Haïti et Cuba, les deux îles surs, sont liées par deux siècles de relations et d’immigration qui ont laissé leurs traces dans la culture musicale.
En gravissant en voiture le massif montagneux qui sépare la côte de Guantanamó à celle de Baracoa, dans la partie la plus orientale de Cuba, j’ai vécu une expérience auditive curieuse. Les stations FM cubaines s’évanouissaient les unes après les autres sur l’autoradio, tandis qu’apparaissaient des bribes de chansons en créole venues d’Haïti, comme si s’éloignant de la côte, l’altitude me rappelait d’autant plus la proximité de l’île voisine et, à la fois, l’éloignement de cette partie de Cuba de son centre national, La Havane, et même de sa capitale régionale, Santiago.
Dans d’autres hauteurs de Guantanamó, un planteur d’origine française, resté – à la suite de la confiscation de ses terres cultivables à la Révolution – sur un lopin de terre guère plus grand que son séchoir à café, m’avait sidéré par le commentaire venu dans une conversation où il était question des agriculteurs cubains qui cultivaient ses anciennes terres et des ouvriers agricoles haïtiens avec qui il avait mis autrefois en valeur la plantation (au son unique du créole !) : » Les Cubains, ils sont venus tard, dans la région « , m’avait-il dit lapidairement, avec un accent rocailleux du Sud-Ouest !
Dans l’Est de Cuba, la proximité des côtes haïtiennes (77 km) est liée à deux siècles de relations et d’immigration, à commencer par les tumultueux déplacements de population liés au passage de la colonie de Saint-Domingue à la République d’Haïti. Puis à l’utilisation cynique d’une main d’uvre sous-payée et semi-esclave dans les premières décennies du XXe siècle, prise ou rejetée au gré de la manipulation de la concurrence avec le prolétariat rural cubain.
La première vague mêlant anciens colons, métis libres, esclaves domestiques et plus rarement de plantation a déferlé sur les côtes occidentales et orientales de Cuba à partir de 1790, avec un point culminant en 1803-1804. Elle est estimée à 30 000 personnes. Dans l’Oriente cubain, elle a été assez puissante pour modifier considérablement l’économie de l’ancienne province de Santiago, avec en particulier sa ceinture de plantations de café qui a enserré la ville en quelques années, tout en bouleversant aussi sa physionomie culturelle (Chatelain, 2000). La trace culturelle identifiable qui a perduré jusqu’aujourd’hui en est une tradition de danse de figure accompagnée de puissants tambours, la » tumba francesa « , née sur les séchoirs à café des plantations. La deuxième vague, liée à l’insatiable appétit de main d’uvre des plantations sucrières cubaines, se compte en centaines de milliers d’Haïtiens, entre ceux qui sont repartis, désuvrés après les zafras et ceux qui sont restés (1). Les Haïtiens se sont concentrés dans des zones isolées des campagnes de l’Est et, par diffusion concentrique, du Centre de Cuba, ainsi disséminés dans la moitié du pays (mais jamais dans les villes, à l’origine). La population issue de cette dernière vague connaît aujourd’hui un processus de fusion dans la population cubaine qui se double curieusement d’une affirmation culturelle.
L’identité culturelle de ces régions s’enrichit ces dernières décennies en intégrant les traditions haïtiano-cubaines dans son patrimoine. À l’échelle nationale, le patrimoine cubain d’origine africaine n’est plus seulement caractérisé par les apports identifiés des ensembles ethniques ou géographiques yoruba, arará* (evhé-fon), bantu et carabalí (de la Côte des Calabars). S’y ajoute un apport afro-caraïbe : afro-haïtien (à l’intérieur duquel on peut d’ailleurs retrouver des influences des quatre ensembles nommés) et, à une échelle plus limitée, afro-jamaïcain.
La tradition la plus ancienne trouvant son origine dans la terre haïtienne, la tumba francesa, a été menacée dans son existence au début des années 90, au plus fort de la pénurie de la » période spéciale « , malgré son caractère patrimonial avéré. Il ne restait que deux sociétés urbaines (et une rurale), l’une à Santiago et l’autre à Guantanamó parmi la trentaine de sociétés qui florissaient au XIXe siècle sous la forme organisationnelle des » cabildos* « des communautés noires. À l’époque coloniale les cabildos, en général basés sur une origine ethnique africaine, cachaient des activités rituelles. Ce n’était pas le cas des tumbas francesas, attachées à leur dimension de danse de salon et qui regroupaient des Noirs d’origines ethniques différentes issues de la colonie française de Saint-Domingue, ce trait s’étant renforcé du fait des nouveaux apports d’esclaves dans les plantations de café (avec une prédominance de l’origine bantu). Le ciment de cette tradition était l’existence d’un créole archaïsant aux traits particuliers (comportant l’assimilation de termes espagnols), connu localement – que les linguistes me pardonnent ! – sous le seul nom de » patuá « . Celui-ci est reconnaissable aujourd’hui dans le patrimoine des chants créés par les » composés « * de la tumba francesa.
La société de Guantanamó a réagi en se liant aux nouveaux circuits touristiques, tandis que celle de Santiago, dont les effectifs avaient fondu et qui ne recevait presque plus de soutien institutionnel cubain, a finalement traversé ce cap, grâce à beaucoup de pugnacité et une sollicitude un temps plus externe que cubaine, ainsi que l’appui de l’Alliance française de la seconde ville du pays. La tradition de la tumba francesa, dite à Cuba d’influence » franco-haïtienne « , mérite d’être placée plus justement dans l’héritage afro-haïtien. Bien que complètement intégrée à la culture cubaine, elle prend place aussi dans la famille culturelle caribéenne qui unit Haïti et les autre îles francophones-créolisantes (Chatelain, 1996).
Face aux bonnes manières de cette tradition bicentenaire, les manifestations liées à la deuxième vague d’immigration haïtienne à Cuba offre un tableau plus turbulent. Chaque année, dans les premiers jours de juillet, la deuxième et troisième génération haïtienne, surgie des bourgades et des plantations les plus isolées, vêtue comme des loas incarnés et munis de machetes, s’époumone dans les lambis* et les vaccines*, s’aventure aux exploits physiques les plus improbables et tient le haut du pavé dans le Festival des Caraïbes de Santiago. Cet événement urbain reflète un phénomène rural : là où existe une communauté d’origine haïtienne, la manifestation culturelle de défilé du banda rara, ici appelée le plus souvent » gagá « , est devenue le fait culturel le plus saillant de toute la zone dans la population, quelqu’en soit l’origine. C’est ce qui a été appelé » le triomphe du gagá « , triomphe qui contraste avec l’isolement traditionnel de ces communautés. La pratique communautaire se double d’une mise en représentation : les groupes de tradition haïtienne ont été structurés » à la cubaine » et incorporés au Mouvement des Artistes Amateurs et des Casas de Cultura, ce qui a facilité leur visibilité par leur participation dans des rencontres et des festivals aux côtés d’autres genres populaires cubains. La tradition vivante de ces groupes culturels à base communautaire (2) est relayée par spectacles des troupes professionnelles : la plus ancienne de l’île, le Ballet Folklórico d’Oriente et son surgeon, Cutumba, suivies de la plupart des groupes afro-cubains dits » de folklore » des régions orientales et centrales.
Les communautés rurales d’origine haïtienne ont conservé un usage familial du créole et leur religion populaire, le vaudou, autour desquels elles ont structuré leur identité. La période faste des rituels vaudou à Cuba est la semaine bornée par Noël et le nouvel an. Les célébrations de la dernière semaine de l’année se sont étendues à deux des dates clés du calendrier syncrétique cubain : la Santa Barbará du 4 décembre où se célèbre la divinité yoruba Changó, et le 17 décembre de San Lázaro Babalú Ayé. Dans ces jours de bembé afro-cubain résonne aussi le » bembé haitiano « .
L’enracinement du vaudou issu de ces communautés (3) n’a été étudié que depuis peu d’années, en particulier grâce aux efforts des chercheurs de la Casa del Caribe de Santiago de Cuba. Pour ceux-ci, les caractéristiques de ce vaudou – telles qu’une sélection des loas (déités) traditionnels et la création de nouveaux loas – seraient propres à identifier une variante cubaine et ils en proposent un nom » l’ogounisme » (en s’appuyant sur la place privilégiée tenue par le loa* Ogún). Les rituels vaudou font une place aux non initiés notamment dans les porte-étendards et les » churs de hounsi (initiées) « , ceux-ci intégrants aussi des jeunes filles extérieures à la communauté. Cette participation se mue souvent en une démarche d’initiation (James, 1992). Ce type de phénomène d’attrait culturel, joint au » triomphe du gagá » dont je viens de parler, est propre à dynamiser cette pratique religieuse. Du fait de l’émigration des campagnes vers les villes, le vaudou de Cuba, absent à l’origine des grandes villes y révèle progressivement une présence, encore que bien modeste. Compte tenu de sa dispersion géographique particulière, il prend une place dans les variantes des religions afro-cubaines dites syncrétiques (4), à côté de la santería (d’origine yoruba, principalement), du palo monte (bantu) ou de la confrérie initiatique abakuá transportée depuis la côte des Calabars. Si, face aux difficultés de la vie, la population ne recourt pas encore aussi facilement au houngan* vaudou qu’au babalao (le géomancien de la santería) ou au palero interrogeant les » morts » congos, ce praticien a déjà une réputation au sein de la gamme des devins et des thérapeutes de l’âme : on s’adresserait à lui, dit-on, s’il s’agit d’aller » très vite » et » très fort « . Par sa seule existence, l’enracinement du vaudou haïtien à Cuba serait à lui seul une raison suffisante pour abandonner la facilité journalistique qui, malheureusement, se répand, consistant à présenter la santería comme un supposé » vaudou cubain » au mépris des spécificités de chaque religion et chaque contexte national (facilité qui en double une autre : présenter la santería comme seule, ou » principale « , religion afro-cubaine).
La nomenclature des rythmes, danses et instruments venus d’Haïti et implantés à Cuba, avec un inévitable phénomène de sélection et d’adaptation, témoigne de la spécificité de cet héritage.
À la tumba francesa sont liés les rythmes masón, yubá, babúl (danses de figure) ou fronté ( » duel » d’un danseur orné de foulards avec le tambour soliste couché et pressionné par un talon), ainsi que les rythmes de défilé de carnaval de la tahona (de même origine que le banda rara). Les instruments de la tumba francesa proprement dite sont les tumbas, de grands tambours unimembramophones peints, de mode de tension dit » à piquets » – en l’occurrence de grosses chevilles de bois mêlés à un idiophone creux lui aussi de grande dimension, le catá. Les tumbas sont nommées respectivement premier (le tambour soliste), bula, bula segond. Un bimembranophone, la tambora (différent de son homologue dominicain) intervient dans le masón, danse de figure aux allures européennes. S’ajoute, pour accompagner les danses ordonnées au sifflet, le son du cha-cha des danseuses, un idiophone métallique orné de rubans (5).
Les tambours de tahona sont plus petits et portatifs, avec le même mode de tension que les tumbas et interviennent mêlés à la tambora. La tahona est une tradition respectée mais vestigiale du carnaval oriental, supplantée dans la ferveur populaire depuis plus d’un siècle par celle des défilés de » congas » avec leurs campanas ( » cloches « , en l’occurrence des jantes de voiture !), bombos de différents noms et tailles, tumbadoras – congas et bocús (Chatelain, 1996).
À la tradition haïtienne enracinée à Cuba participent les quatre rythmes principaux du » vodú » : rythmes radá*, yambalú (Yanvalou), Nagó*, congó mais aussi les rythmes gagá pingé / gagá bak-sín ( » rara vaccine « ), masú, kunyai, ibó, simbí, pol-ká (polka), lianset ou eliancé, merengue haitiano (meringue haïtienne) (6). D’autres chants se nomment fey, moko ou resegné.
Les danses du vodú sont regroupées en » nations » : Petro* (danses bumba, kita, petro), Dahomey, Nagó*, Congó*, Ibó* (7). Les rythmes du vaudou ont ainsi une appellation souvent liées à des origines ethniques ou géographiques africaines. Le radá est apparenté à Allada historiquement » Ardra » – (fon, République du Bénin) ; les danses Dahomey se déclinent en Mahi, Yanvalu (d’origine ethnique Mahi*) ou Dahomey-zépaules. Dans le vaudou cubain on joue pour les loas Papa Legbá, Ogún, Dambalá, Masá, Erzilí, Lenglesuá, Simbí, Yagüé, Nagó, Ibó.
Les ensembles de tambours accompagnant spécifiquement en Haïti les rites du vaudou (Radá*, Nagó*, Petro*, Ibó*) ont été tous présents dans les campagnes cubaines au début de la vague migratrice haïtienne. Avec le temps, dans un contexte de conditions matérielles difficiles et d’isolement relatif des communautés, un seul jeu de tambours a souvent regroupé les différentes fonctions rituelles. Les tambours radá ont pris la prééminence dans les rituels vaudous de Cuba et les tambours ibó et petro ont disparu. Ainsi les tambours radá interviennent pour les loas de la nation du même nom mais aussi pour les loas des autres rites.
Les instruments radá sont composés d’un idiophone métallique (triyang, sanbá, ogan ou açon) et de trois tambours unimembranophones dont la forme, globalement conique, évoque des cônes tronqués comme empilés. Leurs peaux sont fixées par des chevilles de bois insérées dans la peau (8). Le plus grand est le tambú radá, le moyen le sugó ou segon – tous deux de son proche de celui des congas – et le petit, le leguedé, au son sec qui rappelle celui d’un idiophone en bois. Ils sont peints aux couleurs des loas auxquels ils appartiennent, avec une dominante du vert, du rouge et du bleu correspondant à Ogún, Lesemblá et Erzilí. Ils accompagnent pratiquement tous les chants du vaudou, avec une prédilection pour les » vaudous forts « , alors dansés avec des mouvements brusques et compliqués (Alén, 1997).
Le grand tambour assotor du vaudou haïtien de rite radá n’existe pas à Cuba, ses fonctions rituelles sont remplacées par le tambour soliste des tambours radá, soit celui qui appelle les loas par ses interpellations rythmiques. Celui-ci n’a pas d’autre fonction que rituelle, tandis que les deux tambours plus petits apparaissent aussi dans un contexte profane.
Les tambours nagó* ont, comme les tambours radá, un système de tension dit » à piquets « . Mais, dans leur cas, les chevilles ne sont pas insérées directement dans la peau, des ficelles relient peau et chevilles (9). Les tambours nagó sont plus petits que les tambours radá. Ils s’appellent selon leur taille boulá, segón et koupé (ou met). Ils sont devenus rares et encore plus rarement joués en ensemble complet, mais plutôt par la combinaison de l’un d’eux avec des tambours radá. Les tambours nagó sont des objets sacrés exposés dans les autels vaudou (suspendus ou posés sur une chaise) et qu’on ne déplace que pour les jouer dans le rituel. Ils jouent pour les loas Ogún, Nagó*, mais aussi pour les loas Ibó*, Congó*, Petro* (Alén, 1997).
Dans le vaudou cubain, les tambours » congó « se distinguent par une forme de cône bombé, avec une base plus étroite où un cercle apparent retient un réseau de ficelles qui tendent la peau. Ils se nomment tous les trois tambú (tambú salidor, tambú et tambú congó). Les tambours congó jouent à Cuba pour les loas de la nation du même nom, mais aussi pour le service Petro. On les retrouve en utilisation profane. Avec les tambours congos s’utilise aussi un idiophone secoué, le tchatcha.
En dehors des tambours nagó joués uniquement à main nue, à l’instar des batas lucumis, baguettes et bâtons interviennent dans les autres ensembles vaudou.
L’instrument le plus répandu de la communauté d’origine haïtienne est un tambour apparenté au tambourin à cymbalettes européen (avec toutefois un système de tension particulier utilisant des cordages réunis en leur centre), mais de plus grande dimension. Ce tanburin est dit aussi tambué ou tanbou bas’. Il est indispensable dans les danses de couple et de figures (pol-ká, lancier ou lianset, menuet, quadrille, meringue), comme instrument improvisateur, mais étend aussi sa présence dans le domaine liturgique. Dans les danses vaudou, le tanburin apparaît aux côtés des tambours rituels, à l’occasion accompagné d’un accordéon et d’idiophones. Dans ce cas on joue pour les loas blancs ou des entités de caractère posé des danses de salon telles que polka, valse, masón, ou encore ibó, eliancé et fey (Ramos Venereo, 1991).
Le gagá est une manifestation festive et religieuse pratiquée durant la semaine sainte catholique. À la danse et à la musique s’ajoutent des éléments théâtraux et plastiques. Elle est constituée de groupes de gens qui parcourent jour et nuit, à la manière d’une procession ou d’un défilé, les localités où habitent les populations haïtiennes ou leurs descendants cubains. Ce banda rara cubain utilise des aérophones qui le singularisent : trompes de bambous creux dits bak-sín, basin ( » vaccine « ) ou koni et conques, lambis. À Cuba, les vaccines ont diminué en taille, et l’on ne les percute pas en soufflant, comme en Haïti. Cette fonction musicale percussive s’est autonomisée par l’utilisation d’un idiophone joué au moyen de deux baguettes, le catá. Celui-ci est parfois constitué d’instruments de récupération, comme une boîte vide d’huile ou un seau métallique. Les membranophones utilisés dans le gagá sont de nombre et de type variables : on y retrouve selon les cas des tanbourins, des bombos bimembranophones, des bocús, des congas et, dans certains cas, des tambours radá. Certains rythmes – masú, kun-yai, ibó – peuvent aussi bien surgir des instruments du gagá que de ceux du vaudou.
Par son caractère ouvert, itinérant et spontané, le gagá est le style où se manifeste le plus l’intégration dans la musique populaire cubaine (Ramos Venereo, 1991). Il a perdu en grande partie ses aspects rituels et les participants eux-mêmes arrivent à le considérer comme une variante des congas de défilé carnavalesque, une » conga haïtienne « Y apparaissent les tambours du carnaval oriental, des idiophones cubains comme les claves, les maracas, le chékéré, voire la guitare et le tres. De manière plus générale, la tumbadora (terme que les Cubains préfèrent à » conga « ), le tambour-roi à Cuba, remplace souvent les instruments originaux manquants dans les formations haïtiano-cubaines.
Aujourd’hui, les descendants de Haïtiens ont évidemment intégré les autres genres musicaux du peuple cubain. De jeunes » fils de pichón (10) » (Haïtiens de la troisième génération), la tête ceinte d’un foulard rouge, exercent leurs passes de salsa avant de participer à une représentation de gagá communautaire pour lequel les garçons s’étaient auparavant peints le torse de symboles de couleur blanche. La rumba brava se joue entre deux rythmes d’origine haïtienne, et j’ai vu à Santiago un tambour de vaudou radá remplacer opportunément un quinto (tambour soliste) de rumba guaguancó.
L’attribution du Prix national de la recherche 2003 du Centre culturel havanais Juan Marinello à Joel James, directeur de la Casa del Caribe, peut être interprétée comme une approbation officielle de l’accent mis sur les recherches sur la culture haïtiano-cubaine et le vaudou, qu’il a menées ou dirigées, parmi d’autres tentatives de mise en valeur du patrimoine culturel. De façon plus générale, la progression de la reconnaissance de l’apport haïtien dans la culture populaire cubaine est constante, malgré la progressive disparition physique des Haïtiens de la grande période migratoire des premières décennies du XX e siècle.
Sans doute cet héritage manque-t-il de liens avec la culture populaire haïtienne actuelle. L’ère Duvalier et la révolution cubaine aidant, les échanges culturels des dernières décennies entre Cuba et Haïti ont été très en dessous de leur étiage naturel. Le bicentenaire de l’instauration de la première république noire devrait être une occasion d’élever ces contacts à un niveau plus conforme à l’histoire et la géographie, occasion que les organisateurs de la Casa del Caribe de Santiago ont voulu saisir en faisant d’Haïti le pays invité au Festival des Caraïbes (ou » Fête du Feu « ) de juillet 2004 à Santiago de Cuba. La tumba francesa de Santiago de Cuba a été proclamée chef d’uvre intangible de l’Humanité par l’UNESCO à la fin de l’année 2003, première tradition cubaine à recevoir cette reconnaissance. Souhaitons que cette distinction internationale facilite la reconnaissance de l’apport culturel des descendants d’Haïtiens à la nation cubaine.
1. L’historien cubain Pérez de La Riva estime à 165 000 le nombre d’Haïtiens fixés à Cuba en 1929, population dont, mis à part les descendants, restait 28 000 personnes en 1970. Joel James insiste sur le fait que l’influence culturelle des 250 000 Antillais – très majoritairement Haïtiens – qui se sont fixés à Cuba à ce moment ne peut être correctement appréciée que si on les considère comme la partie résiduelle d’une présence momentanée (deux décennies) d’un million de personnes, soit un des plus vaste mouvement migratoire des Antilles. Cette population a été aussi nombreuse que les autochtones dans la seule moitié Est de Cuba où elle était acceptée. Les Haïtiens ont ainsi souvent été majoritaires dans les zones rurales de l’Est et du Centre de Cuba, leur seul lieu d’accueil. (James, 2000). D’autres auteurs cubains sous-estiment l’importance numérique et donc l’impact – de l’immigration haïtienne, qui a compté une forte proportion de travailleurs clandestins et que les propriétaires concernés ont cherché à retenir, voire à cacher face aux tentatives d’expulsion par le jeune Etat cubain dans les périodes de crise.
2. Groupes musicaux haïtiano-cubains connus de nous : Petit Dancé (Las Tunas), Caidije, Bonito Patuá, Dessandan (Camagüey), groupe radá Pilón del Cauto, Barranca, Abure-eye, Misterio Vodú (Santiago), Lokociá (Guantanamó) et encore : Renacer Haitiano, Thomson.
3. Ce terme peut être trompeur : les familles ont été souvent fondées par un père haïtien et une mère cubaine. Leurs membres pratiquent systématiquement l’exogamie vis-à-vis de la population cubaine et y sont donc intégrés.
4. Sur celles-ci voir, par exemple, G. Béquet et E. Dianteill, p. 15 et K. Argyriadis, p. 23, Africultures n°17, 1999.
5. Outre les noms cités, tout un vocabulaire spécifique ayant son pendant en Haïti atteste de l’origine de cette tradition : batonié, babúl, carabinié, gragement, cocoyé, tanbuyé, bulayé, mamamier, accord » a mato » etc
6. Rythmes répertoriés et transcrits (dans un manuscrit inédit) par Milian Gali, maître-tambour de Santiago de Cuba .
7. Nous avons, sauf exception, utilisé l’orthographe cubaine et non haïtienne pour les noms de rite, loa, rythmes, tambours, danses
8. Cependant, dans le processus de réadaptation qu’ils ont subi, des variantes de ce mode de tension archétypique sont apparues.
9. Pour autant, il existe une variante dans le système de tension, en fait empruntée aux anciens tambours ibó.
10. » pichón » terme populaire cubain pour les enfants des immigrés haïtiens ( » pigeonneaux « ).Glossaire :
arará : tradition culturelle et religieuse afro-cubaine d’origine dahoméenne : Fon, Mahi*… Mot venant de Allada (ou Ardra), comme c’est aussi le cas pour le rada haïtien.
cabildo : institution coloniale à but récréatif regroupant les Noirs selon leur » nation « , dirigées par des » rois » ou » reines » ; remplacés à la République par des associations sous l’égide d’un saint patron reprenant leur fonction d’entraide mutuelle.
composé : compositeur(trice) des chants de tumba francesa, qui n’est souvent autre que le » roi « , la » reine » ou présidente(e) de la société.
Congó, congo : rite du vaudou hérité de l’influence bantu (Congo, Angola
). Aussi rythme, danse, tambour. À Cuba, Congó est aussi un loa.
Ibó : » nation » du rituel vaudou. Aussi : rythme, danse. À Cuba, Ibó est aussi un loa*. Origine du mot : ethnie Ibo de l’est du Nigeria.
lambi : conque.
houngan : sacerdote du vaudou.
Loa : déité du vaudou. S’écrit aussi Iwa, lua à Cuba.
Mahi : ethnie de la République du Bénin voisine des Fon et des Yoruba.
Nagó : rite du vaudou d’origine yoruba. Rythme et tambours de ce rite. À Cuba, Nagó est aussi un loa*. En Afrique, le terme nagó désigne pour leurs voisins de l’Ouest (Fon, Gun
) soit une ethnie yoruba particulière, soit les Yorubas en général.
Petro : rite du vaudou réputé pour être une construction autochtone haïtienne. Est un loa dans le vodú de Cuba.
Radá, Rada : » nation » et rite du vaudou d’origine dahoméenne (voir arará). Loas et tambours de ce rite.
vaccines : trompes de bambous creux (Haïti). S’écrit à Cuba : bak-sín, basin
Documentation :
ALÉN Olavo, directeur. 1997. Instrumentos de la música Folklórico-popular de Cuba, 2 vol. et Atlas. CIDMUC, La Havane.
CHATELAIN, Daniel. 1996. » La tumba francesa « , PERCUSSIONS n°45 et 46, première série, Chailly-en-Bière.
CHATELAIN, Daniel. 2000. » Tumba francesa, permanence des » Noirs français » dans la musique et la danse de Cuba « , Musiques et Sociétés en Amérique Latine, direction Gérard Borras, Mondes Hispanophones n°25, Presses Universitaires de Rennes.
DAUPHIN, Claude. 1980. Guide d’organologie haïtienne, Société de Recherche et Diffusion de la Musique Haïtienne, Montréal.
ESQUENAZI PÉREZ, Martha. 2001. Del areito y otros sones. Letras Cubanas, La Havane.
RAMOS VENEREO, Zobeyda. 1991. » La música en las festividades de origen haitiano en Cuba « . Anales del Caribe, Casa de Las Americas, n°11, La Havane.
JAMES, Joel. 2000. » Cuba y Haïti en la Historia y en la Cultura » in El Caribe entre el ser y el definir, Editora Tropical, Santo Domingo.
JAMES, Joel, José MILLET, Alexis ALARCÓN. 1992. El vodú en Cuba. Ed. C. E. D. E. E. / Casa del Caribe, Santiago de Cuba.
CD :
VUYLSTEKE, Herman C., ensemble Caidije, groupe Lokosiá etc
1988. CUBA. Les danses des Dieux. CD OCORA 559051. Trois plages sont consacrées à la musique haïtiano-cubaine.
Exposition :
Milan Gali, 2002 et 2003. Les tambours afro-cubains, Festival des Caraïbes, Santiago de Cuba.
Daniel Chatelain, né en 1949, est ingénieur du son à l’université de Paris 8, où il a mené parallèlement des études de géographie, d’ethnologie et de sociologie (docteur 3ème cycle). Amateur de percussions, il crée un stage de formation musicale « en immersion » à Cuba, qui existe depuis la fin des années 1980. Dans ses recherches personnelles, il s’est dédié à l’étude des instruments afro-cubains et afro-brésiliens. Conférencier et auteur de nombreux articles sur les musiques afro-cubaines, membre de la Société Française d’Ethnomusicologie, il est en charge depuis 1992 des musiques traditionnelles dans la revue musicale professionnelle Percussions.///Article N° : 3291