À travers son nouveau recueil de poèmes Lettre à une génération damnée, Toussaint Kafarhire Murhula propose une plongée au vitriol de la réalité congolaise. Ce recueil résonne du vécu de tout un peuple. Il étale des flots de vies humaines et des espoirs perdus.
« je ne voudrais plus faire semblant
d’être comme tout le monde
vous en seriez-vous rendus compte ? » (p. 18)
« ma tête refuse de transpirer la sueur de l’inconscience
je traverse avec peine cet égoïsme sordide
mon corps tout entier languit
dans l’agonie silencieuse du Congo » (p. 35)
Le poète a choisi de s’exprimer dans un langage simple, allant au-delà d’une littérature éthérée, comme on le remarque parfois dans les productions intellectuelles chez certains auteurs africains. Ces poèmes traduisent un engagement sans complaisance ; ils mettent en exergue ce qui ne se dit pas souvent :
« j’ai fait le choix de traverser cette génération
en additionnant tous les rendez-vous manqués
de notre histoire
totaliser leurs orgies leurs excès et nos insuccès
c’est si étonnant de voir comment l’oubli
par mille subterfuges dégradants
réussit toujours à démêler ma douleur de la folie » (p. 13)
Le lecteur est emporté par la force du questionnement, la véracité du langage et la lucidité de l’auteur. Le « Je » qui jalonne le recueil comporte un tel dynamisme qu’il déborde l’auteur lui-même, embrassant aussi bien le lecteur que le Congo en tant qu’espace géographique, historique, politique, et éthique, pour devenir « cette réalité là » qui colle à tout homme !
« je me demande si c’est moi
si c’est la ville ou si c’est le temps
qui respire ces airs de noblesse imprégnés » (p. 56)
« je ne sais plus d’où je viens
ni de quels combats je tiens cette balafre
mon âme, esseulée, exilée, effarée et blessée
saigne comme une fontaine » (p. 48)
Écrire, exprimer et se sentir concerné à ce point par les réalités sociales d’un peuple, ces réalités qui frôlent au quotidien notre conscience humaine sans pour autant arrêter notre attention, relève d’un autre degré de perception que seuls les poètes savent entretenir. Ces vers ne peuvent échapper à personne, moins encore au Congolais qui choisirait comme remède à son malheur de s’enfermer dans « la servile sécurité qui empêche de traverser ce qui caractérise au Congo la décrépitude de l’humain. »
Ce recueil est une bouffée d’oxygène face à la politique de l’oubli volontaire qui est devenue, chez ce peuple découragé par l’échec des efforts successifs, une sorte de subterfuge pour tromper la fortune, déjouer la ruse d’un destin létal, au risque de s’installer dans l’intolérable. Les tragédies, les catastrophes, les contradictions, les mensonges, les parodies du vécu dans le quotidien congolais, sont exprimés avec fidélité et vérité, sans pour autant trahir l’espérance.
« des vies gaspillées au gré de nos humeurs mortelles
dans ce Congo que je chérissais comme une patrie » (p. 11)
« il y a des mains posées sur les têtes
et des visages qu’on couvre de douleur
il y a des tombes que l’on creuse
des soupirs qui s’échappent
il y a mon avenir qu’on étrangle » (p. 44)
« j’appelle tous nos martyrs chacun par son nom
dans ce petit cimetière de Kisangani
Fataki, Fungula, Lisolokele, Bongongo, Chololo
derrière ce rideau de silence mes frères vous vous taisez » (p. 30)
Lettre à une génération damnée vient aussi ébranler l’illusion qui domine sur le continent africain et surtout au Congo. Il réfute la séparation de l’humain entre le spirituel et le politique. L’homme, dans son épanouissement et son devenir, est un tout. Ses décisions sont à la fois spirituelles et politiques. Seule pareille conviction peut construire la base de la maturité d’un peuple :
« j’ai beaucoup prié !
jusqu’à solliciter l’aide des dieux
incapable de changer mon destin !
j’ai beaucoup prié !
avec la naïveté de l’enfant
qui attend que la lumière surgisse
dans le visage rassurant d’un parent (p. 13)
« je prie en empruntant à Fanon des mots qui implorent
je me signe de la croix par les mains de Lumumba
pour mon destin qu’on bâillonne
ô temps ô corps
fais que je sois toujours homme qui se souvient » (p. 24)
Comment, en effet, ne pas se sentir concerné et ébranlé par cette poésie, si, en fils de ce Congo, notre vie se présente toujours comme un manque, une absence, un grand vide ?
« je tourne les pages de mes années gaspillées dans mon regard j’emprisonne chaque moment de défaite je m’incline et je ramasse les débris épars de mon destin » (p. 24)
La part de responsabilité de tout lecteur est un questionnement.
« je sais de quoi mon pays est mort !
le Congo meurt d’amnésie
il meurt d’hystérie
il meurt du ridicule
il meurt de tout ce qui ailleurs ne tue pas
alors combien de temps nous faudra-t-il pour en faire le deuil
combien de jours avant son insurrection ? (p. 31)
La vérité de cette Lettre, sa pertinence, le courage de son auteur lui donnent toute sa force et toute sa profondeur.
« voilà que j’essaie de dire depuis des lustres
dire des mots qui refusent de franchir ma gorge
nommer la chance que j’entrevois
dans les musiques que composent mes vies
celles vécues et celles que je soupçonne
même si ici bas,
mon enfer et mon ciel se mélangent
je sais que je peux toujours franchir la ligne
parcourir les chemins de l’espérance
entre moi et moi (p. 73)
Loin d’être une expression de révolte, ce recueil est un cri contre l’amnésie, la résignation et une mauvaise espérance.
« je ferme mes yeux et je calcule
Je vois qu’il existe encore quelques lumières
Qui luisent au fond de mes rêves
Je sais que le soleil montera exactement
Par ce petit sentier que je lui dessine » (p. 56)
Pour avoir lu Bukavu : la chanson du soleil en exile (1), on retrouve la même intelligence d’une histoire qui s’écrit et s’inscrit douloureusement dans l’histoire de l’humanité. On retrouve le même style audacieux et engagé qui caractérise certains poètes de conscience sociale : entre le Harlem Renaissance des années 1920s et le mouvement de la négritude des années 1940. La poésie de Toussaint Kafarhire engage son auteur et ses lecteurs à la liberté et à la dignité.
(1) Lettre à une génération damnée, Toussaint Kafarhire Murhula, Paris, Ndzé, 2009, 76 pages.
(2) Bukavu : la chanson du soleil en Exil, Toussaint Kafarhire Murhula Ottawa, Éditions Malaika, 2004.///Article N° : 8957