Le peuple des fractures et des fissures

Entretien d'Olivier Barlet avec Léandre-Alain Baker à propos de Ramata

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Quelle a été la génèse de Ramata ?
Mon souci était de raconter différemment. Au départ, il y a la volonté d’un producteur, Moctar Bâ, d’adapter le roman d’Abasse Ndione. Le livre étant plutôt fleuve, plus de 500 pages, l’adaptation nécessitait un choix, surtout pour un premier long métrage. La matière qui m’intéressait était le personnage féminin, une femme africaine, déchirée intérieurement. Comment montrer cela à l’écran sans passer par trop de dialogues et d’explications ? Elle traîne une douleur depuis longtemps, celle d’avoir tué un homme. Moctar avait développé le projet avec d’autres mais sans que cela marche, jusqu’à ce qu’on y travaille ensemble durant un an en épurant le roman pour le ramener à l’essentiel. J’ai évacué tout le côté polar, sorcellerie, les meurtres inexpliqués, etc., en me disant que cela serait difficilement compréhensible au cinéma. La seule matière de ce film, c’est elle, cette femme écartelée, comme une terre craquelée qui attend la pluie. Elle est riche et bien mariée mais elle souffre. De quoi ? C’est ce que nous apprendra le film.
C’est aussi une femme qui ne jouit pas : ni avec son mari ni de la vie.
Dans le roman, c’est une femme excisée. Son mari est souvent pris par ses affaires. C’est l’histoire d’une femme trophée, qui n’est que dans la représentation. Elle en souffre terriblement. Mon but était de traiter le sous-texte, le non-dit, par son regard, ses silences, ses blessures intérieures, en laissant la liberté à chacun de s’y retrouver. C’est un film sans gros budget, en coopération Sud-Sud, entre un Congolais, une Guinéenne et des Sénégalais. C’est ce pari qui m’a beaucoup plu. Un producteur sénégalais me demande à moi Congolais de travailler sur la mythologie sérère qui sous-tend le roman. Un jeune homme arrive pour se venger sans savoir qu’il veut se venger, cela rejoint la tragédie grecque. Pour moi qui viens du théâtre, c’est très parlant.
Le film aborde les femmes comme des icônes : Katoucha est très belle mais assez désincarnée. Elle semble planer sur le monde.
J’ai choisi Katoucha pour son côté atypique. Elle est peuhle, guinéenne, mais ne ressemble pas aux autres femmes. Je voulais éviter le réalisme. Je cherchais l’évanescence, un côté aérien.
C’est la définition d’un mannequin.
J’ai essayé de casser ce côté mannequin durant le tournage pour la ramener dans la vie, mais je lui demandais de montrer ses failles intérieures sans trop en faire, sans trop jouer, par des mouvements de tête, des gestes. J’ai évacué les dialogues pour lui permettre de prendre cette place. Je ne voulais pas la violenter mais l’amener à déranger le spectateur.
Pourquoi cette volonté d’une femme évanescente ?
En raison de l’histoire qu’elle traîne. Il fallait la dématérialiser pour rendre mystérieuse la rencontre avec le jeune Ngor et créer le trouble. Je voulais un film atypique, qui sorte des sentiers battus, un film d’atmosphère.
Ce trouble semble être le thème du film. N’est-ce pas le trouble et l’incertitude qui frappe le monde aujourd’hui, que l’Afrique connaît depuis longtemps ?
Je ne sais pas si je suis parvenu à le faire passer mais il est vrai que cette femme se cherche. Elle vient de la paysannerie, arrive à la capitale et rencontre un jeune homme fortuné qui représente le monde moderne. Elle profite de sa fortune mais ce n’est pas son monde. Quand Ngor l’amène dans un bui-bui perdu, elle retrouve ce monde perdu et est hypnotisée. D’où cette scène d’amour qui dans le roman est un viol. Elle est à l’image d’une Afrique écartelée, perdue, écrasée par ses deux dimensions de modernité et de tradition.
Pourquoi avoir gommé la violence du viol ?
Je voulais faire un film court et traiter de la violence aurait été trop long. Je ne montre pas les rues de Dakar, le marché, etc. Le film est quasiment tout en plans serrés. Il va d’un cocon à un autre cocon, d’un lieu à un lieu. J’ai évité les scènes de circulation. Le seul lieu où elle se retrouve est le bar Copacabana où elle trouve son alter ego, mais tenu par deux femmes qui sont dans la vraie vie au lieu d’être comme elle dans l’enfermement. Ce qu’elle cherche est d’en sortir.
Elle va vivre cette sortie dans une attente qui se situe à Gorée, ce n’est pas neutre comme endroit !
Gorée est une métaphore pour tous ceux qui partent pour l’Occident. Quand on est coincé, on a besoin du grand large, l’espérance d’une autre vie. L’Afrique pourrait dire comme elle que le temps passe : on est perdus, dépassés. Elle n’est pas le monde que nous espérions, qu’on nous avait promis. Pas plus que l’Occident. Mon propos était d’ouvrir cette réflexion à l’universel.
Certains sont choqués par le fait que cette femme âgée rencontre un homme bien plus jeune qu’elle…
Ce genre de réactions me révulse parce que je sais que c’est de l’hypocrisie. C’est comme pour l’homosexualité : ce genre de situations existe en Afrique. En terme de sexualité, on ne montre que l’apparent alors que le cinéma est là pour dévoiler et questionner. Je n’ai pas inventé cette histoire : elle est inspirée d’un roman d’un monsieur de 65 ans qui s’inspire de sa société et de sa réalité. Que mon personnage soit obnubilé par ce jeune homme touche à l’irrationnel. Il a touché quelque chose en elle.
L’image du film est magnifique. Comment s’est organisé le travail avec François Kühnel ?
J’étais très précis dans mes directives. Je suis allé plusieurs fois à Dakar, ai fait des photos, ai sélectionné les lieux. Tout est construit pour le film, seul le bar existait. Je voulais opposer ce qui est à la lumière et le caché. François est modeste, humble, un artisan qui a appris sur le tas et est très à l’écoute. Je lui ai montré plein de photos, des dessins. J’avais dessiné les mouvements de caméra. Tout était très précis au départ.
La perspective dans l’image est très travaillée. Elle concourt à l’atmosphère et l’argumentation du récit.
Je voulais filmer une Afrique un peu sombre, sans le soleil écrasant. Il manque parfois l’ouverture de la mer dans les films. J’ai souhaité une caméra plus proche des corps tout en fixant les endroits où les acteurs pouvaient évoluer. Je me suis inspiré du cinéma japonais ou coréen qui capte avec les corps un non-dit que le public peut interpréter.
Et le travail avec Wasis Diop sur la musique ? Y avait-il un travail préalable ou bien a-t-il composé une fois le film terminé ?
Avec lui, c’était formidable. Nous nous sommes rencontrés avant le tournage pour en parler. Je lui ai dit mon désir d’une musique qui ne soit pas illustrative mais qui contribue à la compréhension du film. Il a commencé à travailler à la vue d’un prémontage et nous a livré 26 morceaux. Je n’en ai retenu que six car j’avais besoin de silence dans le film. Je voulais aussi que le silence soit un peu musical, parfois on entend un peu de guitare… Ce qu’il m’a donné correspondait parfaitement et je lui tire mon chapeau.
La culture congolaise est plus carnavalesque qu’au Sénégal, et très ancrée dans la poésie et la littérature. Comment s’est passée cette migration culturelle ?
Je soupçonne Moctar Bâ d’avoir justement fait ce choix car il voulait un film différent. Haroun avait aussi été pressenti. Il avait même pensé à un Argentin. La question était de savoir qui pouvait raconter cette histoire au monde de la façon la plus satisfaisante possible. La première version du scénario n’était pas de moi : je lui trouvais trop de folklore. Je voulais aller à l’essentiel, au ressenti, aux fractures, aux fissures des personnages, à leur nostalgie.
Pourquoi est-il important aujourd’hui de se concentrer sur les fractures et les fissures ?
Parce que nous sommes ce peuple-là. Les pratiques ou les expressions diffèrent entre les cultures africaines mais nous sommes tous habités par ces fractures. Au cinéma, on nous montre sans psychologie mais ce n’est pas vrai ! J’essaye de donner à mes personnages une intériorité, un sous-texte qui ne passe pas par les dialogues. Il importait peu d’être volubile dans la scène du commissariat : les choses se disent sans besoin de grandes paroles. Mes personnages disent quelque chose dans leur silence. Nous Africains, nous cachons beaucoup cela !
Le film prend une dimension nouvelle avec la mort de Katoucha qui de plus s’est noyée alors que la mer est omniprésente dans le film.
Il y a un peu de prémonition dans le film… Pour moi, elle est encore là ! Je ne sais quel sera le parcours du film mais il la rend un peu plus vivante. C’est elle. Je sais qu’elle était le bon choix.

propos recueillis à Ouagadougou, mars 2009///Article N° : 8465

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