Le « tout corps en jeu » de José Exélis

Entretien de Stéphanie Bérard avec José Exélis

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Metteur en scène, comédien et dramaturge martiniquais, José Exélis est le directeur artistique de la compagnie des Enfants de la Mer créée en 2002. D’abord comédien au théâtre de la Soif Nouvelle de 1984 à 1988, il suit l’enseignement d’Annick Justin Joseph, avant de créer ses propres pièces dont Overdose (1988) et Soledad (1989). Défenseur d’un théâtre hybride qui mêle la parole au mouvement, le texte à la musique et à la danse, il pratique ce qu’il nomme « le tout corps en jeu ». La rupture caractérise ce « théâtre à bascule » qui sans cesse oscille entre gravité et légèreté, et unit le monde physique aux sphères spirituelles. Parmi la quinzaine de textes d’auteurs caribéens qu’il a mis en scène, on retiendra HLM Stories de Jacques Sylvestre (1994), Wopso ! de Marius Gottin (1997), Les enfants de la mer (2003) adaptée d’une nouvelle d’Edwige Danticat, Africa Solo (2003) d’après le recueil poétique d’Ernest Pépin. Il a monté aussi Iago (2005) d’après Othello de Shakespeare et Comme deux frères (2007) de Maryse Condé, pièce jouée en tournée aux Etats-Unis, après une création à l’Artchipel et une participation au Off d’Avignon. Il collabore actuellement au projet de création de la trilogie de José Pliya Amour, Colère, Folie, une adaptation dramatique des romans de Marie Vieux-Chauvet, dont il met en scène le dernier volet.

Le travail du corps, fondamental dans votre travail de metteur en scène, définit-il une esthétique personnelle ?
Je dois dire que c’est propre à la Caraïbe. J’ai monté des pièces où le corps ne bouge pas du tout. Mais ça fait partie d’une des manières de se dire. C’est une forme de théâtre. Il y a plusieurs formes de théâtre aux Antilles. En fait, au lieu d’expression corporelle ou de transversalité, je vais dire « tout corps en jeu ». Je préfère ce terme-là : je pratique le « tout corps en jeu » à l’instar de Dario Fo qui fait travailler ses comédiens comme cela aussi, et même de Jacques Lecoq qui parle de « corps poétique ». C’est plus une poétique des corps que je cherche, qui sera en rythme, en chant, en musique, qui sera aussi désarticulée, mais très fine. C’est une recherche de structure aussi. Eugenio Barba et Tadeus Kantor travaillaient dans cette direction. Je ne fais qu’interroger ce que d’autres ont interrogé avant moi. Peut-être qu’il y a une spécificité. Pourtant, je ne crois pas que dans les Antilles, on ait l’apanage du rythme ; on veut souvent mettre une dichotomie entre l’Européen qui ne sait pas bouger et nous. Je crois que c’est l’environnement qui modèle l’esprit et le corps. Je vois bien qu’il y a de jeunes métropolitains qui vivent en Martinique et qui dansent aussi bien que les Antillais. C’est une question d’environnement musical, d’odeurs, de sons et de bruits. Il y a une différence entre quelqu’un qui vit dans une grande métropole où il n’y a aucun son de musique dans la rue, et aux Antilles ou en Afrique, et même en Asie, où la musique de la vie et la musique enregistrée envahissent tout. Cela participe de comment quelqu’un peut se dire.
Votre théâtre, qu’on peut qualifier de pluriel, mêle texte, musique et danse, comme en atteste votre mise en scène de la dernière pièce de Maryse Condé « Comme deux frères », dont la scénographie s’organise autour de trois mouvements musicaux et chorégraphiques. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette structure régie par la musique et la danse ?
Je continue à interroger ma pratique qui est faite d’un travail sur le mouvement, sur le corps poétique et dramatique. Le corps ne ment jamais car c’est lui qui porte la mémoire, pas le mental. Tout corps est corps et c’est l’esprit du corps qui guide le corps. Le corps permet de rendre plus sensible le verbe, de le soutenir. Il y a dans cette pièce un traitement particulier de la lumière qui est verte et rouge, une couleur froide et une couleur chaude pour montrer rêve et cauchemar. Il y a des espoirs et en même temps, on est enfermé. Il y a une opposition cristalline à la limite de l’angélisme, entre des personnages cloués au sol, qui ont du mal à s’élever, même si ça ne marche pas ; l’important c’est d’en avoir l’envie et l’élan. Voilà l’explication de ces trois mouvements musicaux et chorégraphiques qui jalonnent la pièce dans une ouverture prologue, un mouvement du milieu et un épilogue. Le texte est déjà une musique en lui-même. La musique devient personnage qui est porteur de sens et d’émotion, ou qui est parfois simplement là pour souligner quelque chose, indiquer quelque chose qui ne peut pas forcément être dit en mots. Voilà comment je conçois la musique dans une œuvre, pas seulement comme un personnage, mais comme quelque chose qui vient s’additionner, qui renforce la compréhension et la réception de l’œuvre.
Ces intermèdes musicaux et chorégraphiques, qu’on retrouve dans d’autres de vos mises en scènes, participent-ils d’une esthétique de la rupture ?
Je pratique un théâtre qu’on peut qualifier d’hypnotique. Je travaille beaucoup sur des césures et des bascules dans l’imaginaire, parce que c’est comme ça qu’on vit les choses en Martinique. Il y a une telle douleur qui est liée à la plantation, à l’esclavage. Les gens vivent leur vie, leurs émotions à coups de syncopes. On est une société très syncopée, entre la terre et le ciel, qui peut basculer d’une minute à une autre. Ca fait partie de notre rythme intérieur. Voilà pourquoi je pratique ce théâtre à bascule. La danse n’est pas seulement là pour alléger et pour illustrer, elle est là pour une échappée dans l’imaginaire. Sur les plantations, c’est avec la danse, le chant et le conte que les esclaves résistaient à la douleur. C’était une manière de s’échapper de cette condition inhumaine, d’échapper au maître. Donc, je ne fais que décliner ça puisque moi-même je le ressens, comme tous les peuples qui ont été oppressés.
Les pièces que vous avez mises en scènes abordent des sujets souvent très graves (la dictature duvaliériste, la violence sociale et sexuelle) mais vous parvenez toujours à faire alterner le sérieux avec la légèreté : l’espoir subsiste, même au tréfonds de la misère humaine, et l’humour parfois même surgit. Cette alternance tonale participe-t-elle de ce « théâtre à bascule » ?
Les gens ne pleurent pas la misère aux Antilles, même en Haïti ; il y a une espèce de pied de nez qui est fait à la douleur, à la mort. En fait, c’est reculer les limites de la mort. Il n’y a pas de misérabilisme, c’est pour ça que les corps et les visages restent sans stigmate, pour mieux dire l’horreur et ne pas tomber dans une souffrance au premier degré, et qu’on la ressente plus de l’intérieur. J’apporterai aussi une deuxième partie à la réponse : ce n’est pas pour évacuer l’horreur, mais c’est pour prendre de la distance avec. A l’instar de Brecht, je pratique et interroge la distanciation. C’est aussi pour amener le spectateur car on le manipule dans son biorythme. Et ce va-et-vient où l’on est entre gaieté, joie, douleur, malaise provoque des remous à l’intérieur, un peu comme disait Antonin Artaud : « Faire surgir du tréfonds des entrailles des cris intérieurs. » C’est ça que je recherche. Systématiquement, j’interroge des bascules imaginaires dans lesquelles la danse ou le chant, et la musique, peuvent s’infiltrer. Il y a aussi des bascules du comportement. Ca dépend du propos évoqué.
Votre théâtre est ouvert à de multiples langues (et pas seulement le français et le créole), comme dans « Les enfants de la mer » où les comédiennes de diverses nationalités parlent chacune dans leur langue. Le plurilinguisme est-il selon vous le reflet d’une réalité caribéenne ?
Les comédiennes des Enfants de la mer viennent en effet de différents pays : il y en a une qui vient des Philippines, une du Vietnam, une d’Algérie et les autres sont de la Caraïbe (Martinique et Guadeloupe), et toutes ces femmes ont des ascendances africaines, européennes et indiennes. Il y en a une dont la mère vient d’Inde. C’est pas mal pour le choc culturel. Le propos que je tiens dans cette pièce n’est pas tant sur les boat people que sur l’oppression des femmes. Je profite en fait du texte d’Edwige Danticat pour dire d’autres choses. C’est pour ça que j’ai fait un choix de langues : on entend du philippin, du vietnamien, du créole, du français, de l’anglais, de l’espagnol et de l’arabe, parce que dans toutes ces sociétés où l’homme garde la main mise sur les traditions, même si c’est transmis par les femmes paradoxalement, il y a toujours un problème familial, de rapport au père et à la mère, et au sexe, à l’image de la femme : qu’est-ce qu’elle apporte ? qu’est-ce qu’elle représente ? Il y a des inserts de chants et d’adresses au public qui montrent bien qu’on fait un voyage dans le monde. Je dirais que je rejoins Glissant dans sa théorie du « Tout Monde ». Même si l’on ne veut pas l’être, on est nécessairement en relation. Je parle de relation avec l’intime, avec soi. C’est rentrer au contact de l’autre et avec soi. C’est pour cela qu’on fait du théâtre. C’est pas seulement pour se montrer, pour la performance. C’est parce que les gens sont en relation. Je travaille, c’est un bien grand mot, sur la génétique des corps : je crois que le corps a une mémoire ancestrale et le fait de mélanger ces femmes nous restitue cela au niveau du geste. Et ce vécu-là est important, car il est immémorial, et l’on a jamais rien inventé. Je ne fais que capter des choses qui sont déjà là.

Juillet 2007///Article N° : 9342

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