S’il est bien un mot qui inscrit une certaine idée de l’Orient et plus largement de l’exotisme, dans la langue française, c’est bien celui de « bazar ». Les dictionnaires nous signalent qu’il est attesté depuis le premier tiers du XVéme siècle. Cette inscription est aussi l’indice de l’épaisseur du temps dans les relations avec l’ailleurs. Mot rapporté, puis transformé : marché à ciel ouvert, dans une galerie, on y vend des étoffes, mais aussi des esclaves, il est entré dans la langue, et a subi des transformations. Comme son parent le souk, son sens s’est aussi dégradé : on y vend des objets de peu de prix, présentés de manière sommaire, d’où, sans doute, l’idée de désordre, qui lui est associée. Mais le bazar, c’est aussi, pendant un temps, ce lupanar, où survivent les louves, qui défilent sous le regard concupiscent des hommes. Pour les véritables parisiens, enfin, la galerie marchande s’est aussi transformée en grand magasin, près de l’Hôtel-de-Ville, pas très loin du premier arrondissement. Ce sont un peu toutes ces évocations que brasse tout d’abord le titre du roman d’Alain Mabanckou, Black Bazar.
Il en ajoute une autre, black. Black, comme l’euphémisation de noir, mais aussi, car nous connaissons déjà Alain Mabanckou, comme la dérision de cette euphémisation. Né en 1966, au Congo-Brazzaville, Alain Mabanckou est actuellement professeur de littérature francophone à UCLA. Il est l’auteur de nombreux romans, qui ont souvent été primés. Ainsi, Les Mémoires de porc-épic, publié au Seuil, a reçu en 2006, le prix Renaudot. Il est aussi un des quarante-quatre signataires du Manifeste pour une littérature-monde en français, publié le 16 mars 2006, dans le quotidien Le Monde.
Black Bazar raconte la vie quotidienne d’un Congolais à Paris. Il fréquente quasiment quotidiennement le Jip’s, un bar sis 41 rue St Denis, dans le 1er arrondissement, où ses amis l’appellent Fessologue. Ce héros – pas tant que cela, mais aussi plus que cette présentation ne permet de le supposer pour l’instant – qui est aussi le narrateur de l’histoire, est en effet attiré de façon compulsive par la face B des femmes qu’il rencontre. Il a élaboré un discours sur les derrières, qu’il fonde d’ailleurs sur une généalogie quasi biblique : » La science du derrière existe depuis l’origine du monde quand Adam et Ève avaient tourné le dos au Seigneur » (67). Au début du roman, Fessologue est à la fois malheureux et empli de colère : sa compagne, nommée Couleur d’origine, car, quoique née en France, ses parents sont congolais, l’a quitté pour rejoindre un joueur de tam-tam, l’Hybride, que Fessologue surnomme ainsi parce qu’on dirait « un primate qui aurait raté de justesse sa mutation vers l’espèce humaine ».
Mais Fessologue tente de surmonter cette séparation en écrivant. Il a acheté une machine à écrire dans un dépôt-vente et tape dessus, comme un forcené, chez lui, au café, ou bien dans un square, « sous un lampadaire avec des clochards qui sifflaient des bouteilles de rouge ». Il raconte son existence, ses rencontres, ses amitiés, ses renoncements. Beaucoup de thèmes passent dans son gueuloir intérieur : ses rêves, qui virent parfois au cauchemar, le trou de la sécurité sociale, les souvenirs du pays quitté il y a bien longtemps, la façon dont il est arrivé en France, son quotidien, ses propres trahisons à l’égard de Couleur d’origine, la reconstruction de sa propre vie, et son goût pour les vêtements de luxe. Fessologue est un véritable sapeur, c’est-à-dire un membre éminent de la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes, bien connue du côté de Brazzaville. Il maîtrise sur le bout des doigts l’art de nouer une cravate, ou bien comme un sémiologue confirmé, l’effet produit par des nuds sans efforts, et se vante de savoir choisir un costume, et de l’apparier à une paire de chaussures. Il en possède plusieurs malles, et passe le plus clair de son temps libre à se rendre élégant. Car il sait, lui que « si l’habit ne fait pas le moine, c’est pourtant par l’habit qu’on reconnaît le moine ». Et son besoin de reconnaissance est immense, et c’est même cela qui constitue aussi le roman. Ainsi, les relations qu’il entretient avec tel ou tel, l’épicier arabe, figure de penseur politique et grand lecteur de Césaire, ou bien avec son voisin, monsieur Hippocrate, surnommé ainsi car il ne cesse de faire appel au médecin, et de contribuer, lui, au fameux trou. C’est un personnage intéressant que ce bonhomme : il passe son temps à espionner Fessologue, de l’autre côté de la cloison, et à le harceler. « Lui, son pays, c’est la France, et il me gueule sa fierté d’être Français de souche ». Quand ils se croisent dans le local à poubelles de l’immeuble, Fessologue vêtu d’un costume Cerruti 1884, les reproches pleuvent, comme si le sapeur flamboyant participait lui aussi de ce trou de la Sécurité Sociale par ses achats somptueux, rendus supposément possibles par des détournements inavouables. Tout déferle alors sur lui, le Black. « Il prétend qu’il y a des bruits et des odeurs quand mes amis et moi nous préparons de la nourriture et écoutons de la musique de notre pays d’origine pour oublier un peu les tracas de la vie quotidienne », « Il me vole mes paillassons et jette des fruits pourris devant ma porte », refuse d’admettre qu’il y a deux Congo, hurle qu’il faut « renvoyer ces Y’a bon Banania chez eux », etc., dans le déferlement de ce racisme ordinaire, contre lequel la voie de la raison manque à proclamer son existence. « J’accepte tout ça. J’ai rien à ajouter sur ses élucubrations parce qu’on nous a toujours appris au pays qu’il faut respecter les aînés, surtout lorsqu’ils ont des cheveux gris « . Mais question : de quelle région de France peut bien venir monsieur Hippocrate ? Pendant une quarantaine de pages, le narrateur joue avec nos nerfs. Voici la réponse : « Espèce de Congolais ! Ta femme est partie ! Retourne chez toi ! / Si j’étais vraiment méchant comme lui il y a bien longtemps que je lui aurais aussi lancé : -Espèce de Martiniquais ! Retourne chez toi ! « . Mabanckou ou plutôt Fessologue sait jouer avec le lecteur et déjouer ses attentes malsaines.
Il sait que l’écriture n’est pas réductible à la copie de la réalité. Écrire le roman, ce n’est pas seulement écrire la vie, ses poussières et ses médiocrités, cet horizon bien pâle qui semble constituer la réalité. Il a ainsi rencontré un écrivain haïtien, Louis-Philippe, lors d’une vente signature, dans la librairie le Rideau Rouge. Et ce dernier, plutôt que de parler de lui, n’a pas tari d’éloges sur un autre écrivain haïtien, Dany Laferrière, rendu célèbre lui aussi par sa façon d’écrire ses romans, notamment Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, dehors, dans un square, et tapant lui aussi comme un forcené sur sa vieille Remington. Et Louis-Philippe ne le prive pas de ses conseils. Et d’abord, tout noter : « lorsque je voyais un oiseau bouger sur une branche, je le notais. Quand il s’envolait pour changer d’arbre, je le notais aussi
Je me suis rendu compte que je ne pouvais écrire que sur ce que je vivais, sur ce qu’il y avait autour de moi, avec le même désordre
». En même temps, Fessologue découvre la lecture : « Grâce à lui je lisais maintenant comme un rat de bibliothèque ». La langue du roman se ressent de cette double aimantation : un phrasé qui se rapproche d’une oralité mesurée, la certitude que la langue est au centre de cet acte quasi miraculeux : écrire.
Ce qui se tisse alors peu à peu est un superbe ballet de l’écriture, un tissage entre les romans de Dany Laferrière et ceux de Louis-Philippe Dalembert, pour ce dernier tout particulièrement, Rue du Faubourg-Saint-Denis (1), paru au Rocher en 2005, qui raconte la vie quotidienne, dans cette rue, d’un enfant qui ne sait pas qu’il est Haïtien, et roman lui-même tissé avec la Vie devant soi, d’Ajar. Le roman d’Alain Mabanckou se situe ainsi dans cet univers, qui au-delà d’une apparente dérision, dit l’anxiété de l’exil, sans se défiler face à l’imaginaire, tout en remuant de fond en comble des représentations de soi et des autres, sans faire l’impasse sur le plus terrible : la force du préjugé, d’où qu’il vienne, et qui que ce soit qui le profère.
Alain Mabanckou approfondit les descriptions sociales que François Durpaire avait explorées dans France blanche, colère noire (Odile Jacob, 2007), ouvrage remarqué lors de sa parution : l’auteur y déroule une entreprise de déconstruction de ces multiples difficultés que connaît la société française à accueillir et à offrir aux autres la possibilité de s’épanouir, en raison même de la teinte de leur épiderme, qui agit sans relâche comme un trompe l’il, comme la paroi de verre contre laquelle sont fracassées les aspirations et surtout les espoirs.
Mais aussi, Mabanckou nous dit une autre vision de cette littérature-monde en français qu’un certain manifeste avait très maladroitement proclamée, naguère. Il en dépasse les a priori, les fausses sorties, et le contenu idéologique : le manifeste nous offrait l’indépassable de la poussière des grands chemins du monde, une véhémence et un souffle que ne saurait atteindre, affirmait-il, la littérature française des trente dernières années. Mais comme le montre avec justesse et sensibilité Camille de Toledo dans un pamphlet paru en octobre 2008, Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature monde (PUF), ce « retour au monde », promu par les auteurs du manifeste, n’est qu’une étape de plus dans sa fictionnalisation. On n’écrit toujours qu’avec des mots
À vouloir critiquer l’institution littéraire telle qu’elle existe, avec ses instances de légitimation, les prix tout particulièrement, les signataires ne font que lui donner plus d’importance. La véritable innovation aurait été sans aucun doute de la déplacer et de construire ailleurs : on ne peut à la fois mépriser des lieux de légitimation et donner comme signe de ce mépris, la reconnaissance des talents par des prix littéraires. C’est d’un autre monde dont on a besoin, et pas seulement d’une littérature-monde en français : sans doute faudrait-il d’abord repenser cette francophonie tellement mal en point qu’on ne sait plus très bien par où la reconnaître. Camille de Toledo le dit à sa façon : ce à quoi les lecteurs aspirent vraiment devrait prendre la force « d’un monde où le français serait réellement une langue-monde, où les places et les structures éditoriales seraient réparties sur plusieurs continents, dans plusieurs pays, et où une multiplicité de voix romanesques pourraient être relayées, lues, comprises et critiquées ». On ne saurait lire Julien Gracq en faisant l’impasse sur Aimé Césaire, l’un n’excluant pas l’autre. Quant au reproche de laboratoire de l’écriture et du nombrilisme, il paraît assez déplacé au vu justement de l’histoire littéraire. Que serait la littérature en français sans le laboratoire de la Pléïade et Du Bellay, par exemple ? On ajoutera aussi, à la critique menée par l’auteur, ceci : que ce manifeste respire aussi la manipulation d’auteurs, et qu’ils semblent obéir à des fins aussi inavouables que mercantiles.
Pourtant signataire, Alain Mabanckou semble avoir pris la mesure de cette véhémence sans objet, aussi outrecuidante que dénuée de fondements théoriques comme le montre très justement Toledo : ce déplacement est précisément ce qui constitue la matière même de son roman. Autant l’épaisseur de la littérature est prise en charge, par l’évocation de nombreux auteurs classiques, autant en inscrivant l’écriture du roman depuis Paris, mais dans un décalage subtil – rive gauche, dans les marges de la brillance de la ville lumière, dans cet espace qui est celui de l’interférence, entre les quartiers traditionnellement populaires et les quartiers plutôt bourgeois, entre des êtres venus d’ailleurs et d’autres nés quelque part de ce côté de la mer -, en référant cette écriture d’abord à des écrivains d’ailleurs mais qui décrivent les lieux dans lesquels ils vivent, et non pas seulement ceux dont ils viennent, Alain Mabanckou déploie très subtilement une construction critique de ce manifeste finalement sans objet. Certes la géographie parisienne est présente, mais une autre géographie, celle de la fiction, travaille cet espace. Si cette histoire repose au début sur une césure amoureuse, et le cauchemar d’un sacrifice humain, opérant une distinction radicale entre l’auteur, le narrateur et le personnage, elle nous offre essentiellement l’histoire d’une lutte avec l’ange, qui a comme objet le dépassement de soi, l’ancrage dans l’humanité, malgré toutes les dénégations, et tous les revirements. Celui qui n’a pas d’identité – il n’a pas vraiment de papiers – la construit dans l’écriture et c’est aussi par là qu’il rencontre l’amour, dans la personne de Sarah, sa première lectrice : « J’attendais que tu finisses enfin ton livre pour te le dire : j’aimerais que tu viennes habiter avec moi
». C’est la dernière phrase du roman, sans doute aussi du livre, qu’on ne termine qu’à regret, mais auquel on revient, tant il révèle à chaque page combien notre imaginaire est travaillé de forces contradictoires et inapaisées. Nous y approchons cette fiction qui creuse le centre de nos existences, comme un vide sidérant et une absence sans rémission. Fessologue reprend l’affirmation que Laferrière propose sans relâche depuis longtemps et qui interroge plus son lecteur qu’elle ne le rassure : « j’écris comme je vis », sans doute au milieu du black bazar, pas toujours reluisant, mais qui a la force d’être là, c’est-à-dire présent à la conscience, et pas rejeté dans les marges ou tout simplement occulté.
La raison de cet émerveillement tient aussi sans doute à la présence de la dédicataire de l’uvre, Pauline Kengué, la mère de l’auteur Alain Mabanckou. Dans une page décisive de l’histoire racontée par Fessologue, lorsqu’il présente sa fille dénommée Henriette à ses amis du Jip’s, et que ceux-ci tentent de lui faire comprendre, brutalement, qu’il n’est sans doute pas vraiment le père de la petite Henriette dont il est pourtant si fier, Pauline Kengué apparaît au détour de la remémoration d’une scène particulièrement difficile : la folie de la propre mère de Pauline Kengué, Henriette Nsoko. En inscrivant ainsi au centre du roman écrit par Fessologue la présence de sa propre mère, Alain Mabanckou dit combien l’imaginaire de l’écriture peut briller d’un feu plus intense que l’éclat du monde. Camille de Toledo l’écrit autrement, mais la vigueur est analogue : « Avant, l’élan naïf de l’enfant qui donne un lieu visible, littéraire à son rêve. / Aujourd’hui, la mélancolie de l’homme mûr qui voudrait croire encore au rêve de l’enfant. Mais dans les deux cas, rien n’existe que le langage : le langage qui croit inventer tandis qu’il se souvient et le langage qui prétend se souvenir tandis qu’il invente ».
1. http://homepage.mac.com/chemla/fic_doc/dalemb_faub01.htmlAlain Mabanckou, Black Bazar, Paris, Seuil, 2008///Article N° : 8296