Après son indépendance, en 1960, le Bénin a connu des coups d’Etat et des putschs dans une ampleur telle qu’il a été baptisé » Enfant malade de l’Afrique « . Par le biais d’un coup d’Etat, en 1972, les militaires installent Mathieu Kérékou au pouvoir. Dès 1974, ce dernier s’entoure de cadres marxistes et adopte le parti unique. Longtemps applaudi par les Béninois, le régime s’engouffre, dans la deuxième moitié des années 1980, dans un marasme économique qui précipite sa chute. Celle-ci a été consacrée par une conférence nationale en 1990. Dix ans plus tard, un professeur de Littérature et Communication à l’Université du Bénin (Togo), directeur de publication de Propos Scientifiques et député de l’opposition au Togo (1994-1999), apprécie.
Cotonou, 28 février 2000 : inauguration de la Place de la Conférence Nationale. L’événement se présente comme un couronnement significatif du programme élaboré pour célébrer de façon explicite le dixième anniversaire de la fin des travaux de l’illustre Conférence des forces vives de la Nation qui, en 1990, a ouvert d’heureuses perspectives politiques en République du Bénin.
A juste titre, les Béninois peuvent être fiers d’avoir réussi leur processus de transition démocratique alors que sous d’autres cieux, le parcours est des plus chaotiques, désespérément calamiteux, la conférence nationale n’évoquant qu’une période des pires cauchemars pour certains et de transes illusoires pour d’autres.
Pourquoi au Bénin, y a-t-il eu ce succès que beaucoup d’observateurs avisés n’hésitent pas à afficher avec panache ?
Il convient de relever les éléments objectifs qui témoignent de la mutation profonde qui s’est opérée, faisant du Bénin, naguère un État totalitaire, aujourd’hui une république démocratique moderne. Les aspects ci-après sont frappants :
– l’alternance politique a eu lieu ;
– la Cour Constitutionnelle, institution régulatrice de la démocratie, est fonctionnelle ;
– le débat démocratique a lieu en permanence sans accrocs majeurs.
En 1991, Mathieu Kérékou est battu à l’élection présidentielle par Nicéphore Soglo, Premier ministre issu de la conférence nationale. Pendant cinq ans, ce dernier dirige la République du Bénin sans être inquiété par l’ancien Chef de l’État, le » marxiste révolutionnaire » qui joue parfaitement le jeu en faisant le mort. En 1996, le Général Kérékou prend une revanche spectaculaire, non par les armes, mais à travers les urnes par l’expression du suffrage universel.
Ainsi, en l’espace de cinq ans, l’alternance politique s’est produite deux fois. Certains ont été déçus en constatant que le même et unique Kérékou, caméléon de sa nature, se colporte aussi bien en démocratie qu’en dictature, laissant croire qu’un système en vaut l’autre. En réalité, les Béninois ont vécu deux situations diamétralement opposées dont l’une est intolérable et l’autre supportable : en 1972, Mathieu Kérékou s’est imposé aux Dahoméens ; en 1991 et en 1996, les Béninois se sont imposés à Kérékou. En 1972, le peuple l’a subi ; en 1996, le peuple l’a assumé.
Dans un système démocratique bien huilé, l’arbitrage des conflits politiques se fait non par l’intrusion intempestive, subite et brutale de l’armée, mais par une institution prévue à cet effet qui constitue une référence crédible et dont les arrêts non entachés de parti pris sont opposables à tous les citoyens qui les acceptent sans rancoeur.
En 1996, lorsque les résultats du deuxième tour de l’élection présidentielle sont tombés et que l’inimaginable victoire de Mathieu Kérékou est devenue évidente, Nicéphore Soglo a semblé hésiter s’il doit accepter l’amer verdict. En d’autres circonstances, sous les mêmes tropiques, l’hésitation du candidat malheureux, encore tout de même Président de la République, aurait été bien vite secondée par une institution régulatrice aux ordres, qui aurait vite fait d’inverser les résultats. Mais la Cour Constitutionnelle a su rester fidèle à sa mission, et Nicéphore Soglo a dû ravaler son humeur. Ainsi vint Kérékou bis.
La liberté d’expression, de presse ou d’association, se traduisant par une multiplicité d’organes d’information, de réunions d’associations religieuses ou intellectuelles de tous ordres, voilà quelques uns des ingrédients entrant dans la confection de la toile démocratique. Mais l’ingrédient majeur, c’est l’activité politique menée par les hommes ou les partis politiques, de façon explicite, sans déguisement, en tous points du territoire où la démocratie est proclamée. On peut prendre la mesure de l’état d’avancement de la démocratie dans un pays à la manière dont le débat politique s’y déroule, et au degré de l’inquiétude qui s’empare des citoyens à chaque fois qu’ils expriment leurs convictions politiques en quelque lieu que ce soit. On peut affirmer que plus le citoyen placé dans ces conditions est inquiet pour sa sécurité, plus la démocratie est en panne.
En République du Bénin, il est rare que des responsables de partis politiques soient agressés tout simplement parce qu’ils seraient en train de prêcher la bonne nouvelle de leur conviction ou d’installer des sections locales ou régionales. La pratique de la chasse à l’homme, tant affectionnée par les régimes fascistes ou dictatoriaux, n’a plus cours au Bénin. Que les responsables de la Renaissance du Bénin, en tournée de sensibilisation à Bassila par exemple, puissent être attaqués par des adversaires politiques, voilà qui aujourd’hui paraîtrait horriblement barbare et inconcevable. Le débat politique a lieu relativement sans accrocs majeurs, de façon explicite et en permanence ! Et lorsqu’approchent des échéances électorales, aucune sensibilité politique ne se sent particulièrement menacée plus qu’une autre…
Le bilan du processus démocratique au Bénin est donc plutôt positif. En réalité, ce résultat ne devrait pas constituer outre mesure une surprise, tant le peuple béninois a auparavant pris des dispositions qui ne pouvaient que déboucher sur l’objectif, notamment à travers la conception et la préparation de la Conférence nationale d’une part, la maîtrise de la transition démocratique d’autre part.
Mais il fallait aussi un préalable catalyseur : celui d’un contexte sociopolitique sans vendetta.
C’est frappant : depuis quatre décennies que leur pays a accédé à la souveraineté internationale et malgré les multiples péripéties qu’ils ont traversées, les Béninois n’ont jamais réglé leurs problèmes politiques par élimination physique de l’un ou l’autre de leurs dirigeants. Le Bénin est l’un des rares, sinon le seul pays africain ou d’Afrique noire en particulier, où l’on compte d’anciens chefs d’État encore en vie après avoir essuyé des coups d’Etat. Quel admirable spectacle à la Conférence nationale que celui des quatre anciens Présidents de la République (Hubert Maga, Sourou Migan Apithy, Justin Tometin Ahomadegbe, Emile Derlin Zinsou) siégeant ensemble pour réfléchir à la reconfection d’un pays qu’ils avaient dirigé chacun en son temps !
Lorsque les hommes politiques évoluent dans une ambiance qui n’est pas celle de la vendetta, où l’on n’est pas obligé de se demander si tel ou tel autre ne s’est pas mis en politique pour venger la mémoire d’un père président de la République mort assassiné lors d’un coup de force, alors la thèse d’une affaire privée ou d’un règlement de comptes est plus facile à écarter, et le combat devient résolument politique pour tous. C’est donc pour les Béninois un atout majeur que leur situation sociopolitique n’est pas un contexte de sang. Ce paramètre a durablement favorisé la convivialité, atténuant du coup le risque de faire des adversaires politiques des ennemis mortels irréductibles les uns vis-à-vis des autres.
Le PRPB (Parti de la Révolution Populaire du Bénin) ayant conduit le pays à la banqueroute après dix-sept ans de pouvoir, les Béninois ont, en fin de compte, pris la mesure des risques de dislocation sociale qui les guettaient s’ils ne parvenaient pas à créer les conditions d’un nouveau départ citoyen.
Encore fallait-il concevoir un cadre de réflexion approprié, conduire sans dérapage les débats jusqu’à un terme positif, accepter avec sévérité la sentence.
L’entrée de Me Robert Dossou dans le dernier gouvernement de Mathieu Kérékou d’avant la Conférence nationale n’avait pas manqué de surprendre les observateurs. En réalité, le personnage est un des acteurs politiques les plus controversés depuis l’époque où, Président de la FEANF (Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France), il lui avait été collé le sobriquet de » Pape » à Paris. Dès son retour au Bénin, Me Robert Dossou, avocat au barreau de Cotonou, professeur et doyen à la faculté de droit de l’Université Nationale du Bénin, était de fait constamment présent sur la scène politique, tout en étant formellement et structurellement absent. On peut aujourd’hui affirmer que l’entrisme de Robert Dossou a été a posteriori salutaire pour le Bénin. C’est par lui qu’a été préparée et rendue effective la Conférence nationale. Me Dossou n’a pas été le seul acteur, mais sa touche a été déterminante.
La Conférence des forces vives de la Nation, bien conçue et bien préparée, s’est déroulée en un temps record de dix jours. En si peu de temps, les Béninois ont su engager un débat de fond sur les maux qui minent leur pays, ont tiré des conclusions de bon sens, et posé des jalons pour la construction d’un nouvel édifice politique, économique et social qui réponde aux aspirations de l’ensemble des citoyens.
La bonne conduite de la Conférence nationale a été pour l’essentiel l’oeuvre d’un prélat, Mgr Isidore de Souza, archevêque de Cotonou, Président de la Conférence épiscopale du Bénin. Pour diriger des assises de cette ampleur où siègent les personnalités politiques les plus en vue, à un moment où le pays est dans la tourmente la plus aiguë de son histoire, il fallait du talent et un charisme spécial. Mgr de Souza a su faire preuve de l’autorité morale adaptée aux circonstances. Grâce à son savoir-faire, la Conférence nationale a donné dans le ton juste, adopté les bonnes résolutions, conclu ses travaux dans une ambiance de réconciliation.
Les assises nationales auraient-elles connu l’issue heureuse que l’on sait si le Général Mathieu Kérékou n’était pas caméléon ? L’homme a démontré sa grande capacité à s’adapter aux situations les plus difficiles, à prendre les virages les plus inattendus.
Accepter la dissolution d’un parti unique, symbole de toute puissance, rendre de son propre gré un pouvoir d’État dont on détient le monopole, rester sourd aux sollicitations d’un entourage soucieux de sauvegarder à tout prix ses intérêts, voilà qui témoigne de dispositions psychologiques exceptionnelles très rares chez les dictateurs. Mathieu Kérékou demeure à cet égard l’acteur politique qui a fait les plus grandes concessions pour qu’advienne la renaissance béninoise.
Mais la clé du succès tient fondamentalement au fait que les Béninois ont clairement perçu que dans leur marche vers la démocratie, ils devaient nécessairement s’accommoder d’une période de transition pendant laquelle les diverses forces politiques se réconcilient, et apprennent à construire ensemble les bases d’une société nouvelle.
Face aux affres de la dictature, les populations devaient choisir soit la révolution radicale, soit le changement évolutif radical. La voie de la Conférence nationale telle que conçue n’était pas celle de la révolution. Il fallait donc admettre qu’il ne s’agissait pas de couper la tête à Kérékou et de s’emparer de sa dépouille, mais d’amener le dictateur à transférer le pouvoir à des dirigeants issus du peuple après et à travers le préalable d’une gestion consensuelle des affaires de la cité.
C’est ici qu’il faut une fois de plus reconnaître les mérites de Mgr de Souza qui, après avoir été l’un des hommes de la Conférence nationale est incontestablement l’homme de la transition. Président de l’organe législatif transitoire, le prélat a constamment fait la conciliation entre Mathieu Kérékou, Chef de l’État, et Nicéphore Soglo, premier ministre de la transition. Il a su préparer Kérékou à admettre l’idée de son retrait ; il a su faire admettre à la classe politique béninoise que Mathieu Kérékou avait besoin d’une amnistie.
Cette amnistie est intervenue comme élément de consécration de l’entrée en démocratie du peuple béninois !
Sortant d’une dictature féroce qui laissait peu de liberté aux citoyens, les Béninois avaient l’obligation de doter leur pays d’un système politique qui garantisse à la fois la stabilité et l’épanouissement des libertés individuelles et collectives.
A défaut de savoir avec exactitude quel régime était le plus approprié à la situation politique du moment, on se devait au moins de ne pas ignorer lequel ne l’était pas. Les Béninois ont parfaitement compris que le régime semi-présidentiel (ou semi-parlementaire) ne les arrangerait pas. Le partage du pouvoir exécutif entre le président de la République et le premier ministre, même si ces derniers ne sont pas en cohabitation, n’est pas ce qu’il y a de plus indiqué pour rassembler les énergies dans un pays longtemps miné par l’injustice sociopolitique. Les dirigeants ont plus d’assurance et résistent mieux aux divers assauts lorsqu’ils agissent en vertu d’une légitimité incarnée par un individu élu directement par le suffrage universel. Si Nicéphore Soglo a pu mener à terme son mandat (1991-1996), si aujourd’hui Mathieu Kérékou tient le coup sans péril pour la démocratie, cela, pour une part non négligeable, est dû au régime présidentiel que les Béninois ont eu l’heureuse inspiration d’avoir installé en leur République.
Sans devenir un modèle, le cas béninois doit demeurer une référence. Bien des pays d’Afrique francophone sont enfermés dans le cycle atavique du régime semi-présidentiel ; ils s’en tirent plus ou moins bien quand le président de la République et le premier ministre sont du même bord. Mais quel gâchis en cas de cohabitation !
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