Lussas 2006 : les enjeux d’Africadoc

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Les Etats généraux du film documentaire de Lussas ne cessent de penser l’image du réel pour rendre compte des tremblements du monde. Cette 18è édition (20-26 août 2006) ne pouvait ainsi faire abstraction de la guerre du Liban. Sans doute n’est-il pas inutile de revenir sur les enjeux et les logiques documentaires qu’ouvre ce qui devint une polémique mais aussi un certain nombre de films présentés pour introduire la présentation du travail d’Africadoc, tant celui-ci participe d’un engagement pour un certain type de cinéma. Tandis que les documentaires de création issus d’Afrique restent peu nombreux, Lussas pouvait présenter cette année de nouveaux résultats tangibles de cette initiative.

Sortir du binaire
Lussas est toujours chaud voire bouillant de quelque chose. Cette année, ce fut une polémique professionnelle et médiatique autour de la décision prise par les programmateurs des Etats généraux de réduire le programme de documentaires israéliens prévu de longue date pour le contrebalancer par des films libanais et palestiniens. Ils craignaient que la guerre du Liban empêche de voir les films israéliens avec la distance nécessaire. Restriction ou élargissement ? En fait, ils étaient piégés : le cessez-le-feu n’est intervenu que peu de temps avant le début du festival. Qu’ils maintiennent la programmation en l’état ou qu’ils la modifient, l’acte leur serait reproché. La volonté de restaurer un contrechamp ne pouvait que renforcer une binarité contraire au désir de restaurer une logique de paix, mais à l’inverse, quel aurait été l’espace de sérénité d’un focus sur Israël au lendemain de massacres comme celui de Cana ? Il fut donc décidé de mettre de côté les films qui paraissaient fragiles face à l’immédiateté de l’émotion tout en gardant une cohérence de la programmation sur deux jours au lieu de trois.
La réaction ne se fit pas attendre : une pétition notamment signée par les réalisateurs Raidu Mihaelanu, Cédric Klapisch et Solveig Anspach reprocha aux Etats généraux de nourrir « l’incompréhension voire la haine ». D’autres cinéastes israéliens retirèrent leur film par solidarité et par désaccord politique avec cette décision, ou bien parce qu’ils pensaient que le climat ne favoriserait pas une vision sereine de leur œuvre. Ce qui ramena la programmation à une journée ! Elle mettait pourtant l’accent sur des films de résistance au sein de la société israélienne et les deux cinéastes présents, Alexandre Goetschmann et Avner Faingulernt, qui subirent de grosses pressions pour décliner eux aussi l’invitation, insistèrent sur le peu d’occasions qu’ils ont de montrer des parcours transversaux et sur la rareté d’un dialogue entre réalisateurs israéliens et libanais/palestiniens qui reste impossible en Israël. « Ce qui arrive est terrible et tragique », conclut Avner Faingulernt qui anime l’école Sapir, une école de cinéma volontairement située à la frontière entre Gaza et Israël et qui accueille sur un pied d’égalité des élèves de différentes origines, « un dialogue comme thérapie contre les guerres ».
« On dit que Dieu a réduit sa place pour donner sa place au monde », a surenchéri le réalisateur Abraham Ségal, signataire du message de solidarité d’une quarantaine de cinéastes israéliens lancé lors de la Biennale du film arabe en juillet à Paris. (1) « Nous nous engageons à filmer notre refus de l’occupation » : il présenta ainsi des « ciné-tracts » dénonçant les bombardements « faits pour libérer la parole et non pour frapper un coup », films courts réalisés dans l’urgence et reprenant l’appellation donnée en 1968 par Godard ou Marker aux 2’40 » (une bobine en 16 mm en image fixe) faits dans les facs et les usines occupées pour capter la parole du mouvement de mai.
Outre son remarquable Hommes sur le bord (Men on the Edge, 2005) coréalisé avec Magabit Abramson sur la dégradation des relations entre pêcheurs juifs et arabes ayant l’habitude de travailler ensemble, Avner Faingulernt présentait un autre produit de l’école Sapir : Sisaï, de David Gravo, davantage retenu ici pour son lien avec l’Afrique que par son originalité. C’est cependant ce type de cinéma de proximité qui porte en lui la possibilité de cette relation impossible dans l’espace public. Gravo filme son propre frère d’adoption, Noir dans une société que l’on sait raciste, tandis que Faingulernt partage la vie des pêcheurs sur une longue période ; ceux-ci le prennent à partie, par exemple lorsqu’Elie lui dit : « Tu es de gauche : ça t’ennuie que les Arabes ne soient plus là ! » (ils sont bloqués à Gaza par le bouclage du territoire). Sisaï apprend non seulement que sa copine est enceinte mais aussi qu’on a retrouvé la trace de son vrai père en Ethiopie. C’est beaucoup à la fois pour un jeune de 20 ans ! Il fera le voyage pour retrouver son père dans une Afrique qu’il n’a jamais connue, et nous avec lui. Alors qu’Hommes sur le bord permet de proprement comprendre physiquement la lente destruction du lien vital qui liait pêcheurs arabes et juifs travaillant ensemble, Sisaï est un retour aux sources. Tous deux s’ancrent dans les failles du melting pot israélien pour chercher les voies de la réconciliation, avec soi-même autant qu’avec l’autre.
Un des pêcheurs juifs, le même Elie, a perdu sa femme, tuée par des Palestiniens. Cela ne facilitait pas les retrouvailles. En 2005, quatre ans après la fin du tournage, Faingulernt réunit à nouveau les pêcheurs juifs et arabes du film pour le regarder ensemble à Sderot, où se trouve l’école Sapir. Ils ne s’étaient pas parlés depuis mais, après un moment, se sont pris dans les bras en s’embrassant. « Nous sommes victimes d’une situation qu’aucun de nous n’a désirée », diront-ils après avoir vu le film. (2)
Comment des images peuvent-elles ainsi créer du lien plutôt que de la disjonction ? C’est la question que posait la philosophe Marie-José Mondzain pour introduire une conférence de Georges Corm sur la fracture imaginaire Orient-Occident. Comme elle ne put développer sa réponse pour des questions de temps, je lui ai proposé de l’exprimer dans un entretien que nous eûmes en plusieurs étapes et qui est à lire sur le site. C’est bien l’imaginaire le lieu de la fracture, précisait Georges Corm. Et l’imaginaire peut être redoutable : sorcières, hérétiques, antéchrists des guerres de religions, juifs comploteurs du « Protocole des sages de Sion », péril bolchevique, péril jaune, et aujourd’hui le péril islamique ! Le choix du cinéma est de consolider l’imaginaire collectif en suivant le discours médiatique ou bien de soutenir la pensée critique. De Star Trek à la Guerre des étoiles, le cinéma américain définit où se situe l’empire du bien face à celui du mal. Dans cette guerre des mots, peuple, nation, race, communauté, culture et civilisation deviennent interchangeables, s’assimilant la sacralité que la notion de peuple puise dans l’archétype biblique. Dans le Coran, Uma (la nation) est une notion mystique définissant une affinité spirituelle qui n’a rien à voir avec le nationalisme qu’on veut lui attribuer.
« Il n’y a plus d’Orient : le monde entier est occidentalisé », s’est écrié Georges Corm. « L’Occident ne naît pas d’une différence entre christianisme et islam mais de la séparation de l’Eglise d’Orient et de l’Eglise d’Occident » ; le Coran essaye de régler les problèmes de la théologie chrétienne ! » Voilà qui place la question Orient-Occident comme endogène au monde chrétien. L’originalité de la vision de Corm est de voir la création de l’Etat d’Israël comme découlant des rapports entre judaïsme et christianisme : la constitution de l’espace sacré de l’Occident, un accomplissement de la justice dans l’Histoire qui soulage de l’écrasement historique. Les Arabes n’en sont pas partie prenante pas plus qu’ils ne le furent de l’holocauste, et leur demander la même sensibilité que les Occidentaux vis-à-vis d’Israël est une aberration. Mais après les croisades et les colonies, leur sentiment d’injustice s’amplifie devant l’absence de solution au conflit israélo-palestinien. Le problème est aujourd’hui de séculariser le conflit et de la rendre plus politique, c’est-à-dire de sortir des images du choc des civilisations.
Sortir d’une vision binaire du monde serait de revenir au droit comme base de toute civilisation, et d’affirmer ainsi qu’aucun Etat ne peut construire un droit à la différence en se mettant au-dessus des normes. Contrairement aux débats théologiques qui incluent des enjeux de pouvoir, « les spiritualités ne sont pas contradictoires, indiqua Marie-José Mondzain : on ne se fait pas la guerre pour des raisons spirituelles ». La question est de savoir comment l’image peut être un instrument de repolitisation pour un débat non-meurtrier. En somme comment elle peut être information, un retournement du regard qui évite le noir et blanc, la disjonction. A cet égard, comme le dit la phrase célèbre, « résister c’est créer et créer c’est résister ».
Fracture coloniale
N’est-ce pas l’image la plus à même de déconstruire les imaginaires de disjonction, qui puisent tant eux-mêmes dans les images ? La fracture Orient-Occident est notamment composée de la fracture coloniale qu’il est difficile de mettre de côté dans la relation avec les anciens peuples colonisés. A cet égard Sounou Sénégal – Notre Sénégal de Jean-Pierre Lenoir est une intéressante tentative de revenir par l’intime d’une histoire personnelle sur les non-dits et les non-aboutis d’une relation complexe, chargée de culpabilité, de nostalgie et d’émotion. D’une façon qui n’est pas sans évoquer le beau Doulaye, une saison des pluies d’Henri-François Imbert qui partait au Mali à la recherche d’un ami de son père, Lenoir, qui n’a jamais vécu au Sénégal, y recherche les témoins de la présence de sa famille, son grand-père ayant tenu sur le plateau de Dakar l’hôtel « La Croix du Sud » à l’époque coloniale. Le titre du film est significatif d’une relation à la fois possessive et reconnaissante, incarnée par la mère de Lenoir et ses tantes qui, à la faveur de son investigation, et non sans d’abord avoir rejeté la nécessité de la mémoire, arrivent à dire entre deux sanglots combien elles doivent à leur enfance sénégalaise. Si cette émotion touche, c’est grâce à la sincérité d’un film qui ose une certaine poésie pour amplifier son propos. Mais c’est aussi et surtout parce qu’il prend le risque de se confronter à l’Autre, faisant le voyage en pays toutcouleur pour retrouver les domestiques noirs de cet hôtel du quartier blanc – « Croix du Sud » où l’on s’extasiait sur les exploits de Mermoz permettant à des mondes séparés de communiquer tout en exploitant élégamment mais réprimant en cas de grève les Noirs dans ses propres murs. Ce n’est pas de la rancœur que Lenoir rencontre auprès de ceux qu’il retrouve mais la dignité, celle d’un vieux syndicaliste qui demandait l’application des lois françaises et l’égalité de droits à l’Afrique coloniale.
Mais le regard de Lenoir est avant tout introspectif de son histoire familiale. L’ambiguïté domine, dans la gestion des traumatismes subis autant que des fascinations, dans toutes les questions sans réponse. Le ton du commentaire, le mode du souvenir, les archives d’époque et le rythme du film respirent la mélancolie. Sounou Sénégal se situe ainsi dans l’exploration d’une énigme : comment faire œuvre de mémoire quand on est le petit-fils du grand-père, qu’on hérite d’une histoire de maître, qui est la sienne sans l’être, pour laquelle l’oubli n’est pas encore actuel tant elle est encore présente en chacun. « L’oubli ne veut pas dire effacer mais inventer », indique Marie-José Mondzain dans notre entretien. Comment faire en sorte que la mémoire puisse être « une vitalité du passé dans le présent » ? Comment les différentes strates d’une mémoire coloniale sans fards et sans masques peuvent-ils ouvrir une nouveauté de la relation qui contribue à réaliser le vœu pieux de la fin du film : « ce qui nous unit est infiniment plus fort que ce qui nous sépare » ? Sans doute Sounou Sénégal est-il une honnête contribution à cet édifice : il a la fragilité et l’ouverture de l’incertitude. Il appelle aussi d’autres témoignages intimes des deux côtés de la Méditerranée, des témoignages par milliers qui restaurent les non-dits et déconstruisent les clichés pour qu’enfin l’on puisse tendre vers une relation d’égalité.
La musique parle
A cet égard, Teshumara, les guitares de la rébellion touareg, qui recevait à Lussas le prix Sacem du documentaire musical de création, lève un voile incroyablement opaque sur la résistance touarègue. Le film illustre à quel point la musique en Afrique, au-delà des tentatives de la museler de la part du pouvoir colonial puis des nouvelles instances de répression, a « toujours voulu parler, même lorsqu’elle semblait silencieuse ou instrumentale », pour reprendre l’expression de Célestin Monga. (3) Il restaure une mémoire heureusement contextualisée alors même que les médias ne nous ont rien appris ou presque de la rébellion des Tameshek. Un homme nous dit qu’ils ont été islamisés sans résistance puis soumis par la France et que c’est à l’indépendance du Mali qu’ont commencé les problèmes, de nouveaux impôts « sans retour » grevant animaux et personnes, et une répression brutale du régime militaire punissant les récalcitrants. Le groupe Tinariwen s’est formé en exil à Tamanrasset. Il veut dire « ceux du désert » car c’est là qu’il se réfugiait pour répéter sa musique sur des bidons comme percussions et des guitares improvisées, accusé de faire des chansons politiques par les Algériens. Leur chant lancinant d’une rugueuse beauté puise dans les chants traditionnels des Touaregs maliens modernisés par des guitares aujourd’hui électriques et n’est pas sans parenté avec le blues d’Ali Farka Touré. Il fédéra la rébellion : « Une vérité est ensevelie, c’est elle qui nous unit ». En 1963, le père du fondateur du groupe (qui n’avait alors que 4 ans) fut arrêté dans leur demeure de Tessalit (Mali), tué l’année suivante : « Souvenez-vous de son histoire », dit la chanson que le Mali interdira d’écoute. Le film ne fascinerait pas tant s’il isolait de son contexte cette impressionnante musique d’une culture rejetée et oubliée du monde : dans sa volonté d’évoquer en détail les conditions politiques de son émergence, il la fait passer du folklore au contemporain et en démontre la vitalité pour notre temps.
Une parole libérée ?
C’est certainement au Rwanda que, plus de dix ans après le génocide, se pose le plus crûment la question de la mémoire et de l’oubli. Nombreux sont les documentaires qui se sont attelés à la tâche (cf. notamment nos précédents reportages sur Lussas) et les Etats généraux proposaient cette année Rwanda : les collines parlent, de Bernard Bellefroid. Sobre et centré sur les hommes, sans fioritures ni pathos, le film qui se concentre sur les gacaca (tribunaux populaires créés un peu partout au Rwanda avec 140 000 juges pour pouvoir juger les génocidaires dans les villages même où ils ont agi) révèle les difficultés du processus. Construit sur le slogan d’une affiche publicitaire pour les gacaca : vérité, justice, réconciliation, le film se targue par son titre de montrer combien ces tribunaux mettent en acte une libération de la parole. Mais en insistant sur les stratégies des détenus pour bien s’en tirer en demandant pardon, la présence de membres de la famille d’un accusé dans la composition d’un tribunal ou le refus d’un génocidaire avéré de changer de discours, il montre plutôt que c’est le mensonge qui triomphe et non la vérité, que l’injustice y est flagrante et que les gacaca ne débouchent que sur une réconciliation de façade ! C’est davantage une organisation de la parole qu’une libération qui se fait jour, et cela place le spectateur dans une énergie décourageante face au mensonge et la mauvaise foi. Bernard Bellefroid va ainsi à l’encontre de ce dont il croit pouvoir témoigner. Il nous montre en revanche, mais imparfaitement puisqu’inconsciemment, que le juridique ne résout rien quand il ne fait que remplacer ce qui politiquement permettrait de dénouer les rouages de la haine. Quant à la réconciliation, des films comme Zulu love letter (Ramadan Suleman, Afrique du Sud) nous ont montrés à quel point elle devait s’ancrer dans la sphère privée.
Nous préférerons donc Kigali, des images contre un massacre de Jean-Christophe Klotz, dont nous avons déjà parlé dans notre compte-rendu de Cannes 2006 où il était montré à la Semaine de la critique accompagné d’un débat (cf. sur notre site), et qui a le mérite de poser dans sa complexité la question de l’image médiatique, non de ce qu’il faut montrer ou pas mais la question de comment le montrer pour ne pas tomber dans le piège de la jouissance pulsionnelle tout en informant.
Le « point de vue documenté »
Rares sont en Afrique les films d’agitprop comme Et si Latif avait raison ? de Joseph Gaï Ramaka. Tourné clandestinement, avec de faibles moyens et dans l’urgence d’une inquiétude montante face aux dérives autoritaires du régime sénégalais, le film étaye les thèses du journaliste Abdou Latif Coulibaly qui ont fait grand bruit à Dakar. Empruntant volontiers au style des films d’investigation politique américains (témoins parlant devant des photos de la grandeur de l’écran), Ramaka veut enfoncer le clou alors qu’il est encore temps. S’il fait de l’agitprop, c’est au sens de l’agitation plutôt qu’au sens de la propagande (agitprop est historiquement l’abréviation de otdel agitatsii i propagandy, c’est-à-dire Département pour l’agitation et la propagande, organe du PC de l’Union soviétique). S’il se fait tribun plutôt qu’artiste, c’est pour laisser la parole aux opposants, journalistes, intellectuels et défendeurs des droits de l’homme qu’il convoque devant sa caméra. Il leur a demandé leur vision sans poser de question ni induire de contenus. Leurs analyses sont de qualité, révélant les continuités historiques, décelant les processus. Un public peu au fait de la politique sénégalaise peu y perdre un peu son latin mais s’y retrouve dans l’analyse des dangers qui menacent partout la démocratie – et devient ainsi plus attentif à l’actualité d’un pays que chacun se plaisait à considérer comme un modèle pour le Continent. Rien n’est jamais acquis en démocratie et Ramaka, qui n’hésite pas à affirmer que « le retard de l’Afrique est dû essentiellement aux hommes politiques », inaugure ici du jamais vu sur le Continent : un film véritablement critique prenant pour cible un président en exercice.
Mieux valait de fait restaurer une pluralité d’approches : il n’y a pas de vérité en politique comme il n’y a pas d’image vraie. Pour restaurer ce tiers qui permet d’ouvrir le débat du préférable en dépassant les binarités exclusives, le cinéma que nous défendons s’attache à laisser à l’Autre une existence proprement physique, c’est-à-dire qui respecte et mette en exergue sa dignité plutôt que de l’instrumentaliser comme cauchemar, objet de jouissance, fétiche ou décor. Pierre-Yves Vanderweerd le fait de façon très originale et Lussas lui consacrait cette année une rétrospective de ses quatre œuvres tournées en Mauritanie et au Soudan. Nous avions déjà écrit le bien que nous pensions de Racines lointaines et de Closed District, présentés ces deux dernières années (cf. sur notre site les compte-rendus Lussas 2004 et Lussas 2005). Adepte du plan fixe et donc d’un certain rapport au temps, son attention aux êtres et à la nature est extrême. Ses films sont l’illustration de ce que Jean Vigo appelait « le point de vue documenté » : l’association d’une connaissance avérée de l’objet du film et d’un regard de cinéaste bouleversé par l’état du monde. (4) Némadis, des années sans nouvelles dessine à travers la recherche de nomades à qui il avait promis de revenir leur montrer les images qu’ils avaient tournées ensemble une géographie qui dépasse le simple territoire de ces chasseurs hors-la-loi. Un moment clef de la quête est atteint quand une femme regarde une photographie en admirant qu’on puisse mettre ainsi un portrait sur du papier. Les rires de la famille retrouvée à la vision des images de leurs corps plus jeunes de six ans résonnent sur leurs commentaires très libres sur la fidélité et la sexualité : au-delà d’un mode de vie très fruste qui pourrait amener à les déconsidérer, ces Némadis révèlent à la lumière d’un film qui prend les moyens de se mettre à leur écoute une profondeur que beaucoup devraient envier.
Egalement tourné en Mauritanie, Le Cercle des noyés est d’une foudroyante beauté sur un des sujets les plus graves : l’enfermement arbitraire et la torture. Ces Noirs du Front de libération africaine de Mauritanie (FLAM) qui luttaient pour être considérés comme des citoyens à part entière auront connu entre 1986 et 1991 les pires souffrances dans le bagne édifiant de Oualata, bunker barrant le paysage désertique soumis aux vents. On pense aux ciels d’un John Ford qui envahissaient l’écran : le récit de Ba Fara, sobre, précis, calme et terrible, en peul, à la première personne, devient, comme le titre du film, quasi-mystique lorsque se superposent ces plans-séquences en noir et blanc et vidéo haute définition d’une sourde beauté plastique où les éléments, rocs, sable et vent, rythment le mouvement infigurable des êtres souffrants. Cette esthétique faite d’épure et d’impression n’est ni déplacée ni trahison : elle est au contraire dignité car elle contribue à l’expérience physique d’une mémoire essentielle là où l’oubli légitime encore la perpétuation de l’exclusion, en un lieu où les bourreaux d’hier croisent encore leurs victimes sans un regard, « comme si tout cela n’avait pas existé ». Les photos des torturés suffisent à scander leur réalité.
Dignité
Le sujet appelait une distance que procure une représentation, une poésie, comme à chaque fois qu’il est question de souffrance humaine. Deux films sur les réfugiés réussissent eux aussi ce recul cinéma qui autorise une émotion sans pathos et donc une implication. Nothing like home, vie quotidienne de réfugiés libériens et ivoiriens de Benjamin Béchet monte en 7 minutes, sans en rajouter inutilement, des bruits du camp, des silences, des récits de réfugiés, des encarts de cartes et de textes jouant sur les typographies. Ici encore des portraits, ici encore le noir et blanc. Les gens et les lieux sont situés par leurs noms. Ce n’est jamais triste, encore moins misérable, c’est humain. Un appel à exister : « Je veux me débrouiller toute seule ». Nothing like home : rentrer chez soi dignement. Un film de mobilisation réalisé avec le soutien de Médecins sans frontières.
Lettre au roi, de Frédérique Devillez, pénètre dans le « petit château », un centre d’accueil pour demandeurs d’asile à Bruxelles, effectivement situé dans un château que chacun intègre comme une prison intérieure. A force d’attendre et de ressasser, on en devient mythomane, dans une sorte d’euphorie où l’ivresse jubilatoire se fait révolte. La réalisatrice y a tourné durant un an, partageant leur attente : des liens se sont noués, des jeux se sont mis en place. En dernier recours, le Congolais Basil écrira directement au roi des Belges puisqu’il fut autrefois roi du Congo. Dans Lettre au roi, les réfugiés du « petit château » ne sont pas des victimes soumises mais des êtres debout, pleins d’humour et d’ironie. Frédérique Devillez réussit dans ce film allégorique, épuré et subtil un fin portrait de ces rois très tendres.
Proximité
Cette proximité préexistante ou patiente est bien sûr une clef de la réussite documentaire. Elle éclate dans Momo le doyen de Laurent Chevallier, émouvante évocation d’un grand saxophoniste guinéen, Momo « Wandel » Soumah, par le biais de leur relation démarrée en 1992 lorsque le réalisateur cherchait un musicien pour L’Enfant noir et qui culminera à travers l’aventure du Circus Baobab. Chevallier fait revivre une magnifique personne et une magnifique musique, mais c’est aussi l’histoire de la Guinée contemporaine qui s’inscrit à l’écran, en un cocktail d’archives et de témoignages s’enchaînant au rythme de ce défricheur méconnu de l’afro-jazz qui voulait ramener le jazz à ses racines africaines.
Proximité aussi avec Chronique entre goudron et fleuve de Baptiste Hamousin où elle transparaît dans l’effacement du réalisateur face à celle d’Harmed, infirmier itinérant qui ne peut faire son travail auprès des familles isolées de la brousse malienne qu’en partageant entièrement leur culture. Un effacement qui n’empêche pas un travail poétique faisant résonner l’environnement et ouvrant à l’émotion ce qui n’aurait été que reportage.
Proximité également dans Volatil(e) de Claire Ananos où elle est d’autant plus flagrante que le personnage central est agaçant : Khalid le beau-parleur se rend son Maroc d’origine dont il parle comme d’un Eldorado. A l’image de son titre, le film se fait tentative de capter à la fois un personnage et un pays sans jamais prétendre y arriver : la métonymie y est non seulement système formel mais système de pensée. De ce flottement de questions sans réponses naît un film attachant et sans prétention où le hors-champ structure la perception.
Proximité enfin dans Tahar l’étudiant de Cyril Mennegun qui s’attache à un étudiant de Montpellier, lequel doit trouver un boulot de complément pour faire ses études et passe par toutes les galères. Le film prend le temps de la banalité du quotidien : Tahar n’est plus sujet de reportage mais un être familier, proche, possible voisin à qui parler.
Il n’y a pas d’ethnologie à l’envers. La relation Nord-Sud est trop déséquilibrée, elle est trop le produit d’une Histoire pour qu’on puisse l’inverser juste en décidant de retourner la caméra. Lorsque Malam Saguirou, qui tourne ce film à l’occasion d’un stage de trois mois à Annecy pour apprendre le cinéma, fait de l’humour sur les chiens et les panneaux indicateurs, il fait forcément de l’anecdote. Il a beau discuter longtemps avec un chômeur, cela reste superficiel : le gars ne se livre pas vraiment, au risque par écho de renfermer Malam dans le cliché de l’Africain étonné. Malam cherche pourquoi la richesse trompe l’humain mais a le même problème que ceux qui débarquent en Afrique. On est souvent déçu par les créations en résidence : ce n’est pas en trois mois qu’il peut bâtir la relation et le vécu nécessaire à un partage révélateur. C’est sympa, éventuellement instructif pour un public non-européen, mais ça ne fait pas le poids. L’intérêt d’Un Africain à Annecy est ailleurs : il est, comme dans le Nosaltres de Moussa Touré, sa rencontre avec ses frères de sang, ceux qui vivent la réalité immigrée et que leur partage d’origine ouvre à l’expression. Et cela, Saguirou le sait bien puisqu’il se concentre vite sur Didier, un Congolais installé en France depuis plus de vingt ans. A-t-il trahi sa culture ? L’individualisme qui guette le monde est-il une perte ? C’est là que le film décolle et nous touche tous.
Malam Saguirou, qui vient de créer sa structure de production à Niamey, prépare à Zinder La Robe du temps, sur l’évolution de la confrérie des bouchers qui fonctionnait en économie fermée et se trouvent maintenant confrontés à la possibilité d’exporter vers l’Europe, ce qui implique des frigos et des comportements différents. Nul doute que son expérience d’Annecy le guidera dans cette relation Nord-Sud.
Les logiques d’Africadoc
Cette relation Nord-Sud, on n’y échappe pas. L’expérience d’Africadoc générée par Jean-Marie Barbe et Ardêche Images est à cet égard instructive, au même titre que tout partage d’expérience et que toute action de formation au Sud. Au départ un constat : le peu de documentaires de création émergeant d’Afrique. Ensuite une volonté de s’impliquer, non pour dire aux autres ce qu’ils doivent faire mais parce qu’on désire se nourrir soi-même de cet échange. Vient alors la structuration, la mobilisation de fonds et d’énergies qui fait qu’on y met le doigt et bientôt tout le bras ! S’il est clair que le talent n’a pas de frontière, le Nord pèse forcément plus lourd dans la balance : milieu professionnel organisé, circuit de financement, compétences techniques, possibilités de diffusion, coopération… Comment gérer ce déséquilibre ? Comme faciliter l’accès à ces outils ? En tentant autant que faire se peut de permettre au Sud de se structurer : on parle réseaux, professionnalisation, économie équitable, jeune génération, le numérique comme salut… On fait des résidences d’écriture mais le danger de toute formation est le mimétisme : imiter son maître plutôt que privilégier son expression propre. Mais alors, cette expression endogène, comment la palper, la définir sinon en la laissant être autant que possible, en se faisant tout petit ? Et sur le terrain de la conception, n’y a-t-il pas partout dans le monde des enjeux de l’image communs à tous et importants à mettre en avant ? C’est l’objet d’un débat permanent autour de la création et des lieux comme Lussas en sont des terrains privilégiés.
« On s’est trompés, on a changé ». Jean-Marie Barbe parle du parcours d’Africadoc : « On ne travaille plus avec les producteurs en place : les rapports d’argent et de contrats étaient difficiles. Ils n’avaient pas dans l’idée le documentaire de création. On s’est dit qu’on tablerait sur des jeunes ayant la velléité de produire leurs propres films et qu’on les encouragerait à être des réalisateurs-producteurs susceptibles d’en produire d’autres. » Ainsi donc faudrait-il sauter par-dessus les structures locales, tabler sur des ovnis, au risque de leur solitude après la formation par manque d’interlocuteurs fiables ? Africadoc essaye de combler le manque par un travail de sensibilisation des institutions : les responsables des chaînes de télévision sont invités aux rencontres annuelles Tenk (=énoncer une pensée de façon claire et précise, en wolof, préféré au mot anglais pitch qui s’est généralisé) de Gorée.
On le sait : rien n’est simple en matière de professionnalisation au Sud. L’équipe d’Africadoc est confrontée à la réalité du terrain et c’est comme pour un film documentaire, la réalité résiste au désir qu’on peut avoir et formuler. Il faut s’adapter tout en conservant son désir, avec sans arrêt en tête la question de fond : ce désir est-il juste ? Permet-il une collaboration la plus égalitaire possible ou bien engendre-t-il une substitution où l’Autre n’a d’autre choix que d’être un autre moi-même ?
De toute évidence, le projet d’Africadoc est de soutenir le documentaire de création au même titre que Lussas met en avant ce qui échappe au formatage en vogue dans les télévisions. En somme, un cinéma qui mobilise le spectateur en lui donnant du grain à penser plutôt qu’un cinéma qui l’avilit en lui mâchant d’avance sa vision du monde. Un cinéma qui laisse le spectateur libre de sa parole plutôt qu’un cinéma qui l’asservit en lui faisant croire à un discours convenu – cette distinction étant d’ailleurs le propre du travail critique. Comme le formule Denis Gheerbrant, « un film c’est une question, et faire un film c’est apprendre à formuler la question, pas y répondre ». (5)
Or, le formatage est partout le danger du documentaire, voire son quotidien. Une négociation est à l’œuvre : pour une diffusion sur une télévision européenne, (6) il faut correspondre à une « case » qui exclut le plus souvent l’Afrique comme le reste du monde à moins de rentrer, comme l’indique le producteur Frank Eseknazi dans un article marquant paru au moment de Lussas, dans la case « découvertes-voyages ». (7) La télévision attend du documentaire qu’il se fasse reportage : coller à une actualité-alibi, traiter de problèmes déjà rebattus, faire le tour d’un « sujet ». Une des marques de cette dérive vers le journalisme est l’absolue présence dès le début du film d’un commentaire explicatif.
Même participant durant les résidences d’écriture de la volonté de qualité définie plus haut, les documentaires produits dans le cadre d’Africadoc n’échappent pas aux logiques du marché : c’est pour répondre aux exigences de FR3 et CFI qu’Amma, les aveugles de Dakar de Mamadou Sellou Diallo, qui a lui-même suivi le master de documentaire à Lussas, doit comporter une voice-over : « Que cherchent-ils au ciel tous ces aveugles ? » Pourtant, ils se suffisent bien à eux-mêmes, ces aveugles qui excellent dans leur « métier » : « Nous mériterions des diplômes de mendicité si ça existait ! » Car ces non-voyants (amma) ont quelque chose de baudelairien : ils savent s’y prendre pour émouvoir et convaincre : « Que chaque franc soit une barrière entre vous et l’enfer ». Leur insistante complainte rythme les séquences de mendicité, remarquablement tournées dans leur souci du gros plan et du détail, tandis que leurs témoignages élèvent le propos.
Autre film finalisé lors d’une résidence d’écriture de 2004 au Tenk de Gorée, Nyani (la souffrance) d’Amadou Khassé Théra aurait pu être produit par l’ORTM, la télévision malienne où travaille son réalisateur, si celle-ci avait participé, mais au Mali, indique-t-il, l’excision est encore très liée à l’islam et il lui fut même difficile d’avoir une salle de montage. Il n’a finalement trouvé son financement qu’auprès des ONG. Pour aborder de façon très frontale le tabou de l’excision et surtout pour déjouer les projections qui font de tout problème le produit d’un sort jeté, il inclut une fiction au sein du film, « Les Tribulations de Safi », qui en constituera finalement l’essentiel, le reste portant sur les explications savantes des docteurs sur les graves problèmes de santé qu’entraîne l’excision. Safi perd son enfant, l’excision ayant empêché la dilatation à l’accouchement. Surjoué et lourd dans le montage, ce film de sensibilisation est bien loin des finesses d’un Moolade qui inscrit l’évolution dans la résistance des femmes mais on peut imaginer qu’il soit très efficace localement : le programme national de lutte contre l’excision dirigé par la doctoresse Joséphine Keïta l’a inclus dans son plan d’action dans le cadre d’un cinéma ambulant pour lequel l’ORTM a fourni un véhicule.
Notons que la vidéothèque de Lussas, qui permet de visionner la plupart des films de l’année, donnait à voir deux intéressants documentaires sur la lutte contre l’excision en Europe, notamment avec le GAMS (Groupement pour l’abolition des mutilations sexuelles) : Noires douleurs de Lorène Debaisieux et Mon enfant, ma sœur, songe à la douleur de Violaine de Villiers. Ils partent tous deux de témoignages de femmes excisées et documentent des actions de sensibilisation. Le premier informe également sur l’opération qui restitue l’organe en restaurant les nerfs et la forme normale du clitoris, permettant à la femme de retrouver une vie normale. (8)
Nyani montrait en tout cas que si Africadoc s’efforce de soutenir un documentaire de création, il ne se ferme pas pour autant à des expressions fort éloignées des critères d’acception occidentaux mais prenant sens localement. Le public de Lussas ne s’y est pas trompé, qui a accueilli le film avec beaucoup d’intérêt.
La section portugaise d’Africadoc a initié sous l’impulsion de Luis Correia une douzaine de documentaires se donnant pour but un état de la culture dans les pays lusophones. Quatre étaient présentés à Lussas et deux se détachaient. Bissau d’Isabel, celui de Sana na N’Hada, connu pour son long métrage Xime (1994), bien que fort classique, marque par son approche sensible à travers une femme d’une Guinée Bissau qui se remet de la guerre civile d’il y a cinq ans. L’image est soignée, alternant la débrouille du quotidien et des archives historiques ou des considérations sur le danger tribal et religieux pour conclure sur la fête Chioro pour la paix.
Batuque, l’âme du peuple (Batuque – A Alma de um Povo) de Julio Silvao Tavares s’attache à la musique héritée des esclaves africains au Cap Vert, interdite en 1860 car considérée comme immorale par les colons chrétiens. Le chant du batuque s’accompagne effectivement de danses sensuelles : on met le foulard autour des hanches pour danser le torno (donne de la force). Les vendeuses du marché au poisson ont une belle énergie lorsqu’elles le chantent et dansent ensemble, tapant sur leurs bidons : « Nous étions trois : le bonheur, toi et moi ». Aujourd’hui, le batuque n’est plus interdit par les prêtres catholiques au mariage, les partis politiques se l’approprient pour faire passer leur message et on l’utilise aussi pour la prévention contre le sida. La beauté de l’image et du montage de César Paes contribue à la réussite d’un film entraînant qui résonne à la musique par des scènes de vie quotidienne mais aussi par une recette de cuisine qui n’est pas sans rappeler Le Bouillon d’awara du même César Paes !
Les deux autres films montrés étaient moins convaincants. Angola – Historias de Música Popular de Jorge António retrace l’histoire de la musique populaire angolaise en parallèle avec celle du pays en alignant les musiciens sans trop nous laisser le temps de les apprécier. La richesse des documents est remarquable mais ce foisonnement creuse malheureusement la distance. Quant à Muvart, de José Augusto Nhantumbo, il suit un groupe de onze artistes plasticiens d’avant-garde à Maputo. Reportage un peu bricolé et riche en temps morts, le film montre peu les artistes à l’œuvre et davantage la logistique nécessaire à leur participation à une exposition au Portugal.
Ce qui mobilise dans Amma, les aveugles de Dakar c’est la contradiction de ces aveugles qui doivent ruser pour vivre, au-delà d’un discours très pieux. Ils sont à la fois capables de paroles très profondes et de stratégies bassement humaines. C’est ce type de tension qui anime un documentaire, lui donne vie, car au-delà de la réalité qu’il documente, il fait avancer d’un zeste notre compréhension de nous-mêmes et du monde. A cet égard, Madame Thio, le dernier film de Jean-Marie Barbe, coéralisé avec Joëlle Jansen et produit à Dakar par Gora Seck (qui ne put cette année venir à Lussas faute de visa), seulement visible à la vidéothèque sans doute par discrétion, est tout à fait intéressant : en suivant les pas de cette propriétaire du restaurant Le Rhanate à Gorée, membre du conseil municipal, qui accompagne sa fille à la foire de Nancy pour y vendre des produits d’artisanat, c’est une tension très humaine qui se révèle. Elle parle du mépris subi pour obtenir les visas mais méprise avec les mêmes mots ceux qui n’achètent pas à leur stand ! Le film s’attarde à la maison des esclaves, car tout cela puise dans une Histoire qu’on ne peut oublier. Loin de toute idéalisation, il prend le temps de se mettre à l’écoute de ce qui se trame au fond de l’âme lorsque la relation est aussi une affaire d’argent.
Deux jeunes Africains suivent cette année 2006-07 le master DHESS de documentaire à Lussas. L’un d’entre eux, Rufin Mbou Mikima, arrive avec dans ses bagages un film remarquable : Tenrikyo, une tradition en toge noire, tourné à la suite d’une résidence Africadoc en 2005. Filmés en caméra épaule et plan-séquence, des juges en toge offrent de la bière et du vin de palme aux ancêtres pour ouvrir le tribunal coutumier de Tenrikyo (Congo Brazzaville) tandis qu’un encart nous prévient que ce film ne cherchera pas le pourquoi mais le comment : effectivement, aucune explication ne sera donnée si ce n’est de capter dans des plans fixes très baziniens au sens d’une montage minimal le fonctionnement de cette juridiction coutumière. Plutôt qu’à Sisters in Law de Florence Ayissi et Kim Longinotto qui s’attachait à deux courageuses femmes juges d’un tribunal officiel du Cameroun anglophone, c’est à Justice à Agadez de Christian Lelong que l’on pense, qui suit les jugements d’un Cadi traditionnel. Ces films profitent de la tension dramatique des procès mais là où Tenrikyo se distingue, c’est qu’il suit aussi les rituels édictés par les juges ainsi que les éventuelles résistances à s’y plier. Ce n’est pas rien car c’est bien là qu’en procédant par exemple au long rituel du cercle d’argile blanche, un homme et une femme peuvent se libérer de la jalousie et matérialiser leur divorce à égalité. Il est interdit de fumer, de croiser les jambes et de manger dans la salle du tribunal car la salle du tribunal est sacrée : « Cette maison doit être respectée comme une église ». Comme à Agadez, la référence religieuse légitime des juges sans formation, mais leur autorité est à chercher plus loin, dans leur responsabilité, leur étonnante capacité à puiser dans leur culture pour dépasser la juridiction des hommes.
Sans doute incarnent-ils à leur manière l’enjeu du cinéma documentaire : non pour faire croire mais pour laisser penser, dévoiler ce que chacun est, dans ses bassesses et ses contradictions comme dans ses grandeurs, pour que ce voir ensemble contribue à une invention possible de notre rapport entre nous, de notre rapport à nous-mêmes et de notre rapport au monde, ce regard et cette invention étant en soi notre accès à l’invisible.

1. La réaction a été très vive en Israël, dans la presse mais aussi à l’Assemblée où un député a demandé à ce qu’on affiche la liste des « traîtres » pour qu’ils ne reçoivent plus de subventions.
2. cf. l’entretien d’Anita Jans et Isabelle Pehourticq avec Avner Faingulernt publié dans Hors Champs, le quotidien des Etats Généraux lisible sur leur site internet.
3. cf. son entretien avec Achille Mbembe sur notre site, intitulé « Comment penser l’Afrique ? De la famille africaine, des artistes, des intellectuels, de la critique et des évolutions de la création », en partenariat avec Le Messager, quotidien paraissant à Douala au Cameroun.
4. Cité par François Fronty dans « Impressions d’Afrique », texte publié dans le premier dossier du site www.docnet.fr
5. « Le désir de film de Denis Gheerbrant », in : programme du cinéma L’Alhambra, nov.-déc. 2005, Marseille. Cf. le DVD « Le travail du réalisateur » par Denis Gheerbrant, dvd édité par les Yeux Verts, Pôle Limousin d’éducation artistique et de formation au cinéma et à l’audiovisuel, 31 av Jean-Jaurès, 19100 Brive.
6. Les télévisions africaines ne soutiennent en général pas la production documentaire indépendante et ne travaillent qu’en interne. Elles ne montrent que rarement les films de leur propre pays.
7. « La mort programmée du documentaire », par Frank Eskenazi, in : Libération du 22 août 2006, pages rebonds.
8. On distingue trois types d’excision selon les pratiques et les régions :
– l’ablation d’une partie du clitoris,
– l’ablation du clitoris entier ainsi que tout ou partie des petites lèvres,
– l’infibulation ou circoncision pharaonique qui consiste en l’ablation du clitoris et des petites lèvres puis à coudre les grandes lèvres en laissant un orifice pour l’urine et les règles.
On estime à deux millions le nombre d’excisions pratiquées par an, soit 6000 par jour.
L’excision est cause d’hémorragies, d’infections, et dans le cas de l’infibulation de douleurs durant les relations sexuelles et de complications avec déchirures durant les accouchements.
Le clitoris ne sert qu’au plaisir de la femme : c’est le seul organe humain qui ne sert qu’à cela. Au-delà de toutes les explications de circonstance, l’excision a clairement pour but de garder la femme sage et fidèle.
///Article N° : 4568

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Les images de l'article
Jean-Pierre Lenoir présente son film accompagné de ses producteurs © O.B.
Jean-Marie Barbe en discussion avec Laurent Chevallier que son fils a rejoint © O.B.





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