Le Silence des dieux, qui sort ce 7 octobre, c’est l’histoire d’un village réfugié aux portes du désert, presque figé dans une atemporalité et une simplicité d’un autre âge, le décor d’une fable contemporaine, dont chaque phrase, de bout en bout ciselée avec une économie de moyens et une beauté limpide, est sculptée par Yahia Belaskri, dont on se rappelle notamment, parmi les précédents romans, Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut (éditions Vents d’ailleurs, 2010) et Le Livre d’Amray (Zulma, 2018).
Dès les premières pages, une voix chantante et psalmodiant monte du lieu-dit de la Source des chèvres. Elle ouvre le roman ou le conte comme un chemin, celui qu’empruntent Abdelkrim, ses vingt-neuf ans, son cœur d’homme intègre, d’époux amoureux et de citoyen modèle pour aller attendre le bus. Au bout de ce chemin, la route qui mène à la ville. Ce jour-là, rien ne vient, mais rien non plus n’inquiète Abdelkrim, dont on sent tout de suite qu’il est au-dessus de la mêlée, détaché des fantasmes drainés par cet ailleurs lointain, pourvoyeur d’espoir et de désillusion. Abdelkrim est doté d’une patience qui frôle la piété. Quand son épouse s’inquiète, il n’a que paroles rassurantes : « Nous sommes en vie, non ? Demain tu feras avec ce qu’on a et après-demain le car sera certainement là. » Bien plus qu’en dieu, il croit en l’humain, à la bonté, au chant qui s’élève, il peine à imaginer le malheur ou la méchanceté. Du moment qu’il a auprès de lui sa femme, Badra, et ses enfants, encore petits, il est dépourvu d’exigences. Il est pourtant celui qui pressent et donne l’alerte. Au bout de trois jours, il faut se rendre à l’évidence : le bus ne passera plus, le village est coupé du reste du pays.
Si Le Silence des dieux peut se lire comme une fable, c’est précisément parce que tout y est annoncé avec la force et l’implacabilité de la tragédie antique,
Le quatrième jour, la résignation s’installe et c’est bien là que réside la vraie défaite, il n’a fallu que quelques heures pour que les habitants, même les plus solides, mêmes les plus responsables, baissent les bras et acceptent leur sort comme une conviction nouvelle. Aucune violence physique n’a été nécessaire pour mener ce petit univers, en apparence solidaire et organisé, à sa chute et sa dislocation. La discorde s’en mêle très vite : si la route est barrée, c’est qu’une faute a été commise. Un châtiment est à l’œuvre, symptôme de la bêtise et de l’intolérance des hommes. La petite communauté d’habitants de la Source des chèvres est désormais oubliée, à une extrémité du monde, condamnée à la mort lente de la réclusion et à la lutte fratricide du huis-clos.
Abbas, le voisin d’Abdelkrim et Badra, celui qu’on appelle le Faune, homme brutal et rustre, estime le sacrifice nécessaire. Aucun crime n’a été commis et pourtant il faut un coupable et une victime. La tranquillité de tous l’exige et, après tout, si condamner un bouc émissaire peut en sauver cent, il n’y a pas à hésiter. Personne ne pose de question. Renoncement complet. Soumission au sort. L’unité du village vole en éclats et deux camps se forment, entre raison et déraison, amour des hommes et foi stupide. Au milieu, une autre voix se fait entendre, celle du Fou, Ziani, celui qui sait et devine, mais que l’on refuse d’écouter. Si Le Silence des dieux peut se lire comme une fable, c’est précisément parce que tout y est annoncé avec la force et l’implacabilité de la tragédie antique, comme une symphonie cosmogonique d’un monde qui court à sa déréliction. On retrouve ici tout l’imaginaire d’un auteur profondément humain et profondément humaniste et qui, plus encore que dans aucun de ses textes, célèbre dans ce roman les femmes et la poésie. Les figures féminines, toutes fortes et belles, parmi lesquelles Badra, Aïcha, Zohra, celle que ses coépouses appellent la vieille, alors qu’elle n’a que trente-cinq ans, toutes capables, même rivales, de faire corps pour sauver l’avenir de leurs enfants, comme si les hommes appartenaient au passé et que seules les femmes se tournaient vers le futur.
« Quelques semaines plus tard, par une nuit épaisse, des ombres prennent possession des ruelles du bourg, glissent en silence dans un ballet qu’on croirait synchronisé. Ce sont les femmes et leurs enfants qui quittent les maisons. »
Ouvrir Le Silence des dieux, c’est retrouver le souffle du Lysistrata d’Aristophane avec ses femmes surgies de l’ombre, révoltées et en colère, c’est un texte qui se dit et s’écoute plus encore qu’il ne se lit, non seulement parce qu’Abdelkrim ou Badra la tisseuse ne cessent d’y chanter, parce que Ziani y clame ses cauchemars, mais surtout parce que le romancier est un poète :
« Je sais. Dans les ruines de ce pays, les hommes s’effacent pour faire place au chant qui surgit de chaque pierre, chaque buisson. Une litanie qui se joue des dieux et des saints. Depuis les thermes jusqu’aux gradins de l’amphithéâtre, lieu du dit et du verbe, en passant par le temple, les graines brûlées par la lumière dure et blanche s’enfoncent dans les gouffres interdits. Les reliques émergent des tombes creusées il y a une éternité. Tout naît à l’aube et s’éteint à chaque lune. »
Dans ces lignes, des ruines au renouveau, qui passera par les femmes, dans une langue qui enchante littéralement le lecteur d’un bout à l’autre, tout est dit de la plus précieuse expérience des hommes à protéger, celle de l’enfance et d’une pureté rêvée. Un très beau vent d’espoir.
Annie Ferret