blancs. Qu’il s’agisse d’Antoine, de Zabi, d’Aga ou de Zago, ces nègres apparaissent comme des hommes du peuple ; Zahi fait sa cour à Babet avec la gaucherie d’un valet de comédie, Zago séduit Louise à la manière d’Arlequin. De plus, si Antoine, Zabi ou Zago parlent petit-nègre, leurs partenaires blancs ont un langage très populaire et le petit-nègre apparaît alors comme un simple particularisme régional, un patois comme un autre. Dans Le Nègre aubergiste, la scène d’exposition est assumée par les deux serviteurs dont la conversation trahit une origine populaire très marquée. Leurs répliques multiplient les ellipses et les tournures asyntaxiques : « Le v’là qu’arrive », « not’bon monsieur Antoine ». « queu dommage »… De toute évidence, cette première scène prépare l’oreille du spectateur qui ne pourra que relativiser en entendant, à la scène suivante, Antoine massacrer la langue française. Finalement, le baragouin des domestiques blanc n’a rien à envier au petit-nègre ! »
13- Anglais académique.
14- Des études très complètes, souvent anglo-saxonnes, montrent la réévaluation du concept de
national et les stratégies des Théâtres nationaux européens, contraints à un repositionnement. Voir en particulier : National theatres in a changing Europe, ed. by S. E. Wilmer, Palgrave – Macmillan – studies in international performance, 2008.
15-Entretien de Stéphanie Bérard avec Denis Marleau, article « Vers une autre Amérique », in Émergence Caraïbe(s), op. cit. : [article 937].
16- Article « Chocolat, clown nègre » – Entretien avec Marcel Bozonnet.
17- Robert Abirached parle de mélancolie in Le Théâtre et le Prince, op. cit. p. 20 : « Certes les objectifs les moins raisonnables n’ont pas été atteints (convertir la classe ouvrière au théâtre, faire sauter les verrous où s’enferme la culture dite cultivée), mais des secteurs entiers de la géographie théâtrale ont été réaménagés de fond en comble, des comportements nouveaux ont été irrésistiblement créés et chaque crise du théâtre public a amené jusqu’ici des réactions revigorantes. Comment se défendre, pourtant, d’un sentiment de mélancolie, pour ne pas dire d’insatisfaction, comme si ce progrès n’avait concerné rien d’essentiel et qu’une chape insupportable s’était reformée au-dessus du monde de l’art et de la culture ? [
] »
18- Dans le théâtre public à qui l’Etat garantit une certaine autonomie financière désajustée du succès commercial, « déplaire » a pu même représenter à certaines époques récentes un argument de qualité d’un spectacle.
19- Voir le rapport Eclipse report : developing strategies to combat racism in theatre, issu des actes du colloque de Mai 2002 : [ici].
20- « Lorsqu’on demande à [la metteuse en scène britannique]Deborah Warner pourquoi elle a choisi d’introduire tel ou tel acteur noir dans sa distribution, elle répond que la question ne mérite pas d’être posée », Valérie Goma, article « Jean-Louis Martinelli : des acteurs qui contraignent à une autre écoute », in Revue Théâtre/Public, 1er trim. 2004, Ombres de la rampe – les comédiens noirs de la scène française, p 70.
21- Voir à ce sujet Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le Personnage théâtral contemporain ? : décomposition, recomposition, Éd. Théâtrales, Paris, 2006.
22- Compte-tenu d’un enseignement apparemment désarmé devant la spécificité de la condition noire sur le marché de l’emploi en France. Voir le documentaire d’Alice Diop, La Mort de Danton, 2011, primé au Festival du cinéma du réel du Centre National d’art et de culture Georges Pompidou en 2011.
23- Nous reprenons ici la proposition de Lilian Thuram, interrogé par le magazine Culture de la chaîne France 24 en décembre 2011, à propos de l’exposition Exhibitions : L’invention du sauvage du musée du quai Branly, dont il est co-commissaire avec Pascal Blanchard : « Je ne suis pas victime pas plus que mes concitoyens ne sont coupables. En revanche, il y a une Histoire qu’il faut comprendre pour l’expliquer et analyser comment ces erreurs ont été commises ».
24- C’est-ce que stipule le Manifeste pour le renouveau dramatique de Jacques Copeau en 1913.
25- Voir les articles « Jenny Alpha, mémoire du Paris noir » et « Nicole Dogué : jouer avec sa différence », entretien avec Sylvie Chalaye, in Revue Théâtre/Public, 1er trim. 2004, Ombres de la rampe – les comédiens noirs de la scène française, p. 38.
26- Ref : qui tombe des étoiles.
27- On connaît l’entreprise de purification de la langue française qu’opère Racine en restreignant son champ lexical à deux mille mots, là où Shakespeare en utilise trente mille.
28- Dans la tirade d’aveu de son forfait à Thésée.
29- Jean Racine, Phèdre, Acte V, scène VII.
30- Ici l’étymologie du désir, du latin de-siderare, littéralement le manque (de-) de l’étoile (sidereus : la constellation) jadis contemplée, s’incarne parfaitement.
31- Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, Paris, 1952.
32- Initiés davantage par le mouvement noir américain que par la « négritude » de Césaire.
33- Terme de psychopathologie désignant la rupture de l’équilibre physiologique due à la faillite
des mécanismes de compensation qui empêchaient l’apparition de troubles fonctionnels ou métaboliques.
34- René-Claude Méria, La Psychologie des comédiens, analyse clinique et psychopathologique, Éditions connaissances et savoirs, 2005.
35- On analyse la destructuration des familles antillaises et la prévalence historique de la monoparentalité maternelle comme une des conséquences de l’esclavage.
36- Article « Edouard Montoute : pourquoi Othello et pas Richard III » in Revue Théâtre/Public,1er trim. 2004, Ombres de la rampe – les comédiens noirs de la scène française, p. 343.///Article N° : 11632