Autour des journaux du jour, la palabre commence
– « Tshisekedi a eu raison de ne pas aller à Bruxelles, participer à leur foutue table ronde !
– Non, il n’a pas raison. A Bruxelles, les délégués ont planché sur l’avenir immédiat du pays, un leader digne de ce nom devait y aller !
– Camarades, un peu de modération, s’il vous plaît. L’histoire de ce pays nous a appris qu’Etienne a souvent raison !
– C’est ce qu’on verra, le dialogue n’est plus loin. »
Ce genre d’échange sur l’actualité politique de la RDC a lieu à la place dite ACP (Agence congolaise de presse), en plein centre-ville de Kinshasa. En fait, il s’agit de ce qu’on nomme « parlement debout« , un forum de badauds réunis autour d’un étalage des journaux du jour. Comme dans la tradition de la palabre africaine, ils font la causette des heures durant autour des derniers développements de la situation du pays.
Le premier parlementaire debout est un fonctionnaire : haut perché comme sur un escabeau, teint bronzé, verres teintés de gris enchâssés dans une monture en plastique noire, cheveux crépus de couleur vive traversées par une raie calée à gauche, barbiche poivre sel, le bedon tout juste couvert d’une chemise dont on devine qu’elle a été blanche avant d’échouer dans les paniers des vendeurs de fripe, un long fil bigarré en guise de cravate et portant l’abacost (contraction de « à bas le costume » propre à Mobutu et Mao Tsé Toung), A ses côtés, plus jeune, visage moins émacié, cheveux coupés ras sur la tête, blue jean et tee-shirt bon marché, chemise de couleur indistincte, dossier sous l’aisselle, un second parlementaire.
Leur hémicycle, sous le manguier, est un kiosque à journaux exposés à même le sol. Les discussions s’y déroulent sans police des débats. Y prend donc la parole qui le veut, à condition de trouver une oreille qui prête attention. On y ressassera les rêves utopiques que l’on se raconte ici sur un pays que tout le monde s’accorde à nommer riche…
L’ordre du jour sort des titres ronflants des tabloïds. Les journaux de la capitale comme ceux de l’intérieur forcent sur le corps de la titraille pour faire-valoir des articles au contenu creux. La quasi inexistence du pouvoir d’achat en rend la rentabilité hypothétique.
Pliés en deux sur les publications de la presse, les aficionados des grands clubs de football de la place (L’association sportive V. Club, le Daring Club Motema Pembe, l’amicale sportive Dragons) jouent les parlementaires debouts plutôt que de sombrer dans des bagarres restées mémorables. A l’avènement du multipartisme, au début des années 90, les centres d’intérêt ont viré vers la question politique. Les premiers sans-emploi victimes des pillages de 1991 et 1993 remplirent les places que fréquentaient également des étudiants en mal de terrain d’application de théories révolutionnaires.
L’Union pour la Démocratie et le Progrès Social, UDPS, le parti d’Etienne Tshisekedi, l’opposant historique de la RDC, a puisé dans ces milieux pour lever une sorte de milice appelée la JUDPS, Jeunesse de l’Union pour la Démocratie et le Progrès Social, bras musclé d’un parti qui se voulait républicain et non violent. Après l’interdiction des activités des partis politiques prise par Laurent Désiré Kabila, ils ont trouvé la parade en décentralisant les pools. Ainsi sont nés les autres parlements à travers Kin la belle, comme la Place ACP, Matete (quartier de Kin), Rond Point Victoire (carrefour kinois), la Place des artistes, Lemba Super (autre quartier kinois), etc.
La place « Golgotha » est elle aussi fréquentée par les parlementaires debouts, sur l’esplanade du bureau de l’administration publique, à quelques encablures du Palais de la Nation, ancien parlement devenu bureau du chef de l’Etat depuis Laurent Désiré Kabila. Les fonctionnaires de l’Etat sont les meilleurs « lecteurs au dos courbé ». Mais leur principal souci est de trouver dans les journaux la date d’une paie plus que jamais hypothétique
De retour à la Cité, ils se retrouveront encore, cette fois autour d’une bouteille de lotoko (le whisky local, un alcool à base de maïs fermenté et condensé), pour rêver ensemble du jour où le fonctionnaire pourra à nouveau manger à sa faim et assurer les charges sociales qui lui reviennent. Le ton ici est plus plaintif, mais politique. Parce que ce n’est pas demain la veille.
Jean-Luc Mualu est journaliste kinois. ///Article N° : 2715