Alors qu’avec YUMP la Suède lance son programme d’entrepreneuriat à destination de la Seine-Saint-Denis, la polémique fait rage concernant le fonds qatari de 50 millions d’euros promis aux banlieues. Pionnier en la matière, les États-Unis développent, eux aussi depuis des années, des programmes à destination du 9-3. Les trois démarches sont pourtant très différentes.
Contexte, enjeux, stratégies : enquête sur les investissements étrangers dans les banlieues françaises.
Le 4 octobre 2012, l’hôtel de ville d’Aubervilliers accueillait le lancement de YUMP (Young Urban Movement Project). Le programme, lancé en 2009 en Suède, vise désormais les jeunes entrepreneurs de Seine-Saint-Denis. « Nous ne visons pas les TPE, ni l’auto-entrepreneuriat. YUMP cherche à identifier, dans les quartiers, de jeunes porteurs de projets d’entreprise, mais à potentiel de croissance, d’impact économique et social, à forte valeur ajoutée », explique Tomas Fellbom, Chef Executif Officer du programme. Jusqu’au mois de décembre 2012, YUMP recevra les projets, puis en sélectionnera une quinzaine pour l’académie. Pendant six mois, les entrepreneurs développeront leur business plan, puis auront des phases de test sur le terrain, pour rencontrer des clients, des partenaires. Seuls cinq ou six projets seront retenus. « Car après, on va prendre des parts dans ces entreprises : 20 % par entreprise qu’on lance, dont on donne 10 % à un conseil d’administration professionnel qu’on met en place. On essaie de garantir un suivi sur cinq ans. Nous nous positionnons sur le long terme, ce qui rend YUMP unique ».
Business is business donc. « On ne choisira que ceux qui tiennent vraiment la route. Si on n’y croit pas et que le projet plante au bout d’un an, ça ne sert à rien », explique Tomas Fellbom. Mais en même temps, le projet est porteur d’un véritable engagement social. « Il y a une injustice. Certains naissent avec le réseau, le capital, l’accès à la formation. D’autres pas. Les perles rares qui ont la force, le talent pour réussir, on arrive à les trouver dans le sport ou le hip-hop. Mais pas dans l’entrepreneuriat ».
Et les financements alors ? L’ambassade de Suède soutient le programme, mais pas financièrement. Tomas Fellbom s’est résolument tourné vers les fonds privés, avec My Major Company, un système de crowd funding qui a fonctionné pour la musique. « C’est quelque chose d’unique. Un appel à la citoyenneté. Ça a marché dans la musique, et aujourd’hui ils font le pari de l’entrepreneuriat. Chacun va donc pouvoir mettre un peu d’argent pour financer l’entrepreneur qu’il voudra soutenir ». Le budget est chiffré à près de 300 000 euros incompressibles. Les mécénats de compétence avec des entreprises partenaires telles que Mercuri Urval, Fidus, ou la fondation Luc Besson, permettent de baisser les coûts. Il y a aussi le partenariat de la ville d’Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), qui fournit des locaux. « Parallèlement, on va lancer les Rotary locaux, les Lions club, Croissance plus, Agregator : des réseaux d’entreprises pour pousser les gens à participer, même avec de petits budgets ».
Donner des moyens aux jeunes entrepreneurs de banlieue : c’était aussi le but de la délégation des élus de l’ANELD (association des élus locaux de la diversité) au Qatar, fin 2011.
À l’époque, la délégation a été reçue par l’émir Hamad ben Khalifa Al Thani en personne, le tapis rouge est déroulé. Et le Qatar leur promet un fonds d’investissement de 50 millions d’euros. Nabil Ennasri, chercheur spécialiste du Qatar, analyse cette décision : « Il y a deux aspects. D’abord, comme les États-Unis, miser sur l’avenir, avec une offensive de charme auprès de ceux qui seront peut-être demain les élites françaises. La France est le pays d’Europe occidentale où la population musulmane est la plus importante, et ce sont eux qu’ils visent. Et puis il y a aussi la volonté de se construire une image sociale face à l’image d’un Qatar « bling-bling » qui rachète le monde. Par rapport à leurs autres investissements, 50 millions d’euros ne sont rien. Mais médiatiquement, pour les banlieues défavorisées, ça marche. Le Qatar est obsédé par son image auprès des pays occidentaux ».
Utiliser la finance au service de l’image. Le Qatar ne s’y est pas trompé, avec Al Jazeera. Pays de petite taille, avec une armée dérisoire, le Qatar doit compenser par le soft power. Il veut apparaître comme novateur, moderne, en utilisant le levier de l’image, de la communication.
Mais pendant toute la période électorale, la communication autour de ce fonds sera mise en sourdine. À la télévision, Marine Le Pen agite le drapeau rouge du communautarisme et du radicalisme religieux. Le Qatar ne veut pas être récupéré.
Le Qatar a fait campagne pour Sarkozy. Et les politiques de gauche sont nombreux, comme Claude Dilain, sénateur de Seine-Saint-Denis, à parler d’ « ingérence dans un domaine régalien de l’État ». « Depuis 2005, la question des banlieues est sensible, et politiquement, l’argent quémandé à une pétromonarchie est vu d’un mauvais il » explique Nabil Ennasri. Le Qatar veut sortir de la polémique et retrouver de bons termes avec le gouvernement français désormais socialiste. Il faut éviter le mot banlieue, et les rumeurs courent : le fonds serait confié au ministère du redressement productif et redéployé vers les petites et moyennes entreprises. Les élus de l’Aneld, ulcérés, lancent une pétition pour atteindre les 10 000 signatures et faire pression sur le nouveau président François Hollande. « Nous souhaitons qu’il arbitre le redéploiement de ce fonds vers les banlieues. On a été chercher cet argent, on l’a promis aux jeunes de banlieue, on a suscité des espoirs, et aujourd’hui, le gouvernement nous vole tout. Et du côté du Qatar, c’est silence total ! », tempête Kamel Hamza, président de l’ANELD et conseiller municipal UMP à La Courneuve. Selon lui, c’est une mesure de plus pour les PME qui ont déjà des outils efficaces à leur disposition : « Il y a Oséo, et la banque publique d’investissement aussi. En banlieue, pour les entrepreneurs, il n’y a rien ! Il n’y a que des emplois jeunes, comme si dans les quartiers, on ne pouvait être que jeune et précaire, à vie ». La communication de l’ANELD avait été si forte que les espoirs déçus sont d’autant plus amers. « Sur le terrain, on se retrouve confrontés à des gens qui ont mis de l’argent dans un business plan, pour proposer un projet solide au Qatar. La banlieue veut travailler. Et aujourd’hui on lui dit que ce n’est pas pour elle ». Finalement, les discussions continuent et le 20 septembre, Arnaud Montebourg, ministre du Redressement Productif, annonce qu’il s’agira d’un fonds mixte, doté de 100 millions d’euros, versés à parité par la France et le Qatar, et ouvert au privé. Il sera destiné aux « territoires déshérités », intégrant les zones rurales, où des énergies économiques ne trouvent pas d’investisseurs. Les élus de l’Aneld, bien qu’associés à la commission d’attribution du fonds, considèrent que c’est un recul, un manque de courage pour adresser frontalement les problématiques des quartiers populaires.
Une approche frontale et décomplexée des problématiques des quartiers populaires, c’est précisément ce que l’Ambassade des États-Unis s’emploie à développer en Seine-Saint-Denis.
Ce sont les États-Unis qui, les premiers, se sont tournés vers nos banlieues populaires. Mais pas exclusivement, comme l’explique Mitchell Moss, porte-parole de l’ambassade des États-Unis à Paris : « On ne s’intéresse pas à la banlieue en tant que zone géographique, mais plutôt à la jeunesse française dans son ensemble. Nos programmes comme les Youth ambassadors s’adressent aux jeunes français qui ont des quotients familiaux bas, n’importe où en France, avec de bons résultats scolaires, un bon niveau d’anglais, et un fort engagement associatif. On en envoie une trentaine par an aux États-Unis ».
Prix Wahsburn de l’innovation pour l’égalité des chances, formation des militants de quartier au Community Organizing, visites de stars hollywoodiennes afro-américaines en Seine-Saint-Denis, l’ambassade ne lésine pas. D’autres programmes, comme le leadership ambassador, existent depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Il concerne des personnes de moins de 40 ans, identifiées par l’ambassade comme les prochains leaders français potentiels. Aux États-Unis, ils découvrent le système politique, les structures, l’histoire de la lutte des droits civiques aussi. Ce fut le cas de militants associatifs comme Rokhaya Diallo, présidente fondatrice des Indivisibles, association antiraciste. Elle a récemment publié un ouvrage À nous la France ! qui raconte cette expérience. Axiom, rappeur et militant de longue date dans les quartiers auprès d’ACLEFEU ! a lui aussi participé à ce programme. Récemment, il a publié un ouvrage J’ai un rêve, qui appelle à lancer, en France, une vraie dynamique de lutte des droits civiques, sur le modèle américain.
Mais cette politique de l’ambassade n’est pas spécifique à la France. Partout dans le monde, les ambassades américaines développent des programmes pour promouvoir la diversité et les droits des minorités. « Je reviens du Pakistan. Là-bas, on travaille beaucoup plus sur les droits des femmes. On s’adapte à la situation du pays. Mais si quelque chose peut unir toute notre politique, c’est la phrase de notre déclaration d’indépendance : we believe that all men are created equal. On cherche constamment à donner un sens à ces mots. Nous avons compris que notre force était dans la diversité. L’Amérique change, aujourd’hui, les naissances sont plus importantes chez les minorités que chez les Américains de base ». Impossible, malgré tout, de balayer l’idée d’une vaste stratégie antiterroriste, une opération séduction des musulmans partout dans le monde et notamment en France. Mitchell Moss, bien sûr, réfute : « Nous avons toujours soutenu l’intégration des minorités. Ça fait partie de notre histoire, de notre force aussi, sociale, économique et culturelle. Ça fait partie de notre ADN ».
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