« Nous représentons une nouvelle humanité »

Entretien d'Olivier Barlet avec Gérard Théobald à propos de Etre ou ne pas être…

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Etre ou ne pas être… est un documentaire sur l’afrocentrisme selon le modèle français. Mettant en scène aussi bien la Tribu Ka que Dieudonné, il met en parallèle leur discours avec celui du Mouvement pour une Nouvelle Humanité. A l’écoute des personnes héritières de la traite, de l’esclavage et de la colonisation, ce film, présenté au festival international du film de Guadeloupe (FEMI) en janvier 2008, rend compte de la confrontation identitaire et des discours de séparation. Gérard Théobald, cinéaste d’origine guadeloupéenne né dans l’Hexagone, élargit ici la perspective du film au regard des questions caribéennes.

Etre ou ne pas être… Que signifient les trois points de suspension du titre de votre film ?
Ce sont les mots « noir », « métis », « caribéen », africain », « citoyen », « progressiste », « démocrate », etc. Chacun le complète comme il veut et chacun le reflète comme il le peut. Ce film pose la difficulté de la question de savoir ce que c’est qu’être Noir : est-ce une attitude, une culture, une exclusion ? Je n’ai pas essayé de répondre car je ne crois pas qu’il y ait une réponse particulière mais j’ai essayé de montrer comment les gens vivent cette question. Je ne parle pas d’identité car cette identité noire n’existe pas. J’ai fait un contrepoint avec cette question avec les Kémites qui ont essayé d’y répondre en se plaçant au-dessus de tout le monde : des progressistes, des bi- ou triculturés, des Caribéens, des Français, des Noirs français, etc. Cela pose le débat. On assiste à une fin de cycle, celui des pourparlers avec des groupes qui se sont saisis de leur existence et de leur mal-être depuis longtemps, qui ont tenté de porter leurs revendications politiques sous la bannière du droit à l’égalité, qui ont réussi puisque dans les années 70 on a assisté à l’arrivée du Guyanais Gaston Monnerville dans la hiérarchie étatique et dans les années 80 à celle de la Guadeloupéenne Lucette Michaux-Chevry dans le gouvernement Chirac : il y a eu ces moments de l’entente et du progrès. Comment s’identifie alors la distinction générationnelle entre parents et jeunes ? Sur les 35 dernières années, tout ce qui est de l’esprit politique a complètement imbibé les jeunes, parfois jusqu’aux idées d’extrême droite comme un vecteur non réactif mais combatif – un vecteur qui permet de s’identifier en contradiction ou en parallèle.
Parce que les jeunes sont toujours à essayer de s’identifier à une radicalité quand ils ne sentent pas qu’ils accèdent à une expression d’eux-mêmes…
Oui, en précisant que mon propos n’est pas de juger cette expression mais de la montrer, de l’identifier dans son contenu et sa forme. J’ai refusé d’entrer dans un propos plus analytique pour chercher les causes, par exemple dans la sociologie des parents, les mêmes causes n’ayant pas produit les mêmes effets à des années d’intervalle. Un autre point était de voir comment le rattrapage de l’Histoire ou son fantasme agissent, avec des références fort éloignées des francophones comme Malcolm X ou Marcus Garvey, dont l’histoire est très méconnue. Qu’est-ce qui survit à cela ? Ce sera l’objet d’un autre film qui est encore à l’étude. On est dans une appréciation assez perverse de la culture américaine qui est venue par un rap qui exclut toute sociabilité ou altérité. Etant de l’école du réel, je n’ai pas fictionné ces points de vue : je me suis contenté de construire une opinion à l’image et de solliciter le débat.
Le terrain d’étude de ce documentaire est en France. Y a-t-il des similarités sur le territoire antillais ?
Je crois que oui. Ce que nous avons tendance à oublier est qu’il y a des liens. Le premier est la mémoire : elle ne se rompt pas. Ce fut une grande découverte : je croyais que l’esclavage avait rompu la mémoire et que l’Antillais était une sorte d’humanité. Mais c’est en fait une humanité nouvelle, composite, ce qui impose des compromis avec l’Autre, se confronter à son altérité. Je pensais qu’il s’agissait de recoudre la mémoire de façon fantasmagorique. Je me suis aperçu que des savoirs, un vocable, des sentiments et une haine se transmettent. Ceux qui se sont éloignés de l’Outre-mer en métropole sont de nouveau dedans quand ils reviennent. Lorsque des parents rentrent au pays, leurs gamins « de banlieue » apportent les mots de l’Hexagone, l’idéologie du rap.
Ils vivent ici en Guadeloupe une double assimilation : la culture française relativement imposée par le système éducatif et la culture américaine dont ils se sentent partie prenante car continentale et qui est très fortement imposée par le cinéma et la mode.
Et une troisième qu’il ne faut pas oublier, celle de la localité, qui est aussi extrêmement violente : il faut parler le créole, avoir la bonne attitude, le respect dû à l’aîné, etc. On se retrouve sur trois reliefs bien distincts qui décomposent la société locale et qui recomposent les sociétés du Nouveau monde et la société occidentale. Pour celle-ci, on peut parler d’une situation de créolisation à laquelle s’opposent ceux qui veulent rester dans une authenticité qu’ils ont du mal à définir puisqu’elle suppose de faire appel à un système endogène, de refuser toute complexité, toute altérité. Si on ne peut se reconnaître qu’entre nous, le problème est de savoir qui est « nous ». Est-ce une condition nécessaire et suffisante représentative d’une couleur de peau ? C’est dangereux : pour pousser le « nous », on finira par dire « tu n’es pas assez noir » ou bien « tu es trop noir ». L’équilibre n’existera jamais, alors que dans les sociétés de l’Outre-mer, l’équilibre existe. Il y a 123 vocables qui déterminent l’humanité et chacun se reconnaît. Ce sont des critères d’esthétique, de beauté et d’attitude, qui ont recomposé la société qui vit très bien avec. On retrouve cela aux Etats-Unis puisque c’est une société esclavagiste. De mon point de vue d’Outre-mer, il y a beaucoup plus de raison de s’orienter vers les Etats-Unis et de s’écarter de ces sociétés empiriques basées sur des principes grecs puis romains.
Du composite qui s’oppose à l’atavique, une créolisation qui s’oppose au repli sur soi et à la fixité : voilà une pensée très glissantienne.
Oui, parce que c’est un début. On assiste à la fin de quelque chose, difficile à définir. On n’assiste pas à la fin de la résistance, qui s’est multipliée. Mais plutôt à la fin du compromis. Au même titre que la jeunesse de l’Hexagone n’a plus envie de se laisser manipuler, d’être sacrifiée : elle a envie de compter. Mais elle a accepté une concurrence en son sein. Au moment du CPE, on parlait des bons et des mauvais jeunes, lesquels ont perdu et avec eux une partie de la jeunesse qui était absente. Cette notion de sacrifice devient intéressante car on a du mal à l’identifier. La jeunesse d’aujourd’hui se bat pour travailler. Elle a manifesté contre un système qui lui semblait esclavagiste mais aussi pour un travail, contre d’autres qui n’avaient pas de travail, qui étaient non-qualifiés, qui n’avaient pas l’espoir de finir retraités. Cette notion de sacrifice a divisé la jeunesse, qui a éclaté de façon générationnelle. SOS Racisme a essayé de récupérer la chose. On parle d’une jeunesse métissée sans lui en donner les moyens. Beaucoup de vocables sont lancés…
N’est-ce pas la différence qui s’inscrit entre le politique et le médiatique ?
Complètement, et la pratique. Comme le politique, les parents ont découvert que les enfants n’avaient pas besoin d’eux pour exister.
Cette part de population en forte créolisation venant de l’Outre-mer associée à la part africaine ne peuvent-elles porter la diversité qui ouvrirait la société française à la créolisation ?
La réponse est double. Sur le plan politique, c’est fondamentalement non : on cherche la continuité de l’Etat. Un exemple est la mixophobie des élites. Pour les petites gens, c’est oui. Qu’il y ait maladresse ou méconnaissance, c’est vrai mais faut-il parler de racisme ? La discrimination, par définition, c’est faire un choix. Faut-il chercher à catégoriser pour des gens qui n’en ont rien à faire ? Faut-il encourager des gens à se fondre dans une nouvelle société alors qu’ils le font depuis 20 ans, dans les quartiers. La mode vient des quartiers depuis belle lurette ! Personne n’a fait la distinction de l’apport de cette jeunesse. La jeunesse a toujours eu des problèmes avec le politique, mais aujourd’hui, elle est rentrée dans la minorité. Il est utile de dénoncer comment les idées du progrès posées comme telles se sont approprié la citoyenneté de la jeunesse, son progrès. Il est utile de dénoncer comment les idées conservatrices se sont aussi approprié ses comportements, notamment économiques. Cette jeunesse est constamment roulée dans la farine. J’ai entendu durant la campagne présidentielle des candidats ne pas hésiter à citer des rappeurs. C’est le début du travail et c’est la jeunesse qui l’a posé. C’est peut-être aussi la mienne qui l’a posé alors même que nous n’avions pas conscience que Malek Oussekine a été matraqué à mort par les flics. Ce fut également le cas de la marche pour l’égalité. Des politiques de tous bords ont essayé d’effacer cela mais on n’efface pas de la mémoire des gens qui se sont impliqués et qui ont vu que le monde bougeait, mettant à l’écart des idées rétrogrades. L’abstentionnisme en est aussi une marque, surtout pratiqué par les 35-40 ans, les gens de ma génération.
Ce sont des gens qui ne croient plus ?
Ou qui croient encore mais qui ont aussi compris qu’on peut inverser les choses, que c’est aussi une position politique. Que ce ne soit pas mûr pour le faire entendre comme tel, c’est une chose, mais quand on va chercher les grands frères, c’est qui ? Pour encore tempérer avec des jeunes qui ne sont plus dans la capacité d’entendre et de parlementer. Et qui sont dans une attitude suicidaire : on brûle la culture, les infrastructures, tout ce qui est symbolique de façon consciente ou non. Brûler la culture, le savoir, c’est bien dire aussi qu’on n’y a pas accès et qu’on voudrait y avoir accès : ce n’est pas entendu. C’est une histoire que je vais continuer à suivre, tout en espérant que d’autres s’en saisissent. Il faudra bien que nous, issus de ces mondes, posions la complexité car la réalité est une société hétérogène, car nous représentons une nouvelle humanité. Alors que cette vérité est vue comme étant une prétention par ceux qui n’ont pas cette capacité d’enrichissement.
Ou bien qui ne perçoivent pas le contenu de cette complexité. Le colloque regroupant çà ce FEMI de Guadeloupe des responsables de structures de cinéma de toute la Caraïbe essaye de définir une certaine unité pour cerner un marché, et donc une représentation identitaire dans laquelle un public se retrouverait. Mais n’est-on pas face à une diversité linguistique et culturelle qui met en cause la base d’un tel marché ?
La base de ce marché serait cette nouvelle humanité. Si on a envie de parler de l’esclavage, c’est une réalité.
C’est effectivement le trait d’union de l’ensemble caribéen.
Bien sûr, puisque cette partie du monde est dépossédée de ses peuples primitifs, remplacés par des Noirs venant d’Afrique. C’est une histoire dramatique, mais qui débouche sur une humanité.
Les jeunes ont cependant aujourd’hui du mal avec ce passé et vont plutôt chercher leurs repères dans une culture dominante essentiellement nord-américaine offerte par la communication.
Encore faudrait-il qu’ils sachent qui tient les rênes. L’invention géniale de l’humanité est de dire « non », qui débouche sur la critique. C’est ce qui nous unit dans la Caraïbe. Nous manquons encore trop d’esprit critique, mais c’est pourtant ce qui nous unit. La langue n’est pas une barrière.
Ne faut-il pas des références pour être critique ?
Certes, elles existent mais il faut les réintroduire dans l’Histoire.
Cela suppose un imaginaire qui serait à dégager d’une expression artistique caribéenne.
Totalement. Pour l’instant, on est dans une situation méconnue, que l’on cherche à surfaire alors qu’elle n’est même pas posée. Les jeunes la posent avec le rap, les intellectuels avec les grands hommes. L’inégalité est au niveau de l’accès à la réflexion. En effaçant le contenu, on se fait criminel : il devient l’objet de toutes les opportunités et tant qu’on sera dans le jeu des opportunités, on n’avancera pas.
Quel serait le déclencheur d’une avancée ? Est-ce davantage sur le terrain politique ou d’une évolution des mentalités ?
Ni l’un ni l’autre. Ce serait plus sur l’échange des sociétés concernées avec ces acteurs, qu’ils soient politiques ou non. La volonté existe mais les Français sont très ambigus ! Nous avons des règles : le cinéma est soutenu ; les Français sont dans l’Europe.
Et le cinéma antillais ne profite pas entièrement de ces règles…
Effectivement. On est là aussi dans la méconnaissance : le vouloir-faire sans avoir le savoir et le savoir-transmettre. Proposons la continuité territoriale si le mot n’est pas trop grossier, et l’application des textes. Liberté, égalité, fraternité : cela se lit mais il faut le construire pour le vivre ! La départementalisation apporte une lourdeur administrative mais elle est réelle. On ne va pas opposer la citoyenneté des uns à celle des autres, ou le droit des uns à celui des autres. On ne va pas demander à nos amis de Dominique qui fait partie du Commonwealth mais a son autonomie de fonctionner comme des îles qui n’ont même pas cette autonomie. On ne va pas demander à nos camarades d’Haïti, indépendants, de fonctionner comme nous, dépendants. Il faudra poser un cadre solide et on l’oublie. Ce qui nous lie est avant tout l’esclavage, le rapport dominant-dominé : cela représente un marché élargi ! Le même film peut être vu en français, anglais, espagnol, portugais et créole : on peut avoir des histoires à raconter au monde à défaut d’être imbibé de cinéma américain qui raconte l’histoire du dominant. Haïti représente sans moyens la première production de la Caraïbe ! Les Haïtiens ont fait, et en faisant, ils apprennent et forment une génération. Leur marché dépasse leurs frontières, avec la diaspora et ceux qui s’intéressent à eux. Je me sens décalé dans l’Hexagone : quand nous avons dit « mémoire partagée », on nous a mis de côté.
Qu’est-ce que vous entendez par « mémoire partagée » ?
C’est ce qui vient de moi et qui appartient aussi à l’autre qui est différent de moi. Je suis de mémoire allemande, indienne, guadeloupéenne et aussi africaine. Je n’ai pas besoin de m’imposer comme humanité composite. Par contre, je partage avec tous ceux qui peuvent être indiens, africains ou européens. Ce sont ceux qui n’ont pas cette richesse de pluralité culturelle qui se mettent à copier.
Cette mémoire partagée est aussi une réalité caribéenne.
Bien sûr, mais sur le socle zéro. Les dominants et dominés étaient ensemble et l’ont fabriquée ensemble, contraints. L’humanité s’est faite aussi avec le bourreau et la victime : on n’a rien inventé. Si on a inventé quelque chose, c’est uniquement une nouvelle humanité avec des gens qui ont la même attitude. C’est avec l’invention de la roue et la critique, la dernière invention géniale.

///Article N° : 7353

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