Résister, marronner, créer « hors domination » :

Le Théâtre de l'Air Nouveau de Luc Saint-Eloy

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Dramaturge, metteur en scène et comédien guadeloupéen, Luc Saint-Eloy est né à Djibouti en 1955 et passe son enfance en Guadeloupe où il fait sa scolarité secondaire – et entreprend même des études de séminariste qu’il abandonnera – avant de partir à Paris étudier le cinéma pour se tourner finalement vers le théâtre. L’Afrique, la Caraïbe et l’Europe se croisent ainsi très tôt dans le parcours de Luc Saint-Eloy qui choisit de s’établir à Paris, où il réside maintenant depuis plus de trente ans. Formé au métier de comédien au Studio Carpentier, il rentre à la fin des années soixante-dix dans la troupe du Théâtre Noir, dirigée par Benjamin Jules-Rosette, avec qui il fera ses premiers pas sur les planches (1). Quelques années plus tard, il fait une rencontre décisive, celle de Bernard-Marie Koltès, qui devient rapidement pour le jeune artiste un père spirituel, un modèle à suivre, un guide qui va lui donner foi en l’écriture théâtrale et en la liberté de création (2). Figure par excellence du rebelle, du marginal, Koltès ouvre les voies de la révolte et de la résistance à Luc Saint-Eloy qui n’aura alors de cesse de lutter contre l’enfermement, l’exclusion, de faire éclater les carcans, de bousculer les préjugés pour faire vivre, connaître et reconnaître répertoire théâtral antillo-guyanais à Paris. C’est avec le Théâtre de l’Air Nouveau que commence cette aventure incroyable et tumultueuse pour mettre à l’honneur la culture caribéenne sur les scènes parisiennes, pour affirmer originalité et créativité dans l’esprit du marron, esclave en fuite, figure emblématique de la résistance et de la lutte pour la liberté.
Une ère nouvelle avec le Théâtre de l’Air Nouveau ?
La compagnie théâtrale du TAN ou Théâtre de l’Air Nouveau fut cofondée en 1983 par Marie-Line Ampigny, comédienne martiniquaise vivant à Paris, et par Luc Saint-Eloy avec une poignée de jeunes artistes antillais alors inconnus (dont certains sortiront de l’ombre telle Mylène Wagram) animés d’une même fièvre et prêts à tout sacrifier pour faire entendre leur voix, pour trouver une place dans le paysage artistique et culturel parisien. Saint-Eloy rappelle que les compagnies théâtrales caribéennes à Paris sont très peu nombreuses à l’époque et que le théâtre antillais est par conséquent méconnu, voire inconnu des spectateurs français qui voient avant tout les Antilles comme une destination touristique. Le but du TAN est d’opérer un changement, une transformation dans la manière dont est perçue la culture caribéenne pour offrir « une autre notion du théâtre antillais », pour enfin « vivre un théâtre nôtre(3) » (I) loin des clichés et des stéréotypes associés à la couleur de peau et à la vision exotique de la Caraïbe. Le combat s’engage avec pour défi de « démontrer le savoir faire » (I), les compétences, le talent des artistes antillais encore trop souvent déconsidérés et cantonnés à jouer des rôles caricaturaux et dégradants.
À l’origine, la compagnie avait pour nom le Théâtre de l’AIR (Artistes Immigrés Réunis) qui deviendra TAN (Théâtre de l’Air Nouveau) au moment où Saint-Eloy reprend le flambeau après qu’Ampigny décide de rentrer en Martinique. La suppression du terme « immigré » prouve la volonté clairement affichée de ne plus se situer en dehors mais au-dedans, le désir de faire partie « du paysage français parce que nous sommes français à part entière » (I), déclare Luc Saint-Eloy. Ce désir de s’inscrire dans le paysage parisien, de s’intégrer dans la nation culturelle française se conjugue à celui de s’affirmer et de s’afficher autres : Saint-Eloy refuse vigoureusement d’effacer sa différence pour se fondre et « se confondre dans une espèce de culture dominante » (II)? son but est de bâtir un « théâtre spécifique, un théâtre français d’origine antillo-guyanaise » (I), un théâtre par essence pluriel qui rassemble plus qu’il n’exclut, qui invite à la rencontre, au dialogue et à l’échange.
Transposer les classiques, faire dialoguer les cultures
L’un des objectifs visés par le TAN est d’ « élargir l’éventail ou le répertoire théâtral » (I) en allant notamment puiser dans le répertoire dramatique occidental pour le « transposer dans l’univers antillo-guyanais » afin de « témoigner de nos réalités et faire comprendre à l’autre ce que nous vivons à travers notre environnement, notre histoire » (I), explique Saint-Eloy. Ce sera d’abord la création en 1983 de Carmen la Matadore adaptée de la nouvelle de Mérimée et de l’opéra de Bizet, conjugués aux accents de la musique traditionnelle antillaise. Un an plus tard, Marie-Line Ampigny met en scène Le Bourreau d’Antigone, adaptation par Patrick Chamoiseau de la tragédie de Sophocle, pièce inspirée des événements politiques survenus en Martinique au début des années soixante-dix, où un jeune homme fut tué par les forces de l’ordre pendant des manifestations en faveur de l’indépendance (4). Cette transposition du répertoire classique dans l’univers caribéen témoigne de la volonté de faire dialoguer des histoires, des sociétés, des cultures, des langues (français et créole) et de révéler ainsi les rapports sous-jacents et insoupçonnés entre des espaces-temps en apparence très éloignés mais qui s’éclairent mutuellement ; cette caribéanisation de pièces européennes participe en outre de la réappropriation de l’histoire martiniquaise revisitée à la lumière du mythe grec, histoire revalorisée dont la résistance des acteurs est célébrée sur la scène théâtrale. Ce n’est pas un hasard si le TAN choisit deux héroïnes qui incarnent l’opposition au pouvoir établi et la lutte pour la liberté. Carmen comme Antigone sont des figures hautement symboliques de la résistance féminine : la gitane, fougueuse et indomptable, préfère mourir sous la main de Don José plutôt que de renoncer à sa liberté tout comme la farouche et entêtée Antigone choisit la mort plutôt que de céder au pouvoir. Ces héroïnes qui portent en elle une foi absolue en la liberté, ces « femmes fortes, libres, rebelles, qui n’ont peur de rien » (I) vont inspirer Luc Saint-Eloy pour écrire ses propres pièces qui célèbrent la force de résistance féminine : Trottoir chagrin (1992) et Combat de femmes (2004), œuvres écrites en pensant au manque de rôles féminins dans le théâtre antillais, rendent hommage aux femmes, à leur courage, à leur esprit d’indépendance à travers un théâtre qui dit la violence du monde contemporain en abordant les questions de solitude, de racisme, d’exil et d’exclusion (5).
Mettre à l’honneur la culture populaire caribéenne, affirmer sa différence
Cet esprit de résistance et d’indépendance, on le retrouve aussi dans l’affirmation d’une liberté créatrice qui s’aventure sur des terrains dramaturgiques nouveaux en abolissant les frontières génériques et artistiques : Luc Saint-Eloy pratique un théâtre résolument pluriel qui fait s’entremêler les traditions européennes et caribéennes, et va puiser non seulement dans le répertoire dramatique classique mais aussi aux sources de la culture populaire créole mise à l’honneur à travers la poésie, le conte, la musique et les danses traditionnelles martiniquaises et guadeloupéennes. Saint-Eloy a mis en scène de nombreux montages poétiques parmi lesquels on peut citer À coups de gueule d’amour (1985), Douleur de race (1987), Nèg (1993), L’Écorce de la nuit (1993), Les Lèvres en feu (2000) qui font résonner les voix de Césaire, Senghor, Sonny Rupaire, poètes de la révolte, de la liberté, de la dignité recouvrée, de la fierté d’être nègre. Ces montages poétiques qui entremêlent poésie, chants et musique de tambour participent de la volonté de rassembler la communauté dans le partage d’un héritage culturel collectif, principe que Saint-Eloy développe avec les Pitta pawol (6) créés en 1992, et les Migans poétiques créés en 1999, autant de concepts inventés pour pallier le manque de moyens matériels : ces « petits spectacles » (II) comme les nomme Saint-Eloy, sont des manifestations artistiques improvisées autour de la gastronomie antillaise, de la poésie et de la musique caribéennes qui visent à faire sortir le théâtre des cadres culturels officiels et à accroître la proximité entre les artistes et le public.
L’expérience communale populaire a aussi lieu autour du conte et de la tradition orale que Saint-Eloy transpose dans ses montages de contes. Cric crac blogodo (1989) prend pour titre la formule emblématique lancée par le conteur au public au début et au cours des veillées de contes, rituel populaire antillais en voie de disparition et que SaintEloy s’emploie à faire renaître et à revitaliser sur la scène théâtrale. La comédienne Mylène Wagram est seule en scène et joue tous les rôles, non seulement la da, la célèbre conteuse traditionnelle, mais aussi les personnages qui surgissent dans les contes?; elle lance les formules d’introduction consacrées (yé krik, yé krak), apostrophe les spectateurs, sollicite leur participation en les invitant à répondre à ses tim-tim (devinettes). L’échange avec le public est vivant et vivace dans cet espace de réunion et de partage qu’est la veillée de contes recréée dans ce spectacle interactif, festif, joyeux, où la musique de tambour joue un rôle primordial comme un précieux complément ou un interlocuteur privilégié de la parole. Régénéré par l’oralité traditionnelle créole, ce théâtre explore des modalités dramaturgiques hétéroclites, celles de la fête et du jeu, de la gestuelle et du mouvement, de la voix et du corps, de l’improvisation et de la participation. En trouvant « la source de [son]théâtre dans les plantations avec le conteur qui refuse de se laisser décalotter, déshumaniser » (I), Luc Saint-Eloy se fait rebelle, marron, car cette transposition théâtrale de la tradition populaire orale, musicale, chorégraphique fait montre non seulement de la volonté de protéger et de perpétuer un héritage culturel caribéen mais témoigne aussi de l’esprit d’inventivité et d’émancipation du metteur en scène guadeloupéen qui se soustrait règles du théâtre européen, aux lois de l’écrit et du texte pour afficher un esprit d’indépendance en s’orientant vers des voies esthétiques nouvelles marquées par le métissage artistique.
Le conteur, figure emblématique de la résistance, apparaît à nouveau dans l’adaptation par Luc Saint-Eloy du roman de Patrick Chamoiseau Chemin d’école (1997), où le metteur en scène recrée une fois de plus sur la scène, les conditions d’énonciation de la parole du conteur traditionnel qui interpelle le public, oscille entre français et créole et dont le discours vif et alerte est rythmé par les battements de tambour. Le conteur incarne ici la mémoire, celle de l’enfance du petit « négrillon » que le romancier martiniquais relate dans ce récit partiellement autobiographique ; cette mémoire personnelle, Saint-Eloy la convoque sur la scène grâce au conteur, qui fait figure de « poteau mitan » (I), d’axe central autour duquel s’organise la mise en scène et vers lequel convergent tous les personnages de la pièce ; tour à tour, chacun d’eux vient au-devant de la scène raconter le passé, comme l’explique le metteur en scène guadeloupéen : « Chaque enfant, dans une transmission initiatique, deviendra, le temps d’un abécédaire, d’un chant ou d’une leçon, la révélation démultipliée du conteur unique » (I). Cette démultiplication symbolise la transmission transgénérationnelle de la tradition orale qui a lieu, non plus au cours de la veillée de contes, mais sur la scène théâtrale.
Conserver et transmettre la mémoire est une des taches que s’assigne le Théâtre de l’Air Nouveau qui revisite le passé, passé individuel de l’enfance d’un petit enfant noir, mais aussi passé collectif, mémoire de l’esclavage et des luttes d’émancipation. Les Enfants de la mémoire (1998), montage poétique qui retrace la tragédie de la traite négrière en danse et en musique, réactive la mémoire collective à travers des textes de Césaire, Senghor, Rippon qui sont scandés par les coups de tambour et mis en mouvements par deux danseurs : la poésie prend corps dans les danses africaines, contemporaine et traditionnelle guadeloupéenne ka qui se conjuguent au sein de cette création ouverte au dialogue entre les cultures et entre les arts. La partition musicale et chorégraphique redouble la parole poétique dans cette pièce où le tambour occupe une place centrale, au fond de la scène face aux spectateurs, et entame un dialogue avec d’autres tambours situés hors scène, derrière le public. Cette scénographie originale permet d’instaurer une communication paralinguistique de nature musicale entre des tambours qui se répondent les uns aux autres. « Mon théâtre résonne avec comme élément clé le tambour » (II), déclare Luc Saint-Eloy. Le tambour est un instrument profondément symbolique dans la culture caribéenne : composante essentielle des rituels sociaux, festifs et religieux (carnaval, manifestations, meetings politiques, lewoz (7), cérémonie vaudou), il est associé à l’esprit de révolte, de lutte et de résistance contre l’oppression et pour la liberté qui a animé les esclaves sur les plantations ; le tambour convoque notamment la mémoire des nègres marrons disséminés dans les forêts et qui s’envoyaient des messages codés pour organiser la résistance (8). Le caractère subversif de cet instrument à la charge identitaire très forte place donc une fois de plus Saint-Eloy dans la filiation du marron, de l’esclave qui résiste et lutte pour la liberté. Le tambour, c’est aussi bien sûr l’Afrique-mère, la terre originelle, avec ses langages tambourinaires, une Afrique ancestrale qui entre en relation avec le Nouveau Monde à travers un chœur de chanteurs de gospel : l’intégration d’une musique afro-américaine représentative de la lutte du peuple noir américain contre la ségrégation raciale, renforce le dialogue entre les cultures car elle établit un lien entre la Caraïbe, l’Afrique et l’Amérique, « terres sanguines, consanguines » pour reprendre l’image césairienne (9). Ces dramaturgies issues de la tradition populaire caribéenne revendiquent donc leur différence, leur marginalité car elles définissent de nouvelles esthétiques scéniques qui s’éloignent du langage verbal et psychologique, du théâtre logocentrique fixé et figé dans le texte pour donner la prééminence au corps, au langage physique, à l’improvisation, à l’imprévisible.
Faire connaître et reconnaître le théâtre antillo-guyanais à Paris : un combat !
Dans l’entretien qu’il nous a accordé en avril 2003 à Paris, soit vingt ans après la création du Théâtre de l’Air Nouveau, Luc Saint-Eloy s’insurge contre le dénigrement et le mépris des institutions culturelles françaises pour le théâtre antillais : il dénonce le manque de moyens matériels, l’absence de lieux de création et les difficultés de diffusion de ces théâtres à Paris, et surtout le peu de considération accordée au travail des artistes de la part des institutions qui sont réticentes à subventionner le théâtre antillais car bien souvent elles ne connaissent pas ou mal ce théâtre jugé à l’aune du théâtre européen et considéré comme marginal. Est-ce un hasard si le TAN est situé à Pantin, juste à la périphérie de Paris, relégué justement en marge de ou hors des murs de la capitale culturelle (10) ? « Paris manque de curiosité nous concernant » (II), n’hésite pas à affirmer Luc Saint-Eloy dans l’entretien de 2008 où il fait les mêmes constats que cinq ans auparavant. Le manque cruel de moyens et de reconnaissance continue d’être un véritable frein à la création? : « Pouvez vous construire sans moyens, sans lieu, sans considération, sans encouragements. Finalement, êtes-vous vraiment libre de créer ? » (II), s’interroge le directeur du TAN qui dénonce un système culturel français sclérosé et s’insurge contre la « domination culturelle » d’une France qui perpétue les « traces de l’héritage colonial » (I) et refuse de reconnaître le talent des artistes d’outre-mer considérés comme français à l’étranger et étranger en France. Cette contradiction entre une appartenance française évidente et reconnue des DOM en dehors de la France et une appartenance suspecte, déniée à l’intérieur de l’hexagone, est évoquée par Greg Germain, directeur des TOMA (Théâtres d’outre-mer en Avignon), qui déplore lui aussi le manque de reconnaissance du théâtre antillais de la part des institutions françaises : « Le problème de l’outre-mer est de n’être dans aucun casier, ce qui arrange bien les autorités qui évitent ainsi de s’en occuper. » (11). Saint-Eloy ressent très profondément et très douloureusement cette contradiction d’être « étranger en France et français à l’étranger ». (12) (I). Il ajoute : « quand vous êtes à l’étranger, vous êtes français et quand vous êtes sur le territoire français, vous n’êtes pas pris en considération et vous avez du mal à croire que vous êtes français vous-même »(I). Selon lui, le statut juridique de « département d’outre-mer » entrave le développement culturel antillais car la France ne reconnaît pas les particularismes de la Martinique et de la Guadeloupe, problème que la dramaturge Ina Césaire, résidant en Martinique, avait déjà mis en avant dans un entretien daté de 2001 où elle affirmait la nécessité d’une plus grande « autonomie culturelle » vis-à-vis de la France. Un sentiment de double voire de triple exclusion habite Saint-Eloy qui déclare : « On se sent exclu du paysage en tant que citoyen français et par-dessus le marché doublement exclu en tant que créateur et triplement exclu en tant que comédien » (II). Cette exclusion est d’autant plus injuste que les artistes français de l’hexagone qui viennent mettre en scène et jouer des pièces aux Antilles disposent souvent de moyens de production bien plus considérables que des artistes antillais travaillant à Paris, fait remarquer Luc Saint Eloy qui a longtemps siégé comme expert théâtre à la Drac de Guadeloupe et a pu ainsi voir les disparités de traitement, les inégalités, voire les injustices. Souvent découragé, déçu, parfois dépité, frustré, furieux, le metteur en scène avoue s’être souvent posé la question de partir, de quitter la France, comme certains de ses collaborateurs l’ont fait avant lui (13), mais il refuse pourtant de se déclarer vaincu car le combat, s’il n’est pas encore gagné, n’est pas perdu : « On ne peut pas tous déserter ; il faut qu’il y en ait certains qui restent pour tenter de faire de la résistance » (I) déclare SaintEloy. « Créons à l’endroit où nous résidons et battons-nous pour faire exister nos créations » (II), telle est la devise de ce valeureux combattant qui a fait le choix de rester pour résister.
Vivre et créer à Paris est un choix qui est loin d’être facile à assumer pour des artistes antillais qui cherchent à être acceptés, reconnus par la nation française dont ils désirent faire partie intégrante tout en conservant et en affichant leur originalité, leur singularité. Luc Saint-Eloy récuse vigoureusement l’accusation qui est parfois portée contre les artistes noirs, celle de vouloir constituer des ghettos alors que c’est précisément l’inverse qui est en jeu le directeur du TAN s’emploie à casser les murs qui séparent les : cultures en invitant le public français à découvrir la richesse de la culture antillaise, une culture autre mais qui fait aussi partie de la France : « On ne devrait pas être à côté, on devrait être dans le paysage, et c’est le seul moyen de dire’il n’y a plus de ghetto' » (I). Il travaille à inscrire son théâtre dans la culture française dont il veut faire entendre d’autres accents car la France d’aujourd’hui est résolument plurielle, métissée, multiculturelle. S’intégrer ne signifie pourtant pas s’assimiler, disparaître et se perdre dans l’autre mais faire partie du tout, en continuant à s’affirmer tel que l’on est, sans renier ses différences. « Sommes-nous trop différents pour être intégrés ? », s’interrogeait récemment Maryse Condé invitée sur France Culture dans l’émission La Grande Table le 10 mai 2011, à la veille de la commémoration du 10e anniversaire de la loi Taubira (14). Et elle répondait à la question en ces termes : « Est-ce qu’intégrer veut dire oublier qui l’on est ? Non quand même. D’où l’on vient, Non. Je pense que l’intégration doit être une sorte de grande mosaïque qui admet les différences d’origine, de comportement, une sorte de patchwork pour employer un mot anglo-saxon, et que l’intégration est plurielle. Mais nous n’en sommes pas encore malheureusement à ce stade. » Luc Saint-Eloy, bien que réaliste, semble plus optimiste que Condé et veut croire en cette intégration : il ne s’agit ni d’oublier qui l’on n’est ni de se fermer et de s’enfermer sur une identité purement caribéenne mais d’être soi, et de s’affirmer comme tel pour l’artiste qui pour créer doit « être hors domination […] en totale réconciliation avec lui-même » (II). La démarche artistique de Luc Saint-Eloy se veut une démarche citoyenne dans la mesure où le théâtre est un outil de connaissance et d’ouverture à autrui et au monde : il permet d’avoir accès, de pénétrer et d’apprendre à connaître la culture de l’autre dans le respect de sa différence. « Viens voir qui je suis parce que tu ne sais pas grand-chose de moi. Le meilleur moyen de savoir d’où je viens et qui je suis, c’est à travers le culturel » (I), propose Saint-Eloy qui invite à la rencontre et à l’échange.

1- Il joue notamment dans Gouverneurs de la rosée en 1975 (adapté du célèbre roman haïtien de Jacques Roumain), dans Toussaint Louverture (d’après Monsieur Toussaint d’Édouard Glissant) en 1977 au Théâtre de la Cité universitaire, dans Les Enfants de Zombi (adapté du roman Cette terre qui est la nôtre de Georges Desportes) en 1978 au Carrefour international du théâtre à Lille, autant d’expériences théâtrales dont Luc Saint-Eloy s’inspirera pour monter des pièces quand le temps sera venu de passer du métier de comédien à celui de metteur en scène.
2- Dans l’entretien qu’il nous accorde en 2003 à Paris, Luc Saint-Eloy parle avec admiration et ferveur de Koltès dans lequel il reconnaît « un frère », « un nègre comme moi je le suis devenu par la suite ». C’est en 1982, lors de la sélection par le prix Gilbert Jeune de sa première pièce Le Prix de la terre, que Luc Saint-Eloy fait la connaissance de Koltès, qui fait partie du jury et encourage le jeune auteur à faire publier son texte (qui ne recevra pas le premier prix mais paraîtra finalement à compte d’auteur à la Pensée universelle en 1987), à continuer l’écriture et à se méfier des préjugés, des carcans qui sclérosent et appauvrissent la pensée et la création.
3- Nous citerons régulièrement dans cet article des passages de deux entretiens réalisés avec Luc Saint-Eloy : – le premier date de 2003 et est accessible en ligne sur le site d’île en île,  [ici] ; – le second, datant de 2008, est paru dans le numéro spécial de la revue Africultures, Émergences Caraïbe(s) : une création théâtrale archipélique, nº 80-81, 2010, p. 157-163. Les citations faisant références à ces entretiens seront suivies respectivement de I ou II suivant qu’il s’agit de l’entretien de 2003 ou de 2008.
4- Nous avons consacré un chapitre à l’analyse de cette pièce dans notre ouvrage Théâtres des Antilles. Traditions et scènes contemporaines, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 56-66.
5- Trottoir chagrin a pour protagoniste Marlène qui se prostitue sur les trottoirs parisiens. Hantée par le souvenir de son frère Jeannot assassiné, elle revient sur les lieux du crime un an jour pour jour après le meurtre et croise un homme mystérieux. Les deux personnages échangent leurs souvenirs qui se mélangent sur une musique de jazz, de blues et de swing. Combat de femmes est un huis-clos pour trio féminin, un règlement de compte entre une mère et ses deux filles venues se venger des souffrances infligées dans le passé.
6- Le pit ou pit-a-kok est un gallodrome où se déroulent traditionnellement les combats de coqs aux Antilles. Le pitta pawol est conçu comme un espace où la parole circule, où le dialogue a lieu entre le public et les artistes.
7- Le lewoz est une cérémonie rituelle nocturne guadeloupéenne organisée autour du tambour gwoka.
8- Il n’existe aucun document historique certifiant que le tambour ait joué un tel rôle dans le marronnage, mais cette histoire n’en est pas moins très présente dans l’imaginaire collectif antillais.
9- Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1983 (1939), p. 5.
10- Dans l’entretien de 2003, Saint-Eloy explique qu’une relocalisation dans le parc de la Villette avait été envisagée mais ce projet n’a pas vu le jour par manque, une fois encore, de soutien de la part des institutions culturelles françaises.
11- Propos recueillis par Sylvie Chalaye, « Terres des grands larges en Avignon : la Chapelle du Verbe Incarné », Africultures, nº 50, 2002, p. 45-46.
12- Dans l’entretien de 2003, il évoque l’expérience vécue en 1993 au Festival de Carthage en Tunisie où sa pièce Trottoir Chagrin fut particulièrement bien reçue par la critique et le public alors qu’elle n’avait pas été initialement retenue par les institutions françaises pour représenter la France.
13- Marie-Line Ampigny quitte la compagnie du TAN et Paris à la fin des années quatre-vingt pour rentrer en Martinique, choix que fait également Daniely Francisque, qui décide de retourner sur son île en 2006 après avoir été longtemps comédienne de la troupe du TAN. Cf. S. Bérard, « Histoire d’un retour réussi. Entretien avec Daniely Francisque », Émergences Caraïbe(s) : une création théâtrale archipélique, Africultures,nº 80-81, 2010, p. 169-175.
14- La loi Taubira, qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité, fut promulguée le 10 mai 2001.
///Article N° : 11663

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