Orfeu : un musical proche de la réalité

Entretien de Karen Backstein avec Carlos Diegues

Print Friendly, PDF & Email

Comédie musicale populaire et moderne, Orfeu donne à comprendre la vie actuelle dans les favellas de Rio.

Pourquoi avoir choisir Orphée comme thème ?
Orfeu est basé sur une pièce de Venicius de Moraes, un des plus grands poètes brésiliens. J’avais quinze ou seize ans quand mon père m’emmena à la première de la pièce au Théâtre municipal de Rio. Je fus très ému et ce fut une découverte pour moi. Je voyais ce soir-là sur la scène quelque chose de la nouvelle culture qui était alors autour de moi. C’était une belle histoire de passion, aussi quand je vis le film de Camus, quatre ou cinq ans plus tard, j’ai été très déçu. J’ai pris comme une offense personnelle le fait que le film soit si différent de la pièce, qui parlait certes, de passion, mais dans un environnement très violent et socialement misérable. Camus n’a pas fait assez attention à cela. Son film était si loin de la réalité brésilienne que je me suis promis à moi-même de refaire ce film un jour. Mais mon film n’est donc pas du tout un remake : c’est juste un autre film basé sur la même pièce.
Faire Orphée semble comme un retour à la période à laquelle vous avez réalisé votre premier film, sur les écoles de samba.
Ce n’est pas un retour, c’est une sorte de suite. J’ai l’habitude de dire qu’Orfeu est mon premier film du millénaire, car j’essaie vraiment d’examiner ce qui se passe dans l’environnement social que je connais si bien. Le paradoxe dans les favellas de Rio aujourd’hui, c’est que ces taudis sont en même temps une honte sociale, le lieu ou les exclus de la société brésilienne sont ghettoisés , mais aussi un trésor culturel. Là se créent une nouvelle musique, une nouvelle architecture, un nouveau langage, de nouvelles coutumes. Je suis convaincu que les favellas de Rio sont une sorte de laboratoire de ce que le Brésil sera dans le futur. Depuis plus de deux ans, avant que je ne commence le film, j’ai souvent visité ces quartiers et interviewé de nombreuses personnes, des dealers, des policiers… J’ai réalisé qu’il était absolument impossible de faire un film avec des bons et des méchants dans un lieu comme cela où les gens vivent à la marge. C’est un endroit ou vous pouvez voir simultanément l’archaïque et le moderne, la violence et la créativité, toutes ces choses ensemble, et vous ne savez pas ou l’une finit et ou l’autre commence.
Dans Orphée, la mort est un homme en costume…
C’est un monde très réel. C’est un dealer, un revolver, une balle qui tuent Eurydice. C’est un film poétique mais très inspiré de faits réels. Bien sûr, je n’ai pas fait le film que j’aurais fait quand j’ai vu la pièce en 1956, mais je crois que j’ai été très fidèle à l’esprit de la pièce. J’ai fait le film de mon époque, pas un film du passé. Pour comprendre ce qu’est le Brésil, on doit savoir qu’aujourd’hui, c’est la huitième ou neuvième plus grande économie capitaliste du monde. C’est un pays riche, mais nous avons creusé un énorme fossé entre riches et pauvres et la société brésilienne exclut la plus grande partie d’elle-même de cette richesse, à Rio de Janeiro et dans les autres grandes villes. Mais les gens des favellas sont constamment confrontés au modernisme, aux biens de consommation populaires comme les ordinateurs et les téléphones portables. Saviez-vous qu’au Brésil nous avons plus de portables que de téléphones fixes ? Il y a des écoles d’informatique dans les favellas ! C’est pourquoi je voulais vraiment être honnête et parler de la réalité.
Comment avez-vous travaillé avec Caetano la bande son d’Orfeu ?
Je n’aurais pas pu réaliser Orphée sans Caetano Veloso. Il n’a pas seulement écrit la bande musicale, il a été aussi une sorte de directeur musical. Je lui ai demandé en effet de composer une bande son à quatre niveaux : le premier est un hommage à Vénicius et Tom Jobim. Nous avons utilisé trois chansons de la pièce et deux du film de Marcel Camus. Deuxièmement, je voulais rendre hommage à l’ancienne garde de la samba, Nelson Sargento, Cartola, les plus grands compositeurs qui ont vraiment créé la samba. En troisième lieu, parce que j’étais intéressé par un background réaliste dans le film, je devais utiliser la musique qui se joue dans les favellas aujourd’hui : le hip hop. C’est devenu comme un mouvement musical de contestation dans les favelas de Rio. C’est très important. Maintenant on va vers une fusion entre le hip-hop et la samba qui est très intéressante, et c’est aussi dans le film. J’ai utilisé seulement des jeunes compositeurs de hip hop des favellas. Le quatrième niveau, c’est Caetano lui-même, les deux chansons qu’il a composées pour le film, la samba enredo et le thème d’amour. La musique de Caetano lie les trois niveaux ensemble dans une sorte de melting pot de l’histoire musicale de Rio, de Tom Jobin à la samba et au hip-hop.
Orphée est interprété dans le film par Tony Garrido, qui n’est pas un acteur, mais qui s’en sort formidablement
Nous avons auditionné de très nombreux jeunes pour jouer ce rôle, acteurs, non professionnels… Mais j’ai choisi Tony Garrido sans hésitation, d’abord parce qu’il est plein de charme et qu’Orphée devait être beau. Ensuite, comme je l’ai dit à Toni quand nous avons commencé à travailler :  » Tu n’as pas besoin de jouer… Tu es Orphée !  » C’est un musicien , un compositeur, un chanteur, un poète, et il a parfaitement compris Orphée. Pendant tout le tournage, je n’ai cessé de lui répéter :  » Ne joue pas, sois juste toi-même, ce dont j’ai besoin, c’est de Toni Garrido, le chanteur, le danseur, le compositeur, le poète ! « 

Karen Backstein est cinéaste///Article N° : 1991

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire