Au travers du travail de Robyn Orlin, artiste de la scène qui nous pose la question de la norme par la présentation de corps, de figures et de types souvent absents des scènes occidentales, nous explorerons la question de l’incarnation sur scène. Nous développerons une réflexion autour d’un nouveau paradigme s’affirmant chaque fois davantage sur la scène contemporaine : le présenter en place du représenter. Nous envisagerons l’acteur, c’est-à-dire la personne en acte sur scène, en tant que présence provocante de l’humain en place de l’incarnation d’un personnage. Se posera ainsi la problématique suivante : en quoi ce nouveau paradigme, c’est-à-dire la présence provocante de l’humain au lieu de l’incarnation, la présentation en place de la représentation, peut-il ouvrir à une nouvelle façon de penser, de voir et d’utiliser l’acteur en scène ? En quoi peut-il permettre la création de nouveaux imaginaires, que ce soit dans la production d’uvres scéniques ou dans la réception du spectateur ? Pour réfléchir à ce nouveau paradigme de la scène, nous nous appuierons donc sur le travail scénique de la chorégraphe et metteure en scène sud-africaine, Robyn Orlin.
En novembre 2014, lors du colloque Esthétiques et Rires de Jazz organisé par le laboratoire SefeA, au Musée Dapper, j’avais déjà évoqué le travail de la chorégraphe en proposant le concept de corps-jazz en effervescence ou corps débordant qui permettait d’appréhender le travail de cette artiste sous l’angle du débordement : débordement du cadre traditionnellement assigné à l’acteur ou au danseur en scène, proposant un dispositif scénique où les corps des artistes et ceux du public entraient dans un jeu relationnel permettant de déplacer et déconstruire les conventions et les stéréotypes. Ces derniers étant liés, d’une part, à la question de la représentation spectaculaire, et d’autre part, à la question de la représentation des corps et des identités, notamment dans la figure de l’homme et la femme noir(e)s et des cultures africaines. Cette présente réflexion s’inscrit ainsi dans la suite de cette première analyse.
La question de la présentation en place de la représentation est souvent mise en lien avec le langage performatif. Ce dernier prend en effet de plus en plus de place dans les créations contemporaines répertoriées le plus souvent sous le terme de théâtre postmoderne ou postdramatique, tel que le définit Patrice Pavis(1). Des artistes, très différents dans leur esthétique, tels Rodrigo Garcia, Pina Bausch, Romeo Castellucci, Jan Lauwers, Bob Wilson ou encore Pippo Delbono partent ou sont partis avant tout de la présence sur le plateau, des histoires ou de l’univers d’acteurs, des danseurs ou performers pour montrer et mettre en scène non pas des personnages mais des présences fortes servant un univers esthétique où domine l’impact visuel. Robyn Orlin, pour sa part, a depuis 1998, avec Daddy, I’ve seen this piece six times before jusqu’à sa création de 2014 At the same time, we were pointing the finger at you, utilisé le procédé de présentation en place de la représentation.
Afin de clarifier ce que j’entends par présentation, je reprendrai ici les mots de Jean-Frédéric Chevallier, dans son essai Deleuze et le théâtre, rompre avec la représentation : « pour rompre avec la représentation, casser la narration, empêcher l’illustration, libérer la figure : s’en tenir au fait. » (2) Suggérant par là un acte du présenter pour dégager des présences sous la représentation et se diriger vers la découverte du dispars et de la singularité qui rompt avec la représentation de l’identique et de l’attendu. L’importance donnée à la présence de l’artiste en scène, qu’il soit acteur, danseur ou performer, ou tout cela ensemble, rend alors possible un déplacement du regard, une nouvelle perception, exempte d’un discours pré-établi. C’est ce que nous tenterons de démontrer dans cette analyse.
Robyn Orlin joue avec les présences des acteurs/danseurs/performers, tout comme elle joue avec le procédé de la dérision et du cliché. Le jeu combinatoire des présences, de la dérision et du cliché éloigne ainsi le spectateur de l’attendu et de la description. La fragmentation des récits dans les spectacles et la multiplicité des langages utilisés entre performance, théâtralité, danse, vidéo et abolition du 4e mur, participent également d’une nouvelle réception du spectateur qui se retrouve à regarder dans les images, hors de ces images mais également et à la fois, hors de lui-même. Les artistes en scène se déplacent en permanence sur la frontière floue du jeu, de la représentation d’un personnage, du récit intime ou le paraissant, et de la pure présence. On ne peut alors s’attacher à un personnage ou à une narration. Ce qui est présenté sur scène ne va plus de soi. On navigue plutôt à vue entre les présences présentées là et les événements qui se succèdent. Ce déplacement permanent où le spectateur se retrouve plongé dans un va-et-vient incessant où il n’est pas possible de fixer ou d’appréhender un personnage, va créer un vide où se niche l’inattendu et où pourra se développer la subjectivité du spectateur. Robyn Orlin utilise des codes ou des clichés qui seront démontés successivement pour laisser place à une interrogation, à un malaise ou à une incompréhension, obligeant le spectateur à mettre en place un cheminement intérieur.
Cet entremêlement de significations créé par les acteurs en scène, d’une part, et, d’autre part, créé par la perception du public permet d’engendrer un espace composé par les singularités de chacun : singularités de la chorégraphe et metteuse en scène, singularités des acteurs/danseurs/performers, singularités enfin de chaque personne du public. Présenter en place de, ou en simultanéité de représenter/incarner un personnage en scène, c’est placer ainsi la logique du ET (E-T) en place du OU. Et revendiquer une logique du ENTRE. L’acteur en scène n’est pas ce personnage OU cet autre. Il est tout cela et autre chose, toujours entre deux mouvements, deux identités, deux actions, deux caractères. Il ne se définit pas par ce qu’il semble être ou représenter mais par ce qu’il fait, par ce qui le meut : danseuse classique affublée de chaussons de danse aux mains et aux pieds tentant de faire le mouton, une femme en robe et lunettes glissant sur des assiettes en plastiques rouges, un homme élégant coiffé d’un sac rouge. L’importance des actions des acteurs/performers et des interactions avec le public dans les spectacles de Orlin les mettent en lien direct avec ce que le metteur en scène Jérôme Bel explique, dans sa correspondance avec Boris Charmatz : « Qu’est-ce qu’un spectacle ? [
] le spectacle consiste à faire des choses pas à les raconter ». (3)
Tous ces acteurs/danseurs/performers sont donc là pour faire, montrer, présenter quelque chose. Ils sont avant tout présences et non personnages. Et si, dans le cas des spectacles de Robyn Orlin, ils peuvent initialement sembler représenter quelque chose, très vite la figure s’évanouira et le spectateur, gêné dans sa représentation première, devra se diriger vers d’autres perceptions, d’autres constructions. Jean-Frédéric Chevallier citant encore Deleuze explique : « la pensée contemporaine « naît de la faillite de la représentation, comme de la perte des identités, et de la découverte de toutes les forces qui agissent sous la représentation de l’identique. » (4) Chevallier insiste dans son ouvrage sur Deleuze et le théâtre sur la relation entre idéologie et représentation. C’est sans doute sur ce point que penser et pratiquer le théâtre comme art du présenter peut prendre toute son importance. Robyn Orlin dans ses créations participe de cette déconstruction des idéologies, qu’elles soient post-coloniales, mercantiles ou tout simplement théâtrales. Ses spectacles uvrent ainsi non pas pour une représentation mais pour une expérimentation.
Ces notions d’inattendu et d’expérimentation se retrouvent également dans le travail de certains dramaturges contemporains issus de la diaspora africaine, comme Robyn Orlin. Kossi Efoui, dans le recueil de Sylvie Chalaye, Le Syndrome Frankenstein, le formule ainsi: « il s’agit de ne plus être présent là où on est attendu, mais systématiquement donner rendez-vous ailleurs, déplacer les questions ailleurs. »(5) Kossi Efoui reprend un peu plus loin, en ces termes: » La fameuse rupture est idéologique: être en dehors. Et être en dehors c’est être en dehors d’un discours dominant. » Koffi Kwahulé, dramaturge ivoirien, défend, quand à lui, une opacité dans son écriture, un empêchement de tout rapport discursif immédiat. Marcel Zang, pour sa part, parle de l’inconnu comme le moyen d’entrer en mouvement, de retrouver la vie, le rythme, la turbulence. Il dit encore: « tout ce qui est variable, tout ce qui bouge, qui évolue, dérange forcément. La meilleure façon de ne pas être dérangé c’est d’arrêter le mouvement de l’autre. » Robyn Orlin, enfin, déclare: « Rien n’est immuable. Rien n’est jamais ce qu’il paraît être, ni ce que l’on pense qu’il est. » (6)
Il est notable qu’aujourd’hui, en cette première décennie du 21ème siècle, l’immigré, l’exilé, l’errant urbain, et même le touriste sont des figures dominantes de nos cultures contemporaines. L’individu aujourd’hui évoque, comme le développe Nicolas Bourriaud dans son essai Radicant – pour une esthétique de la globalisation,(7) ces plantes qui ne s’en remettent pas à une racine unique pour croître mais progressent en tout sens sur les surfaces qui s’offrent à elles. Le théâtre du présenter pourrait ainsi se définir de même, par un processus de sélections, d’ajouts, de multiplications. Il organise les signes afin de multiplier une identité par une autre. Les acteurs en scène dans ce théâtre du présenter ont des enracinements successifs, simultanés ou croisés. Ils se matérialisent et s’actualisent dans une logique inclusive du ET et non du OU, comme évoqué plus haut. Ils préfèrent à toute incarnation le jeu mouvant des panoplies successives. Ils revendiquent, se faisant, une apologie de l’hétérogénéité et de la pluralité des mondes. Ils sortent de l’enclos et de l’assignation à une identité. Ils renvoient, comme l’évoque Michel Maffesoli, à une identité en mouvement, une identité fragile, qui n’est plus, comme ce fut le cas dans la modernité, le seul fondement solide de l’existence individuelle et sociale.
Au travers de cette pensée en action, dans les spectacles de Robyn Orlin, mais aussi dans ceux des dramaturges cités plus haut, se dessine un positionnement politique où est questionné le rapport des gens entre eux et leur rapport au monde, essayant de détourner, de déplacer le discours dominant. Développer la pensée et la pratique d’un théâtre du présenter, c’est ainsi uvrer pour une ouverture et un déplacement des identités, qu’elles soient sociales, historiques, géographiques ou sexuelles. C’est, comme nous l’évoquions plus haut, créer de l’inattendu et revendiquer l’expérimentation, la participation active du spectateur en lui ouvrant la possibilité d’un nouveau regard sur le monde, les mondes.
Dans ce nouveau paradigme du présenter au théâtre, Le spectateur n’est plus face au consensus de la représentation qui demande un allant-de-soi dans la réception, un code commun, unique et préexistant. Il entre dans un cheminement où son imaginaire va devoir se mettre en branle, là où ne seront posées que des questions, là où ne seront données que des ouvertures, des possibles. Les acteurs ainsi présents sur scène sont des individus en perpétuel devenir, des êtres en mouvement. Ils présentent des figures puis les défont, ils présentent des images et les effacent, ils sont dans le faire, dans l’immédiateté de l’action. Ce théâtre là, dans la création continue de mouvements et de vides, rend propice aux écarts et, par là, donne au spectateur le pouvoir d’être producteur de sa propre vision, de son propre questionnement et donc de se mouvoir à son tour. Le théâtre du présenter serait alors un théâtre de l’ouverture et du déplacement, où dans l’insatisfaction des formules et des catégories pré-existantes, on tenterait de se frayer de nouveaux chemins en mettant en route nos racines tout en leur déniant, comme le dit Nicolas Bourriaud, la vertu de définir complètement notre identité. Dans le théâtre du présenter, l’acteur en scène tout comme le spectateur deviennent des Homo-viator, dont les passages à travers les formes, les actions et les signes renvoient à l’expérience du déplacement et de la traversée, nécessitant une perpétuelle traduction de la part du spectateur, une remise en question de ses acquis et une mise en chemin de son imaginaire.
(1) Patrice Pavis, Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain, éditions Armand Colin, Paris, 2014, p. 202.
(2) Jean-Frédéric Chevallier, Deleuze et le théâtre – rompre avec la représentation, Editions Les Solitaires Intempestifs, collection Expériences philosophiques, Besançon, 2015, p.13
(3) Jérôme Bel, Charmatz Boris, Emails 2009-2010, éditions les Presses du Réel, collection Nouvelles Scènes, Paris, 2013, p.73
(4) Jean-Frédéric Chevallier, op.cit.
(5) Sylvie Chalaye, Afrique noire et dramaturgies contemporaines : le Syndrome Frankenstein, éditions Théâtrales, collection Passages Francophones, Paris, 2004, p. 24.
(6) Olivier Hespel, Robyn Orlin – fantaisiste rebelle, éditions de l’Attribut, collection empreintes et Centre National de la Danse, collection parcours d’artistes, Toulouse/Pantin, 2007, p. 49
(7) Nicolas Bourriaud, Radicant – pour une esthétique de la globalisation, éditions Denoël, Paris, 2009.<small »>Note de fin : Conférence donnée le 15 juillet 2015
Université d’été du laboratoire SeFeA Sorbonne Nouvelle Paris 3
La Chapelle du Verbe Incarné.///Article N° : 13339