L’Afrique, sanctuaire de la musique sans fric

Print Friendly, PDF & Email

Le mélomane retrouve au Masa son bonheur, tout ce qui semble désuet, oublié dans les sociétés « surdéveloppées » : le simple plaisir de chanter et de jouer, sans artifices, bien au-delà du projet initial d’une manifestation qui prétendait « adapter » les musiques africaines à l’économie de marché.

On ne peut parler de la musique au Masa sans dire d’abord qu’elle y est vraiment omniprésente. Sans elle, pas de danse bien sûr, mais la spécificité du théâtre africain est aussi d’être rarement capable de s’exprimer sans musique. Ceux qui le regrettent n’ont rien compris à cette obsession quotidienne qui distingue le mieux la civilisation africaine de toutes les autres : sa passion mélomaniaque. Le silence est considéré ici comme une infirmité, et un proverbe malinké l’affirme : « chez nous seul le poisson ne chante pas » – ce qui reste d’ailleurs à vérifier!
Plusieurs chanteuses encore peu connues à l’extérieur ont prouvé une fois de plus la pérennité et la modernité des voix féminines – de plus en plus franchement féministes – de la musique mandingue. Ainsi Oumou Soumaré, d’origine Bambara et Songhaï, fille du fameux saxophoniste de Gao Ibrahim Soumaré, milite passionnément contre le mariage forcé et le machisme au quotidien. On peut lui souhaiter le même succès qu’à ses compatriotes Oumou Sangaré et Rokya Traoré même si elle n’a pas encore trouvé le juste équilibre entre les sons acoustiques et électriques.
Autre valeur montante de la jeune génération mandingue, le trio féminin d’Abidjan « Les Gos du Koteba », qui vient de sortir un premier album réjouissant : leur sens très communicatif de la scène, leurs chansons en forme de sketches humoristiques doivent évidemment beaucoup à leur mentor, le dramaturge guinéen Souleymane Koly. Dans un registre plus traditionnel, Mawa Traoré, puissante cantatrice de style griotique, a fait sensation avec son choeur imposant, reconstituant sur la place du « Village du Masa » la folle ambiance de la « journée des femmes » qui marque l’apogée des fêtes de mariage.
Le groupe sénégalais Penc, au répertoire résolument multi-ethnique, revendique clairement l’appartenance de ce pays, entre autres, à la zone d’influence mandingue, ce qui le distingue nettement de la plupart de ses concurrents. La kora malinké y fait très bon ménage avec la flûte peule et le luth xalam des Wolof, considéré avec son cousin le ngoni comme l’ancêtre du banjo afro-américain. Le chanteur-koraïste Keba Drame ne mâche pas ses mots : « Le succès mondial de Youssou N’Dour a occulté la diversité de la musique sénégalaise, au point qu’elle se résume pour beaucoup au seul « mbalax », qui n’est pourtant que la musique des Wolof, de plus en plus occidentalisée. Nous, nous voulons jouer une musique qui englobe les instruments, les langues et les rythmes de tous les Sénégalais. » On pourra objecter que Penc n’est pas pionnier en la matière : les Saint-Louisiens de Xalam, les Casamançais de Touré Kounda ou le chanteur Toucouleur Baaba Maal, entre autres, ont toujours mis en pratique cet éclectisme.
C’est aussi le cas du merveilleux orchestre nigérien Mamar Kassey, à dominante peul et songhaï, qui a su renouveler au Masa sa performance éblouissante de l’an dernier à la Cité de la Musique de Paris, où son génial flûtiste Yacouba Moumouni avait renouvelé le répertoire avec son homologue afro-américain James Newton. Prolongeant le travail expérimental en profondeur du Centre de recherches musicales de Niamey (hélas fermé aujourd’hui faute de moyens), Mamar Kassey est aujourd’hui l’un des meilleurs ensembles « néo-traditionnels » de l’Afrique de l’Ouest.
A peine écrite, cette expression à la fois paradoxale et tautologique oblige à la réflexion.
Après tout, presque tous les groupes entendus au Masa – et aujourd’hui presque partout en Afrique – peuvent revendiquer cette appellation, dans la mesure où ils utilisent des instruments, des formules mélodiques et rythmiques, des techniques vocales originales issues de la tradition. Mais une musique ne peut être considérée comme « traditionnelle » (sans oublier que la tradition est toujours évolutive, même dans le village le plus éloigné du « goudron ») que si elle est pratiquée et écoutée dans son contexte originel. Ce qui ne peut évidemment être le cas dans un cadre aussi « dépaysé » que celui du Masa…
Il y a un contresens absolu qui consiste à considérer par principe comme « traditionnel », voire nostalgique ou passéiste, toute musique qui utilise des instruments africains. Cela revient à accepter l’idée monstrueuse que le génie organologique des musiciens africains – qui ont développé au cours des siècles l’instrumentarium le plus raffiné et le plus riche du monde – serait brutalement devenu archaïque, désuet ou même inférieur à celui des autres, du seul fait de la colonisation et d’une fausse mondialisation qui laisse leur continent au bord de la route d’un prétendu progrès déterminé ailleurs…
On assiste alors à des réactions scandaleuses de la part du public africain – comme les quolibets qui ont malheureusement écourté l’un des meilleurs concerts de ce Masa, celui de l’extraordinaire ensemble Yange Yange Arts de Tanzanie.
La semi-nudité des artistes y était sans doute pour quelque chose. Chaque fois que des musiciens arborent une tenue qui évoque obscurément à certains la « sauvagerie » présumée de leurs propres ancêtres, une partie du public (les « grotos » ivoiriens, pour ne pas les nommer) se libère de ses complexes absurdes par des manifestations déplacées. Déjà, au précédent Masa, l’accueil réservé par les commères du quartier aux prodigieux chanteurs pygmées Aka avait été un modèle de muflerie raciste, relayée par un éditorial incroyable du quotidien « Le Jour », qui expliquait en substance que les musiciens « de la brousse » n’ont rien à faire dans un festival aussi distingué que le Masa !
Les musiciens de Yange Yange Arts appartiennent au peuple Wagogo dont les cithares, harpes et sanzas sont parmi les plus beaux instruments de l’Afrique orientale, sans parler de leur polyphonie vocale, qui est vraiment bouleversante. On leur souhaite de connaître le même succès que leur confrère Hukwe Zawoze, dont les CDs produits par Peter Gabriel et par la Maison des Cultures du Monde ont été abondamment primés.
« Néo-traditionnel » : rien n’exprime mieux l’ambiguïté de ce concept que les concerts de Yela-Wa (Congo-Brazza) et de Korongo Jam (Cameroun), dont les sons magiques devraient être plutôt qualifiés de « world music écologique », tant leur organisation semble aussi éloignée des pratiques ancestrales que d’une modernité revendiquée… Rien d’évident, de linéaire, de déjà entendu dans cette libre exploration des vibrations infiniment diverses tirées de matériaux naturels, animaux ou végétaux. A l’évidence, ces artistes sont liés par l’amitié et l’amour de la musique plus que par l’origine « ethnique ». Leurs musiques de bois, de cornes, de peaux, de voix sont vraiment contemporaines, quoiqu’aux antipodes de ce qu’on a l’habitude de désigner par ce terme…
Plus conforme à ce que l’on attend a priori de musiciens camerounais – une virtuosité depuis longtemps reconnue sur la scène mondiale du jazz et de la « dance music » – Macase n’a ni déçu ni surpris, moins étonné en tout cas que les Béninois « Frères de Sang », qui après Danialou Sagbohan et Stan Tohon, sont venus démontrer au Masa que les rythmes du Vodun ont encore beaucoup à nous apprendre, malgré tout ce que l’on croit en connaître par leur influence décisive dans les musiques afro-américaines.
Ces rythmes ténébreux et vertigineux du Golfe du Bénin expliquent à eux seuls le triomphe du Nigérian Lagbaja, bien mieux que son éternel numéro (d’ailleurs très réussi) du concombre masqué ou du strip-tease de la momie sans visage. Au-delà de son exhibition/inhibition grand-guignolesque, inspirée à tort et à travers de la sortie des « egungun », ces masques de revenants communs aux Fon et aux Yoruba, il faut bien reconnaître que ce médiocre chanteur, saxophoniste très limité, n’est pas pour autant un sous-Fela. Car comme ce dernier, c’est un remarquable chef d’orchestre et d’un point de vue strictement musical, il innove vraiment par une synthèse parfaitement réussie des principaux styles urbains de Lagos : afrobeat, apala, fuji, highlife, juju, tout est là.
La tension est extrême, et comme chantait Brel, il faudrait avoir deux jambes de bois, etc.
Même constat pour la prestation sans surprise mais délectable du Rumbanella Band de RDC, digne de l’inoubliable récital de Wendo Kolosoy deux ans plus tôt : la vieille rumba de Kinshasa n’a pas encore épuisé ses sortilèges !
D’autres bonnes surprises sont venues (en l’absence des Sud-africains, qui ont collectivement boycotté la Côte d’Ivoire) de l’Afrique Orientale et de l’Océan Indien.
Le Trio Lakomenza représentait l’évolution actuelle des « azmaris », les bardes éthiopiens toujours accompagnés de l’ancestrale lyre « krar » mais aussi, de plus en plus souvent, de guitares et de basses électriques et d’une batterie. L’Égypte voisine avait délégué les magnifiques Tambours de Nubie, dont le stupéfiant danseur s’exprime dans le style des derviches tourneurs soufis. Djibouti, point minuscule sur la carte de l’Afrique, a pourtant réussi à nous étonner par la sincérité et la grâce communicative d’Abayazid…
Passons sur la prestation « touristique » des Mauritiens de Cassiya, qui semblent avoir tout oublié du magnifique « sega » de leurs ancêtres, et devraient tant qu’à faire s’inspirer du « salegy » tout aussi moderniste mais tellement plus tonique de leurs voisins malgaches du groupe Lego ! La Grande Ile, à côté de ses fantastiques ballets, présentait aussi le merveilleux ensemble de polyphonie vocale Vilon’Androy – exemplaire de cette musique austère et raffinée qui continue d’enchanter le sud du pays.
J’ai malheureusement manqué le concert de Pierre Akendengue, mais à l’écoute de son dernier CD je comprends l’unanimité qui s’est faite une fois de plus autour de cet immense troubadour, qui aura eu la dignité de fêter ses trente ans de carrière par une minute de silence dédiée aux victimes des pogroms abidjanais.
A part lui, la chanson « en v.f. » était la grande absente de ce Masa, ce qui est quand même dommage dans une manifestation qui se voulait à l’origine comme une grande messe des artistes de la « francophonie fraternelle ». Avec ses vers de mirliton, le Camerounais Ottou Marcellin faisait bien piètre figure comparé à ses compatriotes Cyril Effala et Donny Elwood, révélations des précédentes éditions.
Heureusement, il y avait aussi les Ivoiriens. Depuis sa précédente édition, le Masa s’est en quelque sorte dédoublé : deux évènements co-existent sans presque se croiser. Il y a d’une part une grande rencontre panafricaine, et de l’autre un évènement national où des centaines d’artistes locaux se dépensent pour exprimer leur talent, tous les deux ans.
Cette biennale devrait être pour eux l’occasion idéale de s’exporter. Il n’en est rien, car pour un journaliste ou producteur étranger, il est physiquement impossible d’assister en une semaine à un grand festival panafricain « officiel » et à tous ces spectacles souvent très intéressants que présentent (de mieux en mieux) les artistes ivoiriens. La seule solution, si la Côte d’Ivoire veut faire bénéficier ses propres artistes de l’évènement, c’est d’en réduire la programmation ou de l’étaler sur deux ou trois semaines.
La concentration de tous les spectacles « officiels » au nouveau Palais de la Culture de Treichville a été un grand progrès : finie la course au bus ou au taxi pour courir d’une salle à l’autre, et la scène en plein air du « Village Masa » facilite le plaisir de découvrir des centaines de musiciens (pourquoi pas aussi, demain, les acteurs, les danseurs ?) exclus du programme officiel. La journée organisée par le label Showbiz, où défilent une trentaine des meilleurs groupes locaux, est aussi une belle expérience, et on se demande bien pourquoi le concurrent Jat-Music (ex-EMI-Afrique) ne relève pas le défi !
Cette édition 2001, quoique bien organisée, laisse encore un goût d’inachevé. Toutes les conditions semblent désormais réunies pour en faire le meilleur festival jamais organisé en Afrique. Peut-être ne manque-t-il à ses organisateurs que la conscience du fait que nous sommes de plus en plus nombreux à partager ce rêve…

///Article N° : 1950

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire