Les grandes figures de la Négritude : Paroles Privées

De Ari Gounongbe et Lilyan Kesteloot

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Les grandes figures de la Négritude : Paroles Privées est le fruit d’entretiens entre l’universitaire Lilyan Kestelloot, spécialiste des littératures africaines et le psychothérapeute sénégalais Ari Gounongbe. Dans cet ouvrage elle confie au professeur son intime perception de Léopold Sédar Senghor, d’Aimé Césaire, Frantz Fanon, Cheikh Anta Diop et Amadou Hamapté Ba.

Cet opus de Lilyan Kesteloo, qu’on ne présente plus, s’inscrit dans le sillage d’une entreprise de fondation. L’œuvre de Lilyan fait si résolument corps avec la dynamique instauratrice des littératures africaines, que la propre aventure intellectuelle de son auteur, véritable conversion qui a propulsé cette coloniale aux avant-postes de l’édification d’un continent littéraire nouveau, s’est transformée en affaire de famille.
Sa trajectoire existentielle sera à jamais infléchie par la rencontre avec les personnages phares de cette littérature et de l’histoire africaine, ces êtres d’exception qui constituent désormais sa famille d’élection.
Sa mémoire est toute tapissée de ces figures fascinantes fondatrices de notre modernité.
Ces personnalités hors du commun qui ne sortiront plus jamais de sa vie, Lilyan les a connus, les a côtoyés et tutoyés, y compris au firmament de leur gloire.
Lilyan nous propose, selon une logique de l’invitation, d’entrer en contact avec ces personnalités, de percevoir à travers anecdotes et clins d’œil, leur caractère, leur sensibilité, leur personnalité profonde.
Un parcours privé, c’est-à-dire un angle de présentation qui dévoile les à côtés, les menus gestes, les petits faits vrais sans lesquels les grandes œuvres ou la grande Histoire demeureraient inintelligibles. Elle excelle à saisir sur le vif les postures typiques et manières d’être, de même qu’à faire apparaître chacun de ces personnages au plus intime de sa palpitation. En nous livrant une ou deux choses qu’elle connaît d’eux et qui sont au cœur de ce que chacun d’eux est vraiment, elle fixe en quelques instantanés rapides et incisifs, un précieux portrait qui jaillit le trait dominant respectif de cinq personnages protagonistes essentiels de notre Histoire et éclaire d’une lumière inconnue ces personnages qui nous semblaient si familiers.
Loin de ratifier les clichés et les stéréotypes, ni de reproduire l’effigie de ces personnages déjà figés dans leurs statues, Lilyan dévoile sans trahir des facettes peu connues de ces personnalités. Les renseignements tenus pour certains reviennent, se précisent en s’amendant, s’avèrent ou se dénient. Chacun de ces êtres est perçu, au-delà des poses et des attitudes convenues avec sa façon unique de vivre et de sentir. D’où à la fois les effets de reconnaissance mais aussi la saveur des surprises et des paradoxes. Senghor ou le contrôle tyrannique de soi mais aussi la rectitude morale, Amadou Hampaté Ba l’homme de la tradition mais aussi le désir de consécration universitaire, Cheikh Anta Diop savant rigoureux mais aussi gourou qui enflamme son assistance. Avec Fanon le témoignage s’efface pour laisser place à la fascination pour le révolutionnaire intransigeant. Enfin Césaire, à l’origine de tout, est surpris en père pélican.
Le texte regorge de scènes mémorables restituées avec émotion et efficacité, remettant ces personnages dans le contexte au sein duquel ils baignaient.
Le lecteur, en prise directe sur l’événement, pénètre dans les coulisses du Congrès de Rome, assiste quasiment au décès de Cheikh Anta Diop, partage la passion et les émotions de Fanon et de Mongo Béti. Ce zoom sur les détails significatifs suscite des éclairs d’intelligibilité et une intuition du vrai nous mettant mieux à même de comprendre l’origine et la signification de certains actes.
Ainsi s’éclairent les décalages, les non-rencontres, les cheminements parallèles, les conflits et les réconciliations entre acteurs majeurs de la modernité africaine.
Cet ouvrage dont la cohérence repose sur le regard de Lilyan, regard distancé, attentif aux détails, ni réquisitoire ni panégyrique, s’arrête toujours aux frontières de l’intime. Elle veille à ne pas forcer l’intimité, car le voyeurisme n’est pas sa pente. C’est pourquoi, ce qu’elle dit, hors du tout pathos, est juste et humainement profond. Elle a le talent rare d’allier rigueur intellectuelle et sens de la nuance, pertinence du jugement et liberté de ton, tendresse et lucidité.
D’où un ouvrage tout en délicatesse, sans artifice ni tricherie, dans lequel celle qui passe pour très fin connaisseur des œuvres littéraire nègres, cède la place au témoin capital, compagnon de route des auteurs. Elle parvient à restituer comment leurs pensées s’incarnent, les mots qui les révèlent, les gestes mémorables et met à jour leurs manières d’être et leurs tournures d’esprit.
Ni fuite dans l’inessentiel, ni dérive dans le sensationnel, elle excelle à capter, en un mot, ce qui condense une vie et mérite d’être gravé.
En tendant le fil qui relie ces différents visages, se compose l’autoportrait du mouvement de la négritude. Ce livre très personnel tout en feinte et en pudeur, témoignage véridique et subjectif qui se lit d’une traite est un moyen pour Lilyan de déposer, au sens juridique, une vérité sur ce moment clef et sur ces individualités incomparables dans toutes les acceptions du terme, par leur personnalité respective spécifique autant que par les positions qu’ils incarnent dans l’Histoire.
S’y dessine aussi en creux le portrait de Lilyan, toute effacée et tout en modestie, au service des autres, en une posture de transmission : elle opère un passage de témoin entre générations ; passeur de l’info, d’une info sûre, livrée avec tendresse. Cet ouvrage, porté par une entraînante sincérité, tonique et rafraîchissant, qui se boit comme du petit-lait, n’aurait pas été possible sans l’insistance amicale de Ari Gounongbé, qui incite et stimule la confidence. Par sa qualité d’écoute et de transmission, a su recueillir et mettre en mots la parole de Lilyan, mêlant sa voix à la sienne jusqu’à composer une tresse unique où se répondent éclats de vie, leçons de lecture et souvenirs.
Lilyan nous entraîne dans un for intérieur qui ne ferme jamais pour garder en mémoire et participer à la célébration pudique de l’amitié qui la lie à chacune de ces personnalités. Égard et tact signes maître de cette entreprise.
Le lecteur qui regrette, le charme ayant si bien agi, dans cet ouvrage où tout est intéressant parce que rien n’est futile, que Lilyan n’en dise pas plus, doit accepter que la suite peut être lui appartient. C’est à nous de regarder cette Histoire en face.

Les grandes figures de la Négritude : Paroles Privées, Ari Gounongbe, Lilyan Kesteloot, Ed. L’Harmattan 2007///Article N° : 9024

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