Ce disque sensationnel – le neuvième de Sixun – offre un voyage musical d’une rare diversité. Il illustre en outre la longévité et la vivacité d’un orchestre auquel on doit l’invention d’un certain « jazz-funk afro-parisien » : une musique dynamique et généreuse qui a suscité d’innombrables vocations dans les nouvelles générations.
Depuis ses débuts en 1985 sous le parrainage du CIM (école de jazz) et de son regretté fondateur Alain Guerrini, Sixun a parfaitement réalisé son ambition initiale, qui était de devenir en Europe l’équivalent de Weather Report : même instrumentation, même équilibre entre instruments acoustiques et électroniques, même idéal de virtuosité maîtrisée et surtout, même désir impérieux d’ouvrir les fenêtres du jazz à tous les courants d’air des musiques du monde.
(Rappel pour les plus jeunes : Weather Report – « bulletin météo » en anglais – fondé par deux ex-complices de Miles Davis, le pianiste autrichien Joseph Zawinul et le saxophoniste états-unien Wayne Shorter, fut le groupe jazz-funk le plus influent des années 1970-80)
A l’écoute de cet album, la comparaison se révèle plus légitime que jamais entre les cadets de Sixun et leurs aînés de Weather Report. Rappelons d’ailleurs que les destins des deux groupes se sont croisés : quand les fondateurs de Weather Report se séparent, Zawinul embauche aussitôt le vétéran de Sixun, le batteur ivoirien Paco Séry, pour ses nouvelles aventures qui seront principalement africaines, avec entre autres Salif Keita et Richard Bona
« Palabre » est le premier album de Sixun depuis le décès dramatique (le 11 septembre 2007) de Joe Zawinul, génie fantasque des claviers dont l’ombre plane ici joyeusement, tels ces oiseaux migrateurs très humains qu’évoquait sa musique délurée, comme le fait aussi son digne disciple Jean-Pierre Como, claviériste inamovible de Sixun. – c’est Como qui ouvre ce cd avec le somptueux « Paesana », dont le lyrisme à la fois aérien et tellurique fait penser à Jaco Pastorius – on en dira autant du magique « Malgré tout ».
L’histoire parallèle de Weather Report et de Sixun ne s’arrête pas là.
Ces deux orchestres ont affronté mêmement, sur les deux rives de l’Atlantique, les critiques acerbes ou l’indifférence des « puristes » qui partout et toujours préfèrent honorer les vieilles valeurs sûres et leurs épigones plutôt que de s’intéresser aux vrais aventuriers
Le titre du disque, « Palabre », n’a certes pas été choisi au hasard.
Ce mot a un double sens. En Afrique il est souvent négatif : « Faire palabre, c’est faire la guerre, ce n’est pas bon ». Pour les Européens, au contraire, il désigne une capacité de discussion fraternelle et pacifique telle que l’enseigne l’Afrique ancestrale, notamment par ses musiques qui ont permis au continent de s’ouvrir au reste du monde.
C’est évidemment cette forme positive de la palabre que célèbre ce disque, le plus « africain » de Sixun depuis « Pygmées » (1987). Ce n’est pas pour autant un album moins « métissé » que les précédents.
En effet, le plus intéressant ici, c’est ce qui résulte de la dispersion des membres de Sixun, qui ont tous fait de belles carrières individuelles ces dernières années. Par exemple, le guitariste Louis Winsberg a retrouvé ses liens enfantins gitans, méditerranéens avec son groupe Jaleo : écoutez le résultat émouvant dans « Essaouira » (avec les Sénégalais Diogal et Julia Sarr) ou « 7 fois c’est bon ». Le Martiniquais Michel Alibo continue d’offrir à Sixun sa somptueuse basse funky, qui sert de base à « Jour de Soleil », un morceau où Oxmo Puccino rappe à sa façon la saga de Sixun. Chaque membre du groupe amène de nouvelles compositions issues de ses propres escapades. Le saxophoniste Alain Debiossat est peut-être le plus éblouissant, avec « Orange Cannelle » – où s’insinue le chanteur sud-africain Sam Shabalala – et le délicieux « Valsega » qui fait tourbillonner autour de son soprano deux accordéons diaboliques
Paco Séry n’est pas en reste, déployant sa frénésie à travers une stupéfiante polyphonie vocale dans le si bien titré « Décalé ».
La singularité de Sixun, c’est de n’être pas un vrai sextet, mais un quintet inséparable, dont le percussionniste est un sixième membre amovible et néanmoins essentiel. On y a vu ainsi défiler des virtuoses comme Abdou M’Boup et Idrissa Diop, Bobby Thomas (transfuge de Weather Report), Jaco Largent, Arnaud Frank, Nanda Khumar, Manolo Badrena
On dit que Paco Séry s’arroge le privilège de choisir celui qui aura en même temps l’honneur de lui « donner main » et la responsabilité de renouveler la couleur rythmique de Sixun
C’est ainsi que Stéphane Édouard, jeune français d’origine tamoule, est devenu le nouveau percussionniste de Sixun. S’il ne signe dans cet album qu’un titre, « Il était un uf », c’est assurément le plus original.
On relèvera d’ailleurs son empreinte évidente dans le finale du cd :
« 7 fois c’est fini », signé Sixun, est une splendide improvisation collective à partir des notes de ce qui était sans doute à l’origine un bhajan, un chant dévotionnel hindou.
Il y a aussi dans « Palabre » des orchestrations très riches (parfois même un petit peu trop) signées par Pierre Bertrand, co-directeur du Paris Jazz Big Band. Elles ne dénaturent jamais la musique de Sixun.
La meilleure façon de jouir de cette musique, c’est bien sûr de river ses oreilles à l’extraordinaire tandem Michel Alibo / Paco Séry
C’est à mon avis la plus belle rencontre musicale jamais réalisée entre l’Afrique et les Antilles. Citez m’en une meilleure !
Écoutée à partir de ce duo bondissant et explosif unissant un bassiste et un batteur qui jouent ensemble depuis un quart de siècle, la musique de Sixun a toujours été un feu d’artifice d’où les solos jaillissent comme autant de fusées et de gerbes.
(hein ? mais non, je n’ai pas parlé de « pétards » !)
En résumé, ce qui est si saisissant et séduisant chez Sixun, c’est cette synthèse jouissive de « fun », de « funk », de spiritualité et de passion communicative pour une musicalité authentique et libertaire qu’à défaut d’autre mot on appellera encore très longtemps : « jazz ».
Il suffira d’écouter « 7 fois c’est bon » pour vérifier que Sixun est avant tout l’héritier de ce qu’il y a de meilleur dans cette musique.
Certains – dont je suis – appellent ça tout simplement : « le swing ».
Sixun, « Palabre » – (futur acoustic / harmonia mundi)///Article N° : 8295