L’atelier de Sony Labou Tansi

édition établie par Nicolas Martin-Granel et Greta Rodriguez

Dans l'atelier de Sony
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Le dixième anniversaire de la disparition de l’écrivain congolais Sony Labou Tansi (1947-1995) est l’occasion pour les éditions Revue Noire de publier des inédits avec la perspective d' » entrer dans l’atelier  » de l’auteur qui inscrivait sur sa carte de visite :  » métier : Homme, fonction : Révolté  » et dont seules les initiales étaient visibles au premier regard : SLT.

Trois volumes font entrer dans l’intimité de l’homme et de l’élaboration de son écriture. Ils donnent à lire la correspondance de l’auteur, installé à Brazzaville, avec José Pivin et Françoise Ligier, les deux premiers Français, journalistes, qui lurent ses textes proposés à des concours et lui permirent d’être connu en France. Ces lettres, brèves, s’étalent entre 1973 et 1983, avec des périodes non représentées (le séjour aux USA de 1980). Elles disent à l’un et à l’autre l’étouffement ressenti dans un Congo qui vit sous un régime marxiste totalitaire :  » On m’a foutu du léninisme à la gueule. Ça n’est pas bouffable. Je crache.  » (p. 36). Elles retentissent comme des appels :  » Le monde est grand et il faut bien que de loin quelqu’un pense à vous  » (p. 46),  » J’ai envie de contact  » (p. 182). Elles sont précieuses pour comprendre le rôle de l’écriture :  » Tu ne devines pas mon amie, ce que écrire est devenu nécessaire pour sortir un peu de la vie des cons  » (p. 220). Il y a quelque chose de dramatique dans ces lettres – dont les réponses ne sont pas publiées – car l’on sent SLT abandonner le ton sarcastique et lâcher par bribes sa soif de compréhension :  » Il y a de la place. Il y a des mots. Mais. Tout ce blanc en bas, c’est moi.  » (p. 48)
Le volume de poésie est la transcription de cahiers retrouvés au Congo. L’acte de respirer présente deux versions de 1976 :  » L’acte d’écrire / devient prétexte de respirer / Lentement / Très lentement / Je / marque le pas / sur / la / race / des / étoiles- / Que les choses sont amères  » (p. 75). 930 Mots dans un aquarium qui daterait des années 1985-1988 est articulé autour de son travail sur les mots :  » j’ai écorché / tous les mots / à cause de leur aridité / insondable / et à cause du mensonge / opulent qui les habite  » (p. 185). Malgré leur mensonge et leur mystère ( » tous les mots ratent « , p. 87), il jongle avec ces mots orduriers et violents qui clament le vide :  » je parle / une / langue / trouée / qui implique la / dislocation / vénérienne / de / la matière – et / ce volcan de mots éteints / sécrète / l’univers / aveuglément- Je m’insurge / au / foyer des sens / dans / cette accablante / preuve / que / je / n’existe / pas  » (p. 100-101).
De Machin la Hernie à L’État honteux
Le troisième volet de ce triptyque donne la première version  » à la forme diluvienne  » du roman L’état honteux, paru au Seuil en 1981 dans une version abrégée et adoucie à la demande de l’éditeur. Celle publiée ici est complète avec le titre initial, Machin la Hernie, et provient d’un manuscrit retrouvé en 1997 par Nicolas Martin-Granel à Brazzaville. Il se répand en un flot ininterrompu de propos incohérents et violents d’un malade d’une hernie au pouvoir qui avoue ses crimes au milieu de son délire :  » On finit par se demander pour qui on est puissant, avec une existence chiffrée […] mais vous n’allez pas commander qu’ils vous aiment, vous cherchez un rien de pitié  » (p. 149). La correspondance permet d’assister à l’élaboration de ce texte-fleuve, dont Sony disait que c’était  » de la prose qui boxe « .
Calqué sur les discours délirants des dictateurs africains, il mêle portraits aux noms bizarres de politiciens véreux et descriptions des ingérences de l’Occident. À la fois drôle et dramatique,  » pornographique  » au sens de l’auteur, il emporte le lecteur assommé dans ses tourbillons de langage, ses accumulations macabres et ses inventions grotesques. Les phrases serpentent indéfiniment sans s’arrêter aux incises, changeant de sujet, associant idées ou personnages, convoquant le réel et la folie.
Le patient et efficace travail de Nicolas Martin-Granel et Greta Rodriguez-Antoniotti nous permet de pénétrer dans la fabrication de cette poudre explosive que furent le langage et le personnage de Sony Labou Tansi. Signalons l’élégance de la présentation, l’insertion de signets avec les sommaires, de fac-similés de lettres et la maniabilité des textes. On regrettera simplement que ne figurent nulle part de biographie ni de rapides repères chronologiques sur l’histoire récente du Congo-Brazzaville, ce qui aurait permis de replacer ces documents dans le début de la trajectoire fulgurante, hélas stoppée par la mort, de cet écrivain impertinent et acharné qui vécut dans un contexte volontairement ignoré en France.
Les lecteurs francophones extérieurs au contexte africain aux prises avec cette œuvre choquante, parfois difficile à décrypter, trouveront néanmoins dans ces volumes le cœur du paradoxe de SLT fait de la violence des mots, du dynamisme d’un langage mordant, et d’un découragement définitif quant à la condition de son pays et des hommes en général :  » L’Afrique, c’est pourri. Fini. […] Ici, ça pue. La délinquance idéologique « . Alors que son premier livre (La vie et demie) n’allait sortir que cinq ans plus tard, Sony Labou Tansi écrivait en 1974 à Françoise Ligier :  » Je vais apprendre à écrire des livres, des vrais, je veux participer au sauvetage de l’espèce humaine.  » Il a appris, frénétiquement parlé et écrit. Cette édition participe du sauvetage d’une œuvre aussi violente que désespérée, aussi fascinante que toujours étrangère, ample, diverse (il n’y a aucune allusion au théâtre alors qu’il constitua un temps l’essentiel de son travail). Par cette œuvre de vie qui dénonce la mort, la sienne n’est pas célébrée, elle disparaît, engloutie, dans les flots de ces trois volumes si éloignés des cahiers crasseux de Brazzaville retrouvés par les auteurs de cette édition. L’hommage est là aussi, même dix ans trop tard.

<small »>Nicolas Martin-Granel et Greta Rodriguez (édition établie par), L’atelier de Sony Labou Tansi, Inédits, 3 volumes sous coffret, Format 14 x 19 cm, 782 pages de textes avec des fac-similés des manuscrits, Paris, La Revue Noire, 1995, ISBN 2-909571-59-9, 39 euros.///Article N° : 4159

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