Les photos de Pierre Fatumbi Verger et la tasse de Goethe

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Première étape d’une traversée de l’Europe : l’Allemagne, ses chauffeurs de taxi, ses philosophes et son ciel bleu.

Il y a des villes où l’on aime revenir même si elles sont éloignées, par la culture et la distance, du chemin que l’on emprunte quotidiennement. Pour une fois, j’arrive en plein soleil. La ville me sourit. Francfort en fin d’hiver, sous un ciel si bleu, si bleu, rayonnant. Je venais de passer par la grisaille parisienne.
Le soir, j’ai une lecture à la Romanfabrik. Juste un mot concernant ce lieu. Depuis quelques années, à Francfort, à Berlin, dans d’autres villes de ce pays, la culture sous toutes ses formes s’est emparée des usines désaffectées. Il suffisait d’y penser ! Certains bâtiments, qui ne payent pas de mine, sont utilisés à bon escient. Je dirai que le côté pratique des choses ne quitte pas les Allemands, le bavardage en moins, ils ont l’air de savoir ce qu’ils veulent. (Le passé nazi, semble, en apparence, loin, même si, par moments, il se rappelle inévitablement à tous). Et, dans cette ville des idées – je n’oublie pas que la philosophie critique s’est développée ici au siècle dernier – encore gouvernée par l’ombre et la stature de l’un des derniers géants du 20ème siècle, Habermas, le livre a toute sa place. Dans cette ville où a lieu, chaque année, au mois d’octobre, la grand Messe du livre, les rituels comptent. Les rituels, comme les lectures et les expositions auxquelles on accorde du temps. Pas le temps de l’usine ou du travail à la chaîne, mais le temps long, capable de revenir, parce qu’on y croit.
Parmi les personnes qui ont fait le déplacement, des visages connus. Un homme, incontournable ou presque à Francfort, est toujours là. Il sait être accueillant, il a le sourire. Il m’avait reçue chez lui une fois, en compagnie d’autres écrivains, je ne peux l’oublier, parce que l’accueil et la parole à l’autre ça compte, ce n’est pas du temps compté et chiffré…
Ceux de chez moi, que j’ai toujours aperçus dans le hall d’un hôtel ou à un débat dès que je suis de passage, sont, cette fois-ci, royalement absents. Je ne me pose plus de questions à ce sujet. Car dire quelques mots à propos d’un livre que l’on a écrit est toujours une épreuve et pour le public et pour soi-même. Moment de vérité où chacun prend ses responsabilités. Celui du partage de ce temps qui ne se chiffre pas et qui pourrait rendre plus humain parce que l’on se parle ou celui, monétaire, des urgences, des conquêtes et des relations à préserver. Qui prendrait en effet le risque d’être présent à un débat qui pourrait compromettre les bonnes relations qu’il entretient avec quelque parrain ou membre influent dans telle communauté ?
Mais, avant d’arriver à la Romanfabrik, j’ai croisé dans un taxi un chauffeur pas comme les autres. Un poète iranien qui nous a raconté des bribes de sa vie, sa vie de lutte pour la vie et de labeur. Parce qu’il la gagne à la sueur de son front, la vie. Et cela lui laisse ce loisir ou ce temps qui ne se chiffre pas pendant lequel il se donne le droit d’écrire et de lutter contre toute forme d’obscurantisme, celle, en particulier, favorisée par les religions. L’islam et les femmes, il faut bien y penser, dit-il. Pendant toute la soirée et bien après, cette conversation n’a pas quitté mon esprit. Il y a, de toute évidence, bien des chauffeurs de taxi qui ont plus d’une corde à leur arc. Mon personnage romanesque dans Matins de couvre-feu a des sosies çà et là. Personnage de papier dans un univers autre et pourtant quelle résonance en moi !
Ce mercredi matin, le soleil s’est paré de toutes ses couleurs. Les avions tracent quelques minces sillons de nuage dans le ciel bleu, si bleu. Et le Main ressemble à une mer, ce fleuve qui traverse la ville et lui donne une partie de son âme. Je vais visiter une exposition de photos au Musée des cultures du monde. Une expo sur la vie et l’œuvre de Pierre Fatumbi Verger, ce photographe du 20ème siècle qui a retrouvé la vie au Brésil, mort à quatre-vingt-quatorze ans, en 1996. J’ai passé un moment inestimable dans ce musée. Car une exposition de photos comme celle-là est à la fois une base de données sur la rencontre de plusieurs mondes, de plusieurs cultures, et la trace vivante de cet acte de création qui rend compte d’un imaginaire que nous avions hier et que nous avons encore aujourd’hui, sous d’autres formes. Cet imaginaire capable de résister à tout lavage de cervelle, capable de ruser au gré des événements et de renaître plus libre. Une vision du monde depuis les années 1930 jusqu’à la fin du 20ème siècle, montrant les passerelles possibles entre le Brésil et l’Afrique et bien d’autres chemins insoupçonnés… Le commentaire d’un film consacré à la vie du photographe est signé Gilberto Gil. Un jeune homme à la tignasse afro est cloué sur place. Je l’ai trouvé là, immobile devant l’écran. Tout étonné de me voir prendre place, il m’explique en allemand puis en français qu’il aime beaucoup ce musée, qu’il habite Cologne, que son père, d’origine ghanéenne, vit à Francfort. Une dame qui travaille au musée m’avait déjà dit :  » Ce jeune homme est planté là, fasciné par ces images depuis le matin. Cette expo est vraiment une chance pour lui !  » Elle semble surprise de nous voir là, passer du temps, devant cet écran.
D’un musée à l’autre, j’arrive, l’après-midi, à la Maison de Goethe. Autre imaginaire, autre temps, autre siècle. Et je me demande comment elle pourrait me parler, cette tasse qui ne cesse de m’étonner. Mais faisons d’abord le tour de la maison de l’illustre créateur, avant de jeter un coup d’œil aux œuvres d’art exposées dans le musée qui porte son nom.
Le plancher de cette maison craque de toutes parts, sous les pas des visiteurs. À chaque palier, il y a cet esprit d’époque qui ne trompe pas. Cette maison me semble si austère. La chambre natale est nue ou presque. Il y a des peintures, çà et là, dans la plupart des nombreuses pièces. Elles manquent de lumière, ces peintures et les personnages sont si figés, un peu coincés, dirais-je, entre corsets et chignons, entre perruques et redingotes.
Au musée, des amis puis des princes et princesses en peintures font leur apparition sur les murs. L’homme célèbre a vécu parmi eux. Ces personnages peints sont tout aussi raides, comme si tout mouvement leur avait dit adieu. C’est ici que je trouve la perle : une, puis deux tasses ayant appartenu à Goethe. Chacune des tasses a le rebord doré ; la deuxième est plus petite que l’autre et j’imagine les doigts de l’homme illustre tenant la tasse. Que buvait-il donc dans cette tasse ? Est-ce un hasard si, dans la même salle, il y a ce tableau bien connu : Goethe au cours de sa période italienne, à la campagne, quand il était encore jeune ? À cette époque-là, il adorait les femmes. Et, plus loin, un Goethe vieillissant. Les effets de l’âge sont perceptibles et l’homme porte dans les yeux une certaine tristesse. Le cycle complet d’une vie qui passe par la tasse, simple objet décoratif ou ustensile ayant réellement servi ?
Le soir, j’ai une lecture hors du centre-ville, dans une école de libraires. Je n’en avais jamais entendu parler. Ici, les libraires sont formés dans une école spécialisée. Une jeune élève me dit qu’elle a passé son enfance en Côte d’Ivoire, à Daloa, à la fin des années 1980, avec ses parents. Elle me demande des nouvelles de là-bas. Elle a la nostalgie du pays de son enfance…
Une femme d’un certain âge a fait le déplacement. Elle me dit qu’elle est militante d’Amnesty International. Auprès d’elle, en quelques minutes, après la lecture, j’en apprends beaucoup sur l’histoire récente de mon propre pays.
Me voici assise, le lendemain, dans un train entre Francfort et Hanovre. Je vais continuer en direction de Neustadt, petite ville où je n’ai jamais mis les pieds, à vingt-cinq kilomètres de Hanovre. Un curé très attentif, qui s’intéresse à toutes les blessures du monde, me donne la possibilité de faire une lecture, ce jeudi soir, dans sa paroisse, grâce à la bénédiction d’une ONG militant pour le commerce équitable. La culture équitable ? Je vais passer la nuit dans un monastère, à Mariensee, en pleine campagne. Décidément, les lieux de prière ne semblent pas me quitter. Parfois, ils m’ouvrent leurs portes ; je n’ai aucun compte à leur rendre. Calme plat, silence absolu. Endroit idéal pour écrire sans doute. Le temps est orageux et froid. Et cela fait tellement longtemps que je n’ai pas croisé sur mon chemin un endroit de ce genre, où le bruit a disparu du monde…
Vendredi matin, à la bibliothèque d’un grand lycée, les élèves sont plus ou moins attentifs. Leurs profs de français les accompagnent. La lecture se fait en deux langues. Ils semblent plus ou moins dépaysés. Un jeune homme entre deux ou plusieurs cultures, entre l’Afrique et l’Allemagne, a l’air plus attentif que les autres. Il ne manque aucun mot même quand ses copains, par moments, semblent distraits. À midi, il pleut toujours, le crachin de la veille se fait plus persistant. Il y a une vague de froid. Je reprends le train, cette fois-ci, en direction de Leipzig.
Dès que l’on quitte Hanovre, les lacs sont de toute beauté. Je l’avais déjà remarqué, quand je suis passée par là, il y a trois ans, en direction de Berlin. Et les moulins à vent, comme des jouets, plantés dans le décor.
Leipzig. Je ne connais pas cette ville, celle de Bach. Non loin de là, il y a, bien sûr, Weimar, où Goethe a laissé aussi des traces, où des philosophes, et non des moindres, ont laissé leurs empreintes. Et non loin de là un camp de l’horreur… J’arrive à Leipzig, je vais faire le tour du centre-ville, et aller au salon du livre où l’architecture, transparente, ressemble à une immense serre de verre. Dans ce salon, ce ne sont pas les éditeurs qui sont visibles mais bien les auteurs, bien au chaud, sous les feux de tous les projecteurs. Ils se font entendre, ils sont visibles sur place et crève les écrans de télé… Samedi soir, je reçois ce prix, à la Maison des auteurs. Je rencontre des gens qui ont vécu en Côte d’Ivoire. L’un d’eux, un Allemand, me parle de sa vie d’écologiste dans la forêt de Taï, dans le sud-ouest. Il y a bien d’autres personnes, journalistes, curieux, lecteurs à venir. Le dialogue avec le public me dit que je ne peux être seule au monde. J’ignore encore ce qui a changé dans ma vie, entre hier et aujourd’hui. Dans quelques heures, je prendrai le train du retour, plus consciente peut-être qu’écrire, c’est écrire et rien d’autre, les pieds sur terre, ici et maintenant, les yeux ouverts sur la brièveté de la vie…

Leipzig, le 20 mars 2005///Article N° : 3848

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