Du 2 au 11 avril 2010, le Festival de Film de Femmes de Créteil célèbre la femme africaine par le biais d’une programmation baptisée Trans-Europe-Afrique. Avec 43 longs-métrages et 28 courts-métrages fiction et documentaire, 2 autoportraits d’Aïssa Maïga et de Sotigui Kouyaté ainsi qu’un concert de Rokia Traoré, le 32e Festival souligne une programmation judicieuse et éclectique qui met en avant les réalisatrices du continent africain et d’ailleurs. Mais c’est à travers un chaleureux hommage rendu à la sénégalaise Safi Faye que cette édition souligne la qualité et l’engagement de sa programmation. Retour sur la projection de Lettre Paysanne (Kaddu Beykat).
C’est dans la grande salle de la Maison des Arts de Créteil que démarre, en ce samedi 3 avril, l’hommage à Safi Faye. Sur la scène, Jackie Buet, fondatrice du festival et Norma Guevara, chargée de programme, présentent l’alléchante programmation de la semaine. Avec 25 pays représentés à travers 80 films, le festival rend honneur aux cinéastes africaines onze ans après la rétrospective qui avait déjà mis en avant Safi Faye, Sarah Maldoror et d’autres pionnières du cinéma africain ; à la différence près que l’édition 2010 s’ouvre au cinéma du Maghreb, ce qui n’était pas le cas en 1998.
Sur scène, de jeunes réalisatrices sélectionnées reçoivent une rose rouge de bienvenue : Pascale Obolo (La femme invisible), Alla Kovgan (Nora), Halida Boughriet (Autoportrait, La boîte à musique), Nicoletta Fagiolo (Résistants du 9e art), Nadia El Fani (Ouled Lénine), Lucie Thierry (Poussière de femmes) et Christiane Chabi-Kao (Les Inséparables).
Puis c’est au tour de Safi Faye de monter sur scène et de recevoir un bouquet de fleurs sous les applaudissements du public. Née en 1943 à Fad’jal au Sénégal, cette fille d’agriculteurs a décroché un contrat avec l’État pour être institutrice parmi une trentaine d’autres « Normaliens » africains. « Je viens de Casamance où beaucoup de gens étaient instruits, notamment par le biais des Pères Blancs. La satisfaction de nos parents, c’était que l’on travaille bien à l’école. Ma mère était analphabète si bien qu’il y avait une concurrence dans la maison. Nous étions six frères et surs, tous éduqués, certains sont médecins« , raconte-t-elle.
Après la projection de son film dans une nouvelle version restaurée et sous-titrée par la Cinémathèque Afrique de CulturesFrance, Safi Faye reprend la parole, émue : « Je suis très touchée de revoir ce film 36 ans après car quasiment tous les membres de ma famille que l’on voit sont aujourd’hui décédés« . Elle revient alors sur son parcours qui l’a mené d’un petit village d’agriculteurs à la carrière de cinéaste : « Après avoir enseigné au Sénégal pendant sept ans, j’ai vu qu’il n’y avait pas d’évolution de salaire et j’ai quitté mon poste. J’ai eu l’occasion d’aller en Europe où j’ai été éduquée par les Africanistes car je ne connaissais pas l’histoire de mon continent. On m’enseignait en Afrique l’Histoire de France, celle des rois, pas celle de mon peuple. J’ai donc suivi des cours d’ethnologie à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris puis j’ai suivi une formation en cinéma à l’Ecole Louis Lumière. Mon premier film était tiré d’un poème de Baudelaire, « La Passant », cela montre bien l’acculturation dans laquelle nous étions. »
Éveil de la conscience politique des paysans sénégalais, ce docu-drama tourné dans son village natal avec les membres de sa famille a nécessité un long travail : « J’ai fait une thèse de doctorat sur la religion des Sérères. Lorsque j’enregistrais des gens sur ce sujet, j’ai remarqué que tout le monde parlait du monde rural. L’idée du film est venue de là. Quand j’ai proposé mon projet en 1973, les techniciens de Louis Lumière ont tout de suite voulu aller au Sénégal. Nous avons tourné en 1973 la version documentaire puis en 1974 la version narrative avec l’histoire de Ngor et Coumba, d’où les plans où la chemise de Ngor est déchirée ! Nous avons récupéré des bouts de pellicule de droite et de gauche et nous n’avons jamais tourné deux fois la même scène ».
Ce tournage sur le vif, récompensé, entre autres, du Prix Georges Sadoul en 1976 qui permit sa sortie sur les écrans français le 20 octobre de la même année, marque le point de départ du cinéma féministe africain. Première réalisatrice du continent, Safi Faye fait parler d’elle partout dans le monde… ce qui n’empêche pas « Lettre paysanne » d’être censuré par son propre pays : « Au Sénégal, avant chaque sortie, les films devaient passer devant un comité de censure. Pour mon film, c’est Adrien Senghor, le neveu du président alors ministre de l’Agriculture, qui a refusé le film. Il a été censuré parce que les paysans racontent qu’on arnaque les analphabètes. Ce sont les partis communistes de l’époque qui ont défendu mon film. » Dans la salle, les spectateurs s’offusquent. Mais Safi Faye, elle, n’en veut pas à son pays : « Jamais on ne m’a interdit de faire ce que je veux au Sénégal« .
Cette censure, l’un de ses amis journaliste au Sénégal depuis les années soixante, l’explique : « Safi va peut-être se fâcher mais c’est la première fois de ma vie que je vois son film ! Et je peux vous dire avec certitude qu’il s’agit là d’un film historique sur la sécheresse qu’a connu le Sénégal dans les années 1970. A l’époque j’étais allé en zone rurale et j’avais rédigé un article sur la sécheresse. Quand j’ai présenté ce papier à mon rédacteur en chef, il m’a dit qu’on ne pouvait pas faire passer cet article car il était trop politique. Le papier a été transmis au parti unique de l’époque, l’Union Progressiste Sénégalaise [1958-1976], qui l’a censuré. Les paysans ne touchaient rien sur leurs récoltes et leurs témoignages étaient très peu portés. Voilà pourquoi je pense que Kaddu Beykat est un film historique et un témoignage de cette époque. »
Touchée par la projection de son film quelque trente ans plus tard, Safi Faye en parle comme si cela avait été plus un jeu auquel les membres de sa famille s’étaient prêtés qu’une carrière de cinéaste : « Le rôle de la patronne avec le boy, c’est la grande sur de mon père ! Elle m’a raconté qu’elle renvoyait chaque fois ses boys. Je lui ai demandé de jouer, elle a accepté. » Alors que son homologue Nadia El Fani témoigne que le documentaire politique en Afrique est de plus en plus féminin, Safi Faye atteste qu’il est difficile d’être cinéaste et mère de famille. Et la voilà, humble et souriante lors de cet hommage, expliquer qu’elle s’implique politiquement grâce à ses films, pas par l’adhésion à quelque parti politique : « Je me montre et je retourne dans mon coin faire des films et essayer de faire changer des choses. » Une philosophie de vie respectable qui lui permettra, espérons-le, de réaliser encore de beaux films.
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