» L’asphyxie des langues africaines serait la descente aux enfers « 

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Quand l’un des plus grands historiens africains s’exprime sur les langues nationales, il n’a pas la langue dans sa poche. Extraits de A quand l’Afrique ? entretien avec René Holenstein, livre édité solidairement et dont les prix de vente sont adaptés au pouvoir d’achat de chaque pays (cf Africultures 56).

Pages 8-9
C’est par son « être » que l’Afrique pourra vraiment accéder à l’avoir. À un avoir authentique ; pas à un avoir de l’aumône, de la mendicité. Il s’agit du problème de l’identité et du rôle à jouer dans le monde. Sans identité, nous sommes un objet de l’histoire, un instrument utilisé par les autres : un ustensile. Et l’identité, c’est le rôle assumé ; c’est comme dans une pièce de théâtre où chacun est nanti d’un rôle à jouer. Dans l’identité, la langue compte beaucoup. Le siècle qui a commencé verra-t-il le dépérissement des langues africaines ? La lente asphyxie des langues africaines serait dramatique, ce serait la descente aux enfers pour l’identité africaine. Car les Africains ne peuvent pas se contenter des éléments culturels qui leur viennent de l’extérieur. Par les objets manufacturés qui nous viennent des pays industrialisés du Nord, par ce qu’ils portent de charge culturelle, nous sommes forgés, moulés, formés et transformés. Alors que nous envoyons dans le Nord des objets qui n’ont aucun message culturel à apporter à nos partenaires. L’échange culturel est beaucoup plus inégal que l’échange des biens matériels. Tout ce qui est valeur ajoutée est vecteur de culture. Quand vous utilisez ces biens, vous entrez dans la culture de celui qui les a produits. Nous sommes transformés par les habits européens que nous portons, par le ciment avec lequel nous construisons nos maisons, par les ordinateurs que nous recevons. Tout cela nous moule, alors que nous envoyons dans les pays du Nord le coton, le café ou le cacao brut qui ne contiennent pas de valeur ajoutée spécifique. Autrement dit, on nous confine dans des zones où nous produisons et gagnons le moins possible. Et notre culture a moins de chances de se diffuser, de participer à la culture mondiale. C’est pourquoi, un des grands problèmes de l’Afrique, c’est la lutte pour l’échange culturel équitable. Pour cela il faut infrastructurer nos cultures. Une culture sans base matérielle et logistique n’est que vent qui passe.
Pages 80-82
Il faut lever une équivoque : on a l’impression que l’Afrique est partagée seulement en trois grands morceaux – les anglophones, les francophones et les lusophones. Cependant, on ne peut pas constituer l’Afrique fédérale et multinationale sur cette base. On ne peut pas, par exemple, constituer un État fédéral uniquement entre pays francophones, sur la base de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Cela ferait fi de la réalité africaine multiethnique, avec des ethnies qui chevauchent les frontières de la francophonie ! Par exemple l’arabe est aussi omniprésent.
Il faut donc savoir pour le compte de quelle entité ou identité on travaille. Si c’est vraiment pour l’identité africaine, on ne peut pas, malgré tout, établir le multiethnique et le multinational sur la base de langues étrangères. Il est évident que, en Afrique francophone, le français n’a pas assuré une mainmise sur la majorité de la population. Les gens utilisent le français comme un instrument, mais leur identité profonde réside dans le fait qu’ils appartiennent à telle ou telle ethnie africaine. On ne peut donc pas établir un État fédéral sur la base d’une langue étrangère, en divisant les ethnies qui se trouvent dans les pays anglophones, lusophones ou arabophones voisins.
Pour repenser l’État à partir de la nature plurinationale des sociétés, il faudrait, à mon avis, revenir à l’alphabétisation et à la scolarisation dans les langues maternelles africaines. Cela donnerait place à l’identité de chacun. Un État, une nation fédérale, qu’est-ce ? C’est avant tout des objectifs à atteindre, y compris au niveau des langues. En Afrique, on ne peut pas installer un État fédéral avec une trentaine de langues. Mais, en réduisant leur nombre à trois principales langues, on peut souvent couvrir 80 à 90 % de la population. Si les coûts de cette stratégie sont très lourds, les gains sont incommensurables.
On appelle nos pays des pays francophones, anglophones ou lusophones malgré le fait que jusqu’à 70 ou 80 % des populations ne parlent pas ces langues. 80 % de la population sénégalaise parle le wolof. Pourtant, on ne dit pas que le Sénégal est wolofophone mais francophone. À mon avis, c’est un abus de langage ; c’est pour jeter les gens dans des moules abstraits et artificiels, voire néo-coloniaux. Mais il y a des pays qui pourront fournir des modèles ou des voies. En Afrique du Sud, par exemple, il y a une scolarisation dans diverses langues, en anglais aussi bien que dans les langues nationales. Ces langues, qui jouent un rôle transversal à travers les différentes ethnies et pays de la région, pourront servir de base pour le fédéralisme en Afrique australe.
Le problème des langues est fondamental parce qu’il touche à l’identité des peuples. Et l’identité est nécessaire pour le développement comme pour la démocratie. Les langues touchent aussi à la culture, aux problèmes de la nation, à la capacité d’imaginer, à la créativité. Quand on répète dans une langue, qui n’est pas originellement la sienne, on a une expression mécanique et mimétique de soi, sauf exceptions. (Mais gouverne-t-on pour les exceptions ?) On ne fait qu’imiter. Alors que quand on s’exprime dans sa langue maternelle, l’imagination est libérée. Je suis persuadé que le fédéralisme irait beaucoup plus vite si on l’établissait sur la base des langues africaines. Le haoussa, le bambara, le dioula, ce sont des langues-ponts qui existent déjà. Le dioula est parlé dans au moins huit pays de l’Afrique de l’Ouest, le haoussa dans au moins quatre ou cinq pays, dont le Nigeria, qui fait largement la moitié de la population de l’Afrique occidentale. Les passages linguistiques entre les différentes régions de l’Afrique de l’Ouest aideraient tous ces pays à se constituer plus rapidement. Si, dès les « indépendances » en 1960, on était parti sur ces bases, on aurait des structurations sociopolitiques extraordinaires et un fédéralisme extrêmement original. Mais on a fait une sorte de fuite en avant, en s’installant dans le statu quo néo-colonial.
Cela dit, il est impensable et impossible de rejeter les langues imposées par la colonisation parce qu’objectivement, elles ont été intégrées dans notre patrimoine culturel, elles unissent des peuples africains entre eux et avec la communauté internationale. Les langues nous font accéder à des gisements fabuleux de cultures et d’histoire qui sont des portes incontournables pour entrer dans le monde contemporain. À condition de sortir du statut de colonisés et qu’on ne nous oblige pas à laisser nos propres langues au vestiaire ou dans la poubelle du monde moderne. De nombreuses expériences d’Europe et d’Asie peuvent nous inspirer…

 » A quand l’Afrique ? « , Joseph Ki-Zerbo, entretien avec René Holenstein, éditions de l’Aube, France ; d’En bas, Suisse ; Eburnie, Côte d’Ivoire ; Ganndal, Guinée ; Jamana, Mali ; Presses universitaires d’Afrique, Cameroun ; Ruisseaux d’Afrique, Bénin ; Sankofa et Gurli, Burkina Faso, 2003. Publié ici avec l’autorisation de Joseph Ki-Zerbo et des éditeurs. ///Article N° : 3201

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