Il fallait revenir sur la vie de Paul Robeson pour que les jeunes générations découvrent ce chanteur et acteur qui marqua la vie culturelle nord-américaine des années vingt aux années 70. Il n’est pas étonnant que le prix de la diaspora du Fespaco porte son nom : il fut le premier acteur noir a être aussi célèbre qu’un Michael Jackson ou un Muhamed Ali, et fut comme ce dernier un militant. Lorsqu’il démarre sa carrière, son destin serait à rapprocher en France de celui d’Habib Benglia : il sera exploité pour la sensualité et la stature de son imposant corps noir. Mais, c’est aussi grâce à sa magnifique voix de baryton qu’il trouve le succès et sa place dans des films comme Sanders of the River (1935), Song of Freedom (1936) ou Jericho (1937). Avant même de s’installer dans le bouillant Harlem des années 20, Paul Robeson était déjà connu pour ses enregistrements et ses succès sportifs, ayant pu entrer comme seul Noir dans l’équipe de foot de l’université après s’être véritablement battu pour y arriver. Le voilà déjà dans les pièces de Broadway où il va interpréter Empereur Jones d’Eugène O’Neil. Ayant trouvé en la personne de Lawrence Brown un partenaire idéal, il chante dès 1925 des programmes entiers de négros-spirituals et fait salle comble avec de la slave music. Il se lie d’amitié avec les intellectuels de gauche comme George Bernard Shaw et son voyage en Angleterre où il joue Othello, ce rôle de Noir dans un monde de Blancs, lui permet de découvrir l’Afrique à travers les Africains qu’il y rencontre. Confronté au racisme ambiant de part et d’autre de l’Atlantique, il se radicalise, ce qui ne l’empêche pas de se marier à une femme blanche en 1932, ce qui provoquera des remous dans la communauté noire.
Borderline (1930) est sa première apparition au cinéma, un film expérimental, avant qu’Oscar Michaux lui donne un rôle ou qu’il réinterprète Empereur Jones. Sa voix de baryton est exploitée au maximum dans le cinéma populaire où il incarne des rôles de super héros noir, jusqu’à Proud Valley¸ un film sur les mineurs d’Angleterre.
Invité par Eisenstein qui voulait faire un film sur la révolution haïtienne, il se rend en Union soviétique, et sera dès lors un personnage ambivalent sur la scène américaine, se déclarant sympathisant du communisme d’une part et s’engageant avec patriotisme contre le fascisme, se rendant sur le front en 38, mobilisant toute l’Amérique à la radio en chantant America en 39, étant considéré en 40 aux Etats-Unis comme le nègre modèle qui croit aux valeurs américaines et les défend.
Impliqué politiquement, il soutient la campagne de Henry Wallace et du Progressive Party pour la présidence, et participe en 49 à la conférence de la paix à Paris où il soutient ouvertement l’Union soviétique. Luttant sur le double front de la ségrégation et contre la diabolisation de la Russie, où il affirme « s’être enfin senti un être humain », il sera victime du maccarthysme : mis de côté de la scène culturelle, il ne peut plus chanter à Carnegie Hall, tandis que ses disques ne peuvent plus être exposés en vitrine. On lui enlève son passeport durant huit ans, jusqu’en 1958 où il retrouve le chemin des scènes et du succès. Cette traumatisante exclusion ne l’empêchera pas de s’engager contre la prolifération nucléaire en 1960.
Mais c’est dorénavant un homme atteint, qui séjourne en hôpital psychiatrique et est soumis à des électrochocs. Il mourra en 1976 à l’âge de 78 ans. Harry Bellafonte donnera la conclusion du film : « S’il était là, il serait à nouveau actif à nous montrer la voie, car l’ennemi est encore là. »
Ce film est à diffuser largement : Paul Robeson est pratiquement inconnu de ce côté de l’Atlantique et il incarne un morceau d’histoire américaine mais aussi et surtout de celle du peuple noir. Réalisé par l’un des pionniers et maîtres du documentaire africain-américain, il a une coloration esthétique typique de l’approche documentaire télévisuelle d’Outre-Atlantique, révélatrice du système de production lié aux commandes et exigences des télévisions : toujours parlé, la voix-over alternant avec les extraits d’interviews, toujours en mouvement, même sur les photographies d’archives où la caméra se ballade ou bien zoom en avant ou en arrière, monté très rapide avec une somme incroyable d’informations et de documents, prenant une phrase par ci et une phrase par là dans les interviews pour compléter le commentaire et restaurer ainsi la linéarité d’un propos ne laissant plus au spectateur que le choix d’y souscrire, abordant le sujet avec un certain lyrisme renforcé par le fond musical et par une introduction accrochante
Ce n’est donc pas du documentaire de création comme on l’entend ici, qui nous laisse la respiration de notre propre réflexion à travers une approche poétique ou artistique, mais c’est un document en soi, résultat d’un immense travail de recherche documentaire étalé sur deux ans(d’une durée de six heures, le film a été douloureusement réduit à deux), une information essentielle pour mieux connaître un personnage hors du commun qui méritait bien ce vibrant hommage. Plus encore, et c’est là où la maturité du travail de St Claire Bourne s’impose dans une Amérique où la radicalité africaine-américaine est souvent de mise face à une société encore raciste et où les premiers documentaires cherchaient à présenter des héros unidimensionnels pour contrer l’image de criminalité attribuée à l’homme noir, Paul Robeson est présenté comme un être contradictoire, ambigu dans ses positions politiques, notamment dans son aveuglement face aux purges en Union soviétique, et capable, comme le Ray de Taylor Hackford, d’écarts avec toutes les Desdemona du monde. Un être humain, en somme.
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