Pepetela et Manuel Rui parlent de la guerre : rencontre de Teresa Sà Nogueira avec les deux écrivains, parue dans le journal mozambicain Savana du 22 janvier 1999 (1)
La possibilité de discuter avec des écrivains d’autres pays de langue portugaise est une des bonnes choses que les défuntes passerelles lusophones nous ont laissées.
Pepetela : « Dans notre pays, pour écrire il suffit de regarder alentour. Il n’est pas nécessaire de faire de la fiction, il suffit de recueillir la vie. »
Il n’est pas possible de parler avec un écrivain angolais sans que la guerre intervienne. L’Angola est un pays sacrifié depuis presque l’indépendance. Comme l’a été Timor dont les événements ont plongé la planète en état de choc. Mais la guerre de l’Angola est une guerre oubliée déplore Pepetela. « Les écrivains n’ont-ils pas une part de responsabilité pour ne pas avoir écrit sur cette guerre ? Il est vrai que ces derniers temps, les écrivains angolais ont peu écrit sur cette guerre en dépit du fait que nous soyons tous très liés aux problèmes socio-politiques de notre pays. Dans mon cas, j’ai cessé d’écrire directement sur la guerre parce que ma fille me l’a demandé. »
« C’est vrai, nous parlons très peu de cette guerre civile. Peut-être par pudeur, par douleur… Pendant longtemps les gens ont écrit des oraisons funèbres pour exorciser… A Luanda, la tradition veut que lorsqu’il y a un enterrement, celui qui prononce l’oraison peut dire tout ce qu’il veut. Et même la PIDE (2) ne pouvait rien faire contre. »
« Ce dont je me souviens avec le plus de nostalgie ? » Pepetela marque une pause… « Lorsque je vivais au centre du monde, à Benguela, j’avais un ami qui s’occupait de moi. A cette époque, mon père avait construit une maison à la frontière, la dernière du quartier Blanc. Devant fut planté un acacia rouge. Les anciens racontaient qu’à cette même place, une lutte à mort avait eu lieu entre un lion et un chasseur armé seulement d’un couteau. Le chasseur tua le lion et le lion le chasseur… Alors à cet endroit fut planté un acacia aux fleurs rouges et belles car elles se nourrissaient du sang de l’homme et du lion… J’ai beaucoup de nostalgie pour cet acacia et mon ami… »
J’ai rencontré Manuel Rui lors de rencontres littéraires à Porto. Pendant trois jours, nous avons échangé réflexions, points de vue et verres autour de thèmes explosifs : la littérature sous le parti unique, la prose pendant le tournant démocratique… ou encore des problèmes toujours d’actualité : la liberté d’expression, le racisme et le comportement des intellectuels face au pouvoir politique. Luandino Vieira disait avec beaucoup d’amertume : « On ne peut pas faire de l’histoire tandis que nous construisons la vie. Il est bon de ne pas oublier que le MPLA était une série de partis où existaient deux cartels : l’un pour le pétrole, l’autre pour les diamants. Rien de plus. L’Angola n’a pas d’économie, ou plutôt, elle a une économie informelle fondée sur le vol, le troc. »
Manuel Rui : « Nous sommes des orphelins de la guerre froide… quant au tournant démocratique, quel tournant ? Mon pays a souffert d’un recul. Il n’y a eu aucun tournant, il a été occupé par d’autres. »
Trois ans ont passé. Manuel Rui égal à lui-même : la même pipe, le même bonnet sur la tête, la même ironie, la même amertume. Nous parlons des ressemblances qui existent entre nos deux pays : le marché noir, les vols, la guerre, le fameux tournant qui parfois nous semble être un recul. Par chance, le Mozambique n’a ni pétrole ni diamants.
Manuel Rui : « Si l’Angola était un pays pauvre, la guerre serait terminée depuis longtemps ».
Manuel Rui semble plus à l’aise pour commenter cette guerre à n’en plus finir. « On dit tant de choses sur cette guerre ! Samir Amin dit qu’elle s’est transformée en une guerre de voleurs contre des assassins. Ce n’est pas notre guerre, ce n’est pas une guerre d’Angolais contre Angolais. Le gouvernement s’oppose à la démocratie, une opposition alimentée par les démocraties occidentales. Qui sont les maîtres du monde ? Toujours les mêmes : les Etats-Unis, le FMI, la Banque Mondiale. Autrefois on appelait cela, l’impérialisme. Mais les riches retournent leur veste facilement…
Après ils ont demandé au MPLA de parlementer avec l’UNITA. Il y a eu un accord prévoyant qu’il n’y aurait d’élections qu’après le désarmement de l’UNITA. Le gouvernement a dû organiser des élections sans que l’UNITA ne se soit désarmée. Le gouvernement a gagné les élections, un accord de plus pour le partage du pouvoir stipulant le désarmement de L’UNITA. Tout le monde a été à Luanda pour fêter ça, Mandela est venu. L’UNITA ne s’est pas désarmée et elle a gagné du terrain. »
Dans la salle d’à côté, les écrivains invités débattent du sexe des anges. Au bar, Manuel Rui et moi prenons encore un verre. Et la rage perce dans les paroles de l’écrivain. « C’est impressionnant comment les soit-disant démocraties occidentales imposent des chefs politiques aux Africains. En violation de la mémoire, avec la conviction qu’en Afrique, le modèle de la démocratie occidentale se transforme toujours en exercice de promiscuité politique. Pour moi, il s’agit d’accroître toujours davantage la dépendance. Et maintenant, avec l’informatisation de la vie, le tiers-monde est encore plus distancié par les grandes puissances. J’ai l’habitude de dire que si l’ONU venait encore une fois en Angola, elle devrait amener dix millions de lunettes pour voir l’éclipse. »
Et si nous parlions de choses plus douces, ta vie par exemple ?
« Mon grand-père est arrivé en Angola en tant que degradado. (3) Il était franc-maçon, et a été un grand maître de la Loge Kuribeque. Mon oncle aussi a été un grand maître de la franc-maçonnerie à Rio de Janeiro. Le goût des lettres, je l’ai dans le sang. Mon père était libraire, il possédait la librairie Brasileira à Nova Lisboa, là où Pepetela jouait au foot avec moi, pieds nus sur le sable. Coimbra a été importante dans ma formation, les gens que j’y ai rencontrés et la revue Vertice. Pendant le 25 avril, j’étais à Coimbra ; à cette époque j’étais l’avocat des métallurgistes de la région. Mon premier livre, Posia sem noticias, a été réalisé clandestinement à Porto. Après l’indépendance, j’ai écrit Sim camarada. Plus tard, Quem me dera ser onda (4) qui a déjà dépassé les 100 000 exemplaires. »
La lusophonie avait déjà fait l’objet d’un débat lors des rencontres littéraires de Porto.
Manuel Rui : « Nous allons tout démêler pour tout emmêler à nouveau. En Angola, avec l’introduction de la langue portugaise au XIXè s., une nouvelle bourgeoisie est apparue. Dans notre pays, un Noir lorsqu’il se défrise les cheveux, il a déjà les idées défrisées. »
« La lusophonie ne se dit pas, elle se fait. Personne ne m’empêche d’écrire en kimbundo.. J’ai déjà vu de grands défenseurs des langues locales qui ne parlent même pas les langues qu’ils aimeraient voir écrites.
Quant à ces fameuses passerelles lusophones… elles sont seulement un contact entre écrivains.
Je me sens envieux de la presse mozambicaine. Je viens d’un pays où il y a beaucoup de pauvres d’esprit qui ont le goût de la richesse et de l’ostentation. Au Mozambique, j’ai vu de l’humilité chez vos intellectuels. Et entre les prises de bec des écrivains angolais et celles des intellectuels mozambicains, si différents et si semblables, je pense à ce que disait Viriato da Cruz (5) à Mario Pinto de Andrade (6) : « Regarde ce pays qui part à la dérive ».
1. Traduction Elisabete Monteiro Rodrigues avec l’aimable autorisation du directeur Fernando de Lima.
2. Police politique de l’Etat fasciste de Salazar.
3. Personnes considérées comme criminelles (souvent des prisonniers politiques) expulsées dans les colonies.
4. Paru en 1999 aux éditions Dapper dans une traduction de Michel Laban sous le titre Le porc épique.
5. Poète, un des fondateurs du MPLA, mort en Chine dans l’oubli.
6. Auteur de la poésie africaine d’expression portugaise, P.J Oswald 1958.///Article N° : 1263