L’intellectuel, tragique héros ?

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Figure absente ou malmenée dans l’histoire contemporaine de l’Archipel, l’intellectuel ne peut exister dans l’opinion qu’à travers un destin tragique. Il est ce marginal qui porte sur ses frêles épaules le récit du roman de Mohamed Toihiri (Le Kaffir du Karthala, paru chez L’Harmattan).

Dans une société de proximité, où les « stratégies d’évitement » se multiplient pour permettre d’éteindre tout foyer conflictuel possible entre les individus, l’intellectuel, qui doit se battre selon son intime conviction et non selon l’opinion admise par le groupe ou la communauté, n’a pas toujours sa place. Dans une société où prime la bipolarisation des points de vue (bien ou mal), l’intellectuel est forcément dans la marge.
Le recul de mise chez lui, autorisant la nuance par exemple, ne peut être accepté par la multitude. Sa conception critique du monde alentour peut gêner. Car elle consiste bien souvent à refuser de se plier aux exigences de la relation, telle que vécues jusqu’alors par le Comorien. Une relation de type vertical, où il est forcément soumis au groupe, même lorsque celui-ci se trompe. Même sa relative capacité à dénouer certaines situations de crise ne lui donne pas forcément le beau rôle. Il est plutôt souvent vu comme étant celui par qui le scandale peut arriver. Moins on l’écoute, mieux se porte la société.
A quelques exceptions près, les seuls acteurs intellectuels ayant réussi à incarner une alternative discursive dans les débats en cours sur l’avenir résident à l’étranger. Un patriotisme pro-indépendantiste depuis l’Afrique de l’Est dans les années 60 et 70, une contestation contre le pouvoir mercenaire depuis l’étranger dans les années 80, l’évolution d’un discours anti-séparatiste depuis la France dans les années 90. Sur place, il y a bien évidemment des voix discordantes qui refusent la marche établie par le plus grand nombre, lorsqu’elle charrie des erreurs d’analyse et des actions tendancieuses. Mais ces voix sont souvent réduites au silence ou à une existence par procuration.
Elles ne survivent que difficilement face à l’opinion commune. L’exemple du Groupe de Réflexion pour le Devenir des Comores depuis la française Mayotte illustre assez bien le propos. Ils ne s’expriment que difficilement dans les médias locaux, dans la mesure où ils prônent le retour de l’île dans l’ensemble comorien. Autre exemple, les militants du mouvement rouge Msomo wa gnumeni (1) à la tâche dans les années 70 et 80 furent considérés par leurs compatriotes comme de dangereux terroristes. Celui qui développe une pensée alternative doit prendre des chemins escarpées. Il est impensable qu’un intellectuel se retrouve dans le champ public et politique avec un avis contraire, y compris parmi les rares groupes qui incarnent la contestation. Quand on est d’un camp, on ne peut le critiquer, même lorsqu’il se trompe. L’intellectuel dans ce système, car il s’agit d’un système de vie érigé ou perpétué par l’ensemble des Comoriens, est un être condamné à la solitude. Il est seul face à tout le monde. Il est différent. Il est « autre ». Il n’est donc pas des « nôtres » pour ainsi dire.
C’est surtout la pression sociale qui œuvre contre lui au quotidien. Dans un « monde » où chacun porte la famille sur son dos, d’une façon ou d’une autre, l’idée de penser autrement face à tous ses semblables s’inscrit dans une logique subversive, qui remet en cause toute l’architecture sociale. Vous êtes la « brebis égarée ». Vos proches, qui rejoignent toujours l’opinion commune, tentent alors une médiation, lorsque le cas se présente. Vous êtes bien entendu « récupérable » à leurs yeux et vous ne devez surtout pas les décevoir, en refusant la main tendue. Si jamais l’idée de résister à leurs envies de vous voir retrouver le « droit chemin », celui qu’emprunte « tout digne enfant comorien musulman », vous venait à l’esprit, la rupture se consommerait violemment. De « récupérable », vous devenez alors soit un ennemi à abattre pour le bien de la communauté, soit un fou furieux dont la portée du discours est à banaliser au plus vite pour atténuer les effets dans l’opinion.
Le jeu est faussé. Aucune règle de démocratie n’est prévue dans le jeu social pour admettre une opinion d’individu allant à l’encontre des idées du groupe. Ceux qui s’en sortent encore une fois sont obligés de partir du cercle communautaire pour se sentir plus libres. C’est une société, où règne la logique de la composition. A moins de muer en « kaffir ». (2) Une sorte d’être infidèle aux valeurs morales et religieuse en vigueur établies dans cette société. Le mot est à prendre dans un sens plus large qui confine l’intellectuel dans un rôle tragique, qui mène de la marginalité à la mort. « Kaffir » est un concept développé par l’écrivain Mohamed Toihiri (3) dans Le Kaffir du Karthala (1992). Un texte à travers lequel se dénoue la pensée d’un écorché vif, le Dr Idi Wa Mazamba contre un ordre imposé par des mercenaires étrangers.
Un texte humble, construit sur une thématique de héros suicidaire qui pose d’une manière peu détournée la fatale question du rôle de l’intelligentsia dans le pays : « Intellectuel comorien, qui es-tu, où vas-tu ? ». L’archipel, qui semble nourrir cette œuvre de long en large, ressemble à un théâtre de marionnettes. Le peuple se sent manipulé, dépassé par les événements, incapable de prendre sa destinée en main et de maîtriser les enjeux en cours. A force, il finit par se réfugier dans un univers d’apparences trompeuses, où l’hypocrisie rivalise avec l’insouciance collective. Les citoyens naissent dans la douleur, grandissent dans le conformisme ambiant et meurent sans jamais s’être interrogé sur la notion de liberté. Seule importe pour eux la reconnaissance du « semblable », à travers un statut social figé dans le temps et sans doute discutable par rapport au monde en devenir.
C’est l’histoire d’un peuple soumis, d’un peuple d’anti-héros, d’un peuple en déroute. C’est dans cette perspective que le « kaffir » prend une dimension tragique. Ce mot aux nombreuses déclinaisons, selon qu’on se trouve à Moroni, à Johannesburg ou en terre musulmane, (4) porte toute la dynamique du récit de Toihiri. Le kaffir est celui qui décide un beau jour d’aller à contre-courant de tout ce qui a été établi jusque-là dans sa société comorienne d’origine. Il refuse l’ordre établi dans lequel il est pris en otage, analyse de près l’étau qui se resserre autour de ses concitoyens, se sacrifie en leur nom et débarrasse le pays d’une des plus « mauvaises graines » (les mercenaires, toujours) qui le rongent de l’intérieur.
Pour y arriver, Dr Idi Wa Mazamba devient donc ce « kaffir », héros tragique, dont personne ne rêve d’endosser le rôle sur cette terre isolée du monde. Car le kaffir incarne en vérité quelques-unes des peurs du comorien. La peur d’être celui qui renie les lois de Dieu. La peur – par extension – de ne pas satisfaire à l’opinion générale. De ne pas ressembler au groupe. De ne pas se plier à un mode de pensée unique. Le kaffir est – en forçant à peine le trait – celui qui refuse d’être un « semblable » parmi d’autres « semblables ». Il prétend penser par lui-même, sans céder à la pression du groupe. Il vit en marge et fait peur au groupe. Par conséquent, on apprécie de pouvoir le sacrifier bien souvent sur l’autel de la bienséance. C’est par ce kaffir-là que s’introduit donc le parfum de l’héroïsme dans le roman de Toihiri.
A travers Dr Idi Wa Mazamba, une dynamique de changement va s’opérer dans cette société conservatrice. A l’inverse des têtes de mouton qu’il côtoie à longueur de journée, il est celui par qui arrive un sentiment de révolte. Il risque d’être pointé du doigt et de scandaliser. Mais pour le conforter dans sa logique rebelle, Toihiri lui taille sur mesure un destin de mort. Il use pour cela d’un subterfuge dans le récit : le docteur Wa Mazamba a le cancer. Il est condamné. Son temps est compté. Il n’a donc plus rien à perdre. Il peut se sacrifier pour libérer son peuple. Sa conscience intègre le principe d’une mort utile. Il va jusqu’à programmer cette mort pour qu’elle serve ses convictions, au millimètre près. Autant dire que dans le contexte historique des Comores, il n’y a que des kaffirs pour incarner ce rôle. Sans mauvaises plaisanteries. Ali Soilih (voir les précédents articles) était considéré comme tel. Les contestataires de l’époque Denard également.
Ce lien entre les notions de kaffir et d’intellectuel prend globalement des formes simples chez Toihiri. Idi Wa Mazamba, le personnage phare, devient marginal, en partant d’abord d’une réaction contre les us et coutumes établis de l’intelligentsia locale. « L’intellectuel comorien, dit-il, cet homme, ancien rebelle de la pensée, tombé dans l’imitation coutumière la plus servile. Plus de pensée libre, ni de libre pensée. On le voyait souvent appuyer le conformisme le plus roide. Son moi social était surdéveloppé. Il ne pensait plus qu’à son shewo, cet honneur social dans lequel il se drapait avec des airs de vierge effarouchée. Il redevenait le doux fils du clan et de la caste ». On ne pourrait être plus explicite. Dr Wa Mazamba devient martyr, héros tragique et symbole de l’homme nouveau sur ces terres face à une classe autoproclamée de pseudo-intellectuels. Il y a quelque chose de nihiliste dans son geste. Une dimension nietzschéenne dans sa quête à la fin du roman également. Comme l’écrit le narrateur du roman : le docteur Wa Mazamba, en cherchant à se sacrifier pour son peuple, « avait décidé d’être libre, conduit par l’intelligence, la culture, la raison, la mémoire. Il avait décidé de vivre sa vie. Il pouvait se permettre toutes les vérités », y compris celle de la mort.
A la sortie du roman, Toihiri avait précisé dans une interview sa pensée sur les intellectuels comoriens : « Ils confondent le rôle social qu’ils devraient jouer avec un engagement politique, qui aurait bien pu être positif, si ça avait pour but de sortir la majorité des citoyens de l’état dans lequel ils se trouvent. Mais il s’avère effectivement que ces anciens rebelles de la pensée, arrivés aux Comores (de l’étranger, où ils poursuivaient leurs études et menaient leurs combats), souvent, ne se préoccupent pas du tout pour les problèmes, disons, « sociaux », des autres. Mais ils sont là pour « arriver », aller à la soupe en quelque sorte. L’intellectuel comorien doit se réveiller, parce qu’il ne joue pas encore son rôle ».
Qui voudrait jouer au kaffir ? Car telle est la vraie question. La charge est lourde. Être intellectuel aux Comores revient presque à camper une mort. Peut-être pas la même que celui du Dr Idi Wa Mazamba, mais la partition n’est pas simple à interpréter. Ce qui explique bien des « reniements » (y compris idéologiques) au sein de l’élite nationale. Combien sont-ils à avoir rêvé d’un pays qui se relève, sans oser agir sous l’éthique de la conviction ?

1. Littéralement « école nouvelle ». Idéologie communiste. Ils étaient à la pointe du combat anti-colonialiste, anti-dictature et anti-mercenaire.
2. Kaffir dans l’islam signifie « infidèle ». Les Comoriens ont tendance à considérer par extension que ce qui va à l’encontre de la pensée établie dans la société s’oppose forcément aux valeurs, y compris religieuses. Comme on le dirait d’une chose peu catholique.
3. Premier écrivain d’expression française à être publié dans la littérature comorienne. Avec son premier roman, La République des Imberbes (L’Harmattan, voir l’article de Soilih Mohamed Soilih).
4. En quatrième de couverture du roman est écrit ceci : « Kaffir signifie aussi bien « infidèle » selon le Coran que le « Noir » en Afrique du Sud ou le « marginal » aux Comores. C’est là une clé pour comprendre la richesse symbolique et littéraire ainsi que l’enjeu moral du second roman de Mohamed Toihiri« . Précisons que le héros évolue entre Moroni et Johannesburg.
///Article N° : 2536

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