Trois facettes de la création musicale mais une constante : l’Ivoirienne Monique Seka, le Congolais Dindo Yogo et la Guyanaise Sylviane Cedia savent puiser dans leurs origines pour renouveler leur genre. Trois portraits rythmés à écouter les yeux fermés.
» A l’époque où j’étais au village, et même après, j’ai toujours écouté la parole des anciens. Dans le calme du milieu familial, mes parents m’ont appris les hauts faits et la sagesse des ancêtres. Je m’en sers comme un guide qui éclaire ma vie et m’aide à prendre les décisions importantes. Cela m’inspire aussi lorsque je compose les textes et la musique de mes chansons. Il faut dire que la musique traditionnelle reste à la base de mon répertoire « .
Monique Seka ne fait pas partie du lot des artistes qui n’arrêtent pas de parler de la tradition devant les journalistes et ensuite font une musique hybride, commerciale, pour plaire aux maisons discographiques occidentales. Ce genre de mimétisme, de complaisance ambiguë, est étranger à son caractère. Son génie musical peut s’en passer. Son succès n’a pas grandi à l’ombre de ces expédients mesquins, par ailleurs assez nuisibles à la musique africaine.
« Adeba« , le dernier album de la jeune chanteuse hatie témoigne de cette démarche courageuse. Son écriture s’ouvre aux motifs qui font la grandeur du patrimoine de son continent et à l’héritage caraïbéen. En même temps, elle visite l’impressionnante variété des rythmes de son pays aux cent ethnies, la Côte d’Ivoire. Une approche panafricaine qui, contrairement aux idées reçues, fait l’affaire d’un public assez vaste.
On écoute ainsi les dix plages du disque et l’on ressent l’écho du terroir derrière la scansion du tempo principal, l’Afro-Zouk. Le morceau fétiche, « Adeba » (« Mon amour« ), interprété en langue baoule, est une savoureuse critique de la jalousie entre femmes, un mal trop commun dans les villes africaines. Fidèle en cela à l’esprit des vieilles chansons puisant dans les leçons de morale, Monique Seka introduit dans le canevas sonore l’Adjoss, rythme du pays hatie. » Je viens d’une famille de musiciens, nous explique-t-elle, et je connais les cultures musicales de la Côte d’Ivoire. Parmi les autres rythmes que j’ai utilisé, il y a le Goume qui se pratique au nord, dans la région de Khorogo et d’Odienne, ou l’Aloukou, propre aux Bete « . « Baya Somibo » (Aide-moi) se déroule sur un refrain plein d’entrain. A partir du balancement insulaire, les tambours jouent les partitions rapides du Kléba, rythme de réjouissance des Agni, un peuple faisant partie de l’ensemble Akan. Bago, Philippe Guez et Mavungu, les trois percussionnistes appelés pour l’enregistrement, ont dû faire un sacré apprentissage de tous les rythmes de la Côte d’Ivoire sous la direction de cette impénitente exploratrice ! Un air romantique introduit maintenant sa voix argentine… C’est « Amlan », qui veut dire « Née de mercredi » chez les Akan. » Si c’était un garçon, précise la chanteuse, j’aurais dû dire « Kohlan »… Dans cette pièce, je me suis accompagnée encore une fois de l’Adjoss « . Une courte pause et, hop, on est à « Hela« , où notre chère vocaliste pourfend le mépris et l’habitude, assez mauvaise selon la coutume africaine, de citer le nom de quelqu’un pour en parler mal. C’est un slow quelque peu langoureux, juste l’occasion de permettre à ses cordes vocales de s’épanouir sur un registre plus ample où ses tonalités s’enrichissent d’accents profonds. On comprend que le chant de la reine de l’Afro-Zouk possède des potentialités inexploitées qui peuvent l’emmener bien plus loin. Monique Seka est une grande chanteuse et c’est un vrai privilège de pouvoir écouter son disque avec elle. Les tam-tams roulent dans la savane lumineuse et annoncent la parole de la mémoire : sur le style des généalogistes baoule, « Anola » est l’hommage vibrant à la grand-mère Ngoran Comoé, une des premières chanteuses « modernes » de la Côte d’Ivoire.
On change de rythme, on change de langue et la mélopée mandingue prône le respect de la nature. « Séré té tamé » est une émouvante chanson bambara qui ravive les souvenirs de l’Afrique ancestrale pour inviter les humains à ne pas abattre l’arbre sacré, lieu cultuel et symbole de la tradition. Mélange de rythmes akan et d’Afro-Zouk, « Béra » est une ode à la liberté d’un oiseau rare assez convoité pour la beauté de son plumage. » Il faut le laisser voler où il veut « , insiste la diva qui se cache peut être derrière la métaphore de béra… Aux contenus mélodiques accentués, « Senga » et « Miwa » sont deux attendrissantes ballades dont le message s’adresse à l’enfance délaissée. Dans la première, on déconseille aux femmes de mettre au monde des enfants si elles n’ont pas les moyens de les nourrir. En langue baoule, « Miwa » prie les enfants abandonnés de ne pas pleurer et de considérer leur mère adoptive comme leur véritable maman. L’album ne pouvait pas terminer sans une dédicace sentie au père de Monique. « Jala » est une reprise d’Athanase Seka, ancien chef d’orchestre des « Columbias« . Sur le tempo alerte du Kete, rythme du pays hatie, « Adeba » se clôture dans les feux d’une danse profane.
Lorsque Dindo Yogo créa sa première formation, « Macchi », la musique urbaine d’expression congolo-zaïroise entamait sa troisième révolution.
Nous sommes en 1969 et, depuis l’ère des influences latino et jazz qui avaient marqué la scène de Léopoldville et de Brazza, respectivement dans les années ’50 et ’60, la Rumba se met à l’heure du rythm’n blues et attire dans son temple une nouvelle génération de jeunes artistes. A la tête de ces « rénovateurs », Tabou Ley introduit la grammaire dansante du Soukouss et impose à ses solistes de guitare un phrasé plus saccadé.
James Brown avait incendié d’enthousiasme les cent mille personnes venues l’acclamer au stade du 20 mai. Maintenant, rien sera plus comme avant : la respiration musicale change en accélérant son souffle et la batterie fait son apparition dans les orchestres à la mode. L’âge de la télévision s’ouvre sous le signe de la rupture scandée par les sebenes endiablés et illustrée par les déhanchements de plus en plus osés, et la mutation est ponctuée par l’émergence du « Soumdjoum », rythme ramené de Dakar par le « Seigneur » Rochereau.
Parmi les nouveau talents oeuvrant dans le sillage de l’artiste de l’Equateur, les « Grands Maquisards » de N’Tessa « Dalienst » donnent l’impulsion au mouvement. Dindo Yogo participe à la joute et est consacré en 1974 avec le titre « Lola Muana », une chanson pétrie de belles mélodies et de sentiment, avec un texte entre la leçon de morale et la complainte amoureuse.
En fait, la période du deuxième choc anglo-saxon ne fait quand même pas tabula rasa du passé et la mélodie continue à vanter ses droits dans la tourmente électronique.
Né à Lukutu, dans le Haut Zaïre, Dindo Yogo a baigné pendant son enfance dans une région riche de traditions vocales. C’est peut-être pour ça que le destin se charge de le faire débarquer, en 1979, dans le groupe de Shungu Wembadio, alias Papa Wemba, dont la voix aux aigus retentissants est déjà parmi les plus appréciées du pays. Pendant deux ans, il apportera la graine de son chant ample et fort aux choeurs époustouflants de « Viva la Musica », qui lui doit les honneurs pour le titre « Sina-Nduku », un succès personnel de l’artiste.
Avec Papa Wemba, qui greffe les airs de la tradition tetela sur une rythmique rageuse et alimentée par des arpèges en boucle, Dindo Yogo apprend à utiliser les ressources du terroir malgré la modernisation ambiante.
Tous ne suivent pas la même vague d’ailleurs, et Franco accueille à bras ouverts les transfuges de son rival Tabou Ley, parmi lesquels un certain Sam Mangwana. C’est avec le chanteur angolais que Luambo Makiadi (le vrai nom de Franco) propulse « Mabele », ballade magnifique aux tons plaintifs, histoire de se confirmer comme le porte-drapeau d’une mouvance plus ancrée au patrimoine.
A partir de 1981, Dindo Yogo quitte « Viva la Musica » pour « Langa Langa Star », et se met encore en évidence avec la chanson « Tantine Betena ».
En 1983, il intègre Zaïko Langa Langa, le groupe de Nioka Longo, qui va bientôt devenir le n°1 au pays avant d’embraser le Japon et l’Europe. Dindo s’y fait son trou et interprète le tube « Mokili échanger » en 1985.
A partir de 1991, l’enfant de Lukutu entame une carrière en solo, et se montre d’une certaine prolixité sur le plan discographique, sans pour cela renoncer à la qualité. Dans son dernier album, « Soo-Wa », il fait trésor des expériences passées pour combiner les exigences de l’ambiance avec un savoir-faire qui doit éviter les tons monocordes. Les dix morceaux du laser font ainsi preuve de variété, autant dans le tempo que sur le plan plus global des arrangements. C’est une recette, la sienne, qui promet de faire danser sous toutes les latitudes et qui confirme les ambitions universelles de la « Yuca éternelle ».
Disque : Dingo Yogo, Soo-Wa (Blue Silver).
Dans l’univers de la musique caraïbéenne, la Cayennaise Sylviane Cedia représente un cas à part. Alors qu’aux Antilles, les éléments dominants, pour ne pas dire exclusifs, du métissage sonore se déclinent en noir et blanc, sa voix ample et forte comme la forêt amazonienne colporte aussi la couleur rouge de la présence amérindienne. Dans ses veines coulent en fait des gouttes de sang indien, car les ancêtres de son père viennent de la région guyanaise de Palicour, sur le fleuve Oyapok, où sont installées de nombreuses tribus autochtones.
Toute la vie autant que la carrière artistique de la chanteuse ont été marquées par un intérêt prononcé pour les riches traditions locales.
Née à Cayenne en juin 1956, Sylviane passe son enfance et son adolescence à Maripasula et à Saint-Laurent du Maroni, où elle habitera pendant douze ans. Ce sont les terres de l’intérieur, fief de divers groupements de Noirs descendants des esclaves échappés des plantations surinamiennes.
Boni, Juka, Paramaka, Bushes et Saramaka ont conservé pendant des siècles modes de vie et croyances africaines, non sans avoir emprunté aux Indiens Oayana leurs voisins certains aspects de la culture matérielle.
Dans ses souvenirs de Maripasula, l’artiste se rappelle encore les longues heures passées à l’écoute de la flûte, que les Amérindiens fabriquent avec des branches de cocotier.
Transferée par la suite à Saint-Laurent avec sa famille, elle vit dans le quartier administratif « La Roche Bleu », sur les berges du fleuve Maroni.
» A côté de ce quartier, nous raconte la chanteuse, vivent les Boni avec quelques clans de Saramaka ou de Bushes. Comme ils appartiennent aux anciens lignages des Nègres Marrons, ces Noirs sont très fiers et attachés aux moeurs de leurs aïeux. J’ai souvent assisté à leurs cérémonies funéraires et aux réjouissances organisées avec un grand délire de percussions et de chants. Chez nous, il n’y a pas de tradition sans tambours ! »
A l’âge de neuf ans, Sylviane Cedia fait son apprentissage vocal et s’initie également à la guitare. Elle se fait vite une renommée et gagne de nombreux prix dans les concours de chant organisés à Saint-Laurent et à Cayenne, dont le dernier en 1969.
Deux ans après, elle intègre les rangs des « Oyampis » comme chanteuse et danseuse. Dans cette troupe traditionnelle qui prend le nom d’une tribu amérindienne, la jeune artiste apprend les rythmes du terroir, le Kâsse Kô, le Gragé et le Camogué. Sans arrêter ses études, elle commence par se produire en solo sur la scène guyanaise, avec voix et guitare. A dix-huit ans, son premier 45T., « Dido« , est enregistré au Surinam et réalisé par le label Twa-Twa.
Forte d’une expérience riche des multiples apports négro-africains, créoles et amérindiens, auxquels s’ajoute la maîtrise parfaite de l’anglais et du français, Sylviane quitte l’Amérique du Sud pour la France.
Stimulée par le rêve d’une carrière internationale, elle est à Paris où, entre 1974 et 75, on la voit parmi les élèves douées du Conservatoire de Mireille.
Sa voix, déjà mure, en profitera pour évoluer dans les tonalités et le gammes du chant lyrique et du genre classique occidentaux.
Cours de solfège, comédies musicales, orchestres antillo-guyanais, cabarets ( » C’est la petite école de la scène « , dit-elle) et concerts en solo… Tout cela jusqu’en 1980 : les bases de son répertoire et de ses technique vocales sont en place.
Avec douze disques à son actif, Sylviane Cedia vient de sortir son « Best Of » chez Déclic Communication. De cet album, qui est la synthèse de 32 ans d’activité artistique, on parlera plus largement une prochaine fois.
Restez donc dans l’attente du plaisir que vous procurera l’audition de ce CD. Entre temps, retenez le nom de cette magnifique vocaliste-cantatrice, sans oublier le message d’espoir de la nuit amérindienne : » Ne t’accroche pas au soleil. Demain il sera de retour… «
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