Les copines des chauves-souris

Entretien de Taina Tervonen avec Barbara, travestie ivoirienne

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Dans le documentaire »Woubi chéri » de Laurent Bocahut et de Philip Brooks, la travestie ivoirienne Barbara nous initie au vocabulaire des »woubis » (« celui qui fait la femme ») et des »yossis » (« celui qui reste un garçon ») qui ne ressemble que de loin aux concepts (occidentaux ?) d’homosexuel, de bisexuel et de travesti. L’homosexualité reste un sujet tabou, et rares sont ceux qui, comme Barbara, s’affichent au grand jour.

Qu’est-ce qu’on éprouve quand on se rend compte qu’on est un woubi ?
Quand on ne connaît pas le milieu, c’est difficile. Il faut trouver les autres, parce que l’union fait la force, comme on dit. Ça rassure. Quant aux yossis, ils savent reconnaître les woubis. Et puis un woubi n’a pas forcément besoin d’être dans le milieu pour avoir une vie sentimentale. Moi, j’avais ma petite vie avant d’être dans le milieu. Mon premier yossi, c’était un camarade… De toute façon, je pense que Dieu a bien fait les choses. S’Il a fait les woubis, c’est qu’Il a fait aussi les yossis. Chacun y trouve son compte. Mais il faut des associations, parce que quand tu es jeune, tu a peur, tu es souvent obligé de partir de ta famille, tu n’as plus de repères. Dans une association, tu trouves des gens qui te comprennent, qui te remontent le moral. Quand tu te découvres, ça te perturbe dans tes études, dans ton travail. Tu ne sais pas si tu dois te cacher, faire semblant.
Dans le film, vous vous appelez entre vous des chauve-souris. Pourquoi ?
Les chauve-souris sont des animaux qui ne vivent que la nuit. Les woubis en Côte d’Ivoire, c’est un peu comme ça. On fait tout à l’envers ! On ne sait pas où nous classer ! J’ai entendu un conte quand j’étais petite, c’est là que j’ai su que les chauve-souris étaient nos copines. On devait classer la chauve-souris mais elle n’a trouvé sa place nulle part. Alors la pauvre s’est dit : « puisque c’est comme ça, j’irai dans mon propre groupe, je dormirai le jour, la tête en bas, et je vivrai la nuit ». Les chauve-souris se sont adapté, nous on s’adapte aussi.
Comment les gens réagissent-ils par rapport aux woubis ?
Il y a des milieux où on ne veut pas penser à ça. Dans d’autres, si le sujet est abordé, les gens veulent bien comprendre et posent des questions. Je les encourage à poser même les questions qu’ils n’osent pas aborder. Mais ce n’est pas quelque chose qui s’affiche facilement, il faut être fort, il faut être grave comme moi.
Comment se passe la vie de tous les jours ?
Ça se passe très tranquillement, sans extravagance. Je vais, je viens en femme. Je prends beaucoup soin de moi, je me maquille mais sans être vulgaire. Donc ça passe, les gens sont toujours un peu choqués, on regarde et tout, mais ça va. Quand c’est vulgaire, quand c’est mal fait, là ça se passe mal. La communauté adverse devient agressive…
Votre association, l’ATCI (Association des travestis de Côte d’Ivoire), a-t-elle changé des choses ?
L’ATCI existe depuis 1992 et nous a apporté une reconnaissance : c’est ce qu’on veut. Avant, tout le monde se cachait, et la communauté adverse nous attaquait. Ils sentaient qu’on avait honte, on avait peur. Alors que si tout le monde s’affiche, ils ne vont plus nous insulter ou nous attaquer directement. On ne pourra pas changer les choses tout de suite, mais ça arrivera un jour. Pour le moment, on fait avec notre temps. On est connus, c’est déjà ça.
N’est-ce pas fatigant de s’expliquer constamment ?
Des fois j’en ai marre. Mais c’est ce que je suis et j’ai envie d’être reconnue comme ça. Je veux que tous les gens qui s’approchent de moi sachent qu’ils ont croisé un woubi, et un très spécial d’ailleurs ! (rires) Au contraire, ici à Paris je m’ennuie parfois quand personne dans la rue ne me remarque ! Je prends ça comme le repos de la guerrière. Les gens sont tolérants, mais je trouve ça un peu fade. J’ai tellement l’habitude de me confronter à la communauté adverse !
Et comment ça se passe avec la famille ?
C’est toujours difficile pour un parent de reconnaître que son enfant est comme ça. C’est plus facile d’accepter l’enfant de quelqu’un d’autre. On est obligés de s’éloigner un peu de nos parents. Même si ton père ou ta mère t’aime vraiment, tu sens toujours ce petit côté un peu déçu, ce regret, ils se demandent ce qui s’est passé. Dans certaines familles, les parents rejettent l’enfant, soit-disant à vie, mais on se réconcilie toujours. Mais quand tu es avec ta famille, tu leur en veux toujours un peu : pourquoi ils n’ont pas voulu te comprendre, pourquoi ils ont voulu te changer… Aujourd’hui, ma famille, ce sont les woubis et les yossis.

///Article N° : 1736

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