Première oeuvre de fiction de l’Angola indépendante et écrite dans le feu de la révolution, Oui camarade ! raconte ces quelques mois de 1975 où tout a basculé. L’oeuvre de Manuel Rui, qui a participé activement aux événements, vient d’être traduite pour la première fois en français, aux éditions Chandeigne. Un recueil de nouvelles qui célèbre la sortie de la nuit coloniale autant qu’il se méfie de lendemains qui déchantent.
Il existe peu d’écrits retraçant le détail des événements qui ont mené jusqu’à la révolution angolaise, et encore moins des quelques jours qui l’ont suivie. Le recueil de cinq nouvelles de Manuel Rui, publié pour la première fois en français aux éditions Chandeigne et traduit par Elisabeth Monteiro Rodrigues, vient ainsi combler une forme de lacune mémorielle. Mais pas seulement. En racontant les péripéties des anonymes de la révolution, l’auteur offre la parole aux multiples identités qui l’ont bâtie, laissant surgir de toutes ces voix une langue portugaise collective et réinventée.
Pour comprendre l’importance de Oui camarade ! dans l’histoire littéraire angolaise, quelques éléments de contexte s’imposent : au courant des années 1950, l’Angola, toujours sous le joug colonial portugais, voit fleurir différents mouvement indépendantistes antagonistes. Le FNLA (Front national de libération de l’Angola), soutenu par le Zaïre de Mobutu, s’oppose à l’UNITA (Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola), appuyée par l’Afrique du sud de l’apartheid, ainsi qu’au MPLA (Mouvement populaire de libération de l’Angola), d’inspiration marxiste et épaulée par l’URSS et Cuba. C’est ce dernier qui prend le pouvoir sur Luanda en 1975, initiant dans le même temps une guerre civile post-indépendance qui meurtrira le pays pendant de nombreuses années.
Voici l’histoire explorée dans Oui camarade !, qui s’attarde plus particulièrement sur la période allant de janvier à novembre 1975, marquée par une bataille sans merci entre le MPLA et le FNLA pour le contrôle de la ville de Luanda. Une guerre de conquête qui se clôture par la proclamation de l’indépendance, le 11 novembre 1975, sans signifier pour autant la fin des troubles dans le pays. Le livre illustre, grâce à ses cinq courtes fictions ancrées dans le réel, cette excitation de la liberté retrouvée autant que la crainte d’un avenir trouble.
Une langue réinventée
Première œuvre de fiction de l’histoire de l’Angola, Oui camarade ! fut considéré comme « militante » par une partie de la critique à sa sortie. L’œuvre de Manuel Rui, peut en effet avoir tendance à glorifier le mouvement vainqueur, le MPLA, et à caricaturer à l’extrême le FNLA, faisant passer ces derniers pour des sauvages sanguinaires, comme dans la nouvelle « Le dernier bordel ». Malgré tout, l’auteur réussit, avec une ironie grinçante, à montrer le chaos et l’accession à l’indépendance de différents points de vue. Et ce qui se joue dans les cinq récits du livre (« Le conseil », « La montre, « Le dernier bordel », Les deux reines », « Cinq jours après l’indépendance »), c’est avant tout la libération d’une parole collective qui a du mal à émerger.
Du fait de la répression coloniale, bien sûr, mais aussi par la diversité d’identités angolaises, l’émergence d’un récit national était jusqu’ici compliquée. Or, comme l’illustre bien la nouvelle « La montre », qui voit un commandant raconter à des enfants les différents voyages d’une montre symbole de l’indépendance angolaise, avec la révolution, « (…) tout le monde était auteur. L’histoire était à tout le monde, une espèce de fresque se ravivant repeinte au bord de la mer ». L’auteur, qui a également écrit l’hymne national angolais, construit ainsi le récit national de la conquête de l’indépendance. Ainsi, dans « Deux reines », où deux femmes mènent la foule à travers Luanda en liesse : « ce jour-là, l’avenue Brasil appartenait au peuple. Une avenue déjà chargée d’histoire ». Dans Oui camarade !, l’Angola se réapproprie donc son « roman national », mais aussi son langage. Car si le livre est écrit en portugais, c’est déjà un portugais réinventé, mêlé à des langues angolaises, où certaines expressions locales apparaissent (le dongo pour une pirogue, le cacimbo pour la rosée du matin), certains vocabulaires marxistes s’imposent dans la dynamique de la guerre (pouvoir populaire, camarade), certains acronymes deviennent de l’argot (dans le bouche du peuple, le MPLA devient le Éme, le FNLA le fénéla, etc.). Un langage qui donne à la nouvelle nation angolaise une expression collective, et à son peuple, une identité propre. Par un rythme d’écriture, très vif, ce récit à plusieurs nous fait passer instantanément d’un événement à un autre, de la tête des protagonistes à celle du narrateur. Et de fait, les conversations ont été écrites sur le vif, pendant les événements, alors que Manuel Rui y participait lui-même.
La fiction plutôt que le réel ?
Et puisque « tout le monde est auteur », chacun peut trouver sa propre chute à l’histoire vécue. À la fin de la nouvelle « La montre », les enfants font leurs propositions d’épilogue au commandant qui est aussi le narrateur. Ce « commandant-camarade » si proche et si loin à la fois, fascine son auditoire tout autant qu’il le laisse orienter la suite de l’histoire, comme si l’histoire de l’Angola était un conte oral pouvant toujours s’enrichir. La tendance très onirique de l’auteur à laisser place à l’imaginaire insiste également sur le rôle fondamental de la jeunesse dans la révolution et laissent ainsi apparaître la possibilité d’un nouveau futur à construire. C’est là l’une des morales du livre, dont le trait d’esprit final de la nouvelle « Cinq jours après l’indépendance » (« La révolution c’est comme la bicyclette, si elle s’arrête, elle tombe ») est l’un des plus marquants du recueil.
Car si Manuel Rui a décidé de tirer de ces moments des parcelles de fiction plutôt qu’un récit purement documentaire, c’est sans doute en raison de la sensation douce-amère tirée de l’indépendance angolaise. Si dans chacune des nouvelles, l’imaginaire tient une place prépondérante, c’est bien dans sa nouvelle la plus réaliste que se dessine le pessimisme de l’auteur. D’une ironie grinçante, « Le conseil » décrit le premier conseil des ministres du gouvernement de transition, en janvier 1975, auquel les Portugais participent, dans un palais fraîchement conquis. Nous, lecteurs, sommes un temps du côté des « politiciens », un temps du côté du peuple et à l’extérieur des jeux de pouvoir, va-et-vient certainement voulu par l’auteur, qui, de l’extérieur, se moque de la « diarrhée de cigares » de l’intérieur. Sa lecture, quarante ans après, lui donne un sens d’autant plus marqué. « La transition avait le vent en poupe », nous dit-il, laissant apparaître des critiques naissantes qui seront confirmées par le livre qu’il écrit en 1982, Quem me dera ser Onda (Le porc épique, traduction de Michel Laban, éditions Dapper).
Pour autant, dans Oui camarade !, ce qui compte alors, c’est que les Angolais se réapproprient leur histoire. Ainsi, quand Manuel Rui dit, dans « Cinq jours après l’indépendance » : « je dois laisser consigné pour les historiens présents et futurs… », c’est parce qu’il espère que ce récit, le premier à raconter l’indépendance, sera celui du peuple. Et si la joie et la tristesse y sont mêlées, le plus important reste que le jour (indépendantiste) ait « vaincu la nuit » (coloniale). L’avenir de l’Angola, et donc celui de ce récit, restent à compléter par les Angolais eux-mêmes : « car le réel, même, était cette histoire racontée ».
Parution le 21 septembre aux Éditions Chandeigne. 2017.
Un commentaire
Un de ces romans qui font plaisir, mêlant histoire et fiction. Je n’ai jamais eu location de lire un roman en rapport avec l’histoire de l’indépendance des pays d’Afrique mais celui-ci concernant le peuple angolais a l’air intéressant.