« Un chœur, c’est-à-dire un seul corps… »

Entretien de Virginie Soubrier avec Henri Nlend

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Invité par Stéphane Braunschweig au Théâtre national de la Colline, l’allemand Michael Thalheimer a proposé en juin 2010 une mise en scène magistrale de Combat de nègre et de chiens, de B.M. Koltès. Le personnage d’Alboury, interprété par Jean-Baptiste Anoumon, y était démultiplié par un chœur de dix récitants noirs. Récemment sorti de l’École départementale de Théâtre de Corbeil, Henri Nlend raconte son expérience au sein de ce chœur noir inouï.

Avant de parler de la mise en scène de Michael Thalheimer, pourriez-vous évoquer votre parcours ?
J’ai d’abord eu une formation de quatre ans dans un conservatoire d’art dramatique à Saint-Maur où j’ai suivi les cours de Michèle Seeberger et, par la suite, j’ai intégré l’École départementale de Théâtre située à Corbeil. Elle existe depuis quatre ans seulement : c’est une jeune école dirigée par Christian Jéhanin, issu du Théâtre national de Strasbourg. Elle est malheureusement en danger et risque de fermer sous prétexte de rénovation, c’est pourquoi j’en parle, car il faut absolument qu’elle continue à exister. Quant au travail de Michael Thalheimer, j’en ai eu l’information par une personne qui travaille dans l’administration du Théâtre de la Colline et qui m’avait vu jouer. J’ai ensuite passé un entretien.
Quels sont vos liens avec l’œuvre de Koltès ?
De Koltès, j’avais lu Roberto Zucco. Quant à Combat de nègre et de chiens, il se trouve que Christian Jéhanin m’avait fait lire la pièce dans le courant de l’année J’ai été assez distant à la première lecture : le texte ne m’attirait pas, peut-être parce que je pensais trop aux thèmes. Je n’ai pas tout de suite adhéré à la manière dont avait été conçue l’histoire, à cette idée du Blanc qui vit dans un cadre clos. Je trouvais que le jeu était finalement déjà joué d’avance : Horn s’était fait une idée du Noir avant même que la pièce ne commence. Il y avait selon moi un côté trop blanc et trop noir, il y avait trop de distance entre le Nègre et les Blancs alors que les problèmes me semblent plus ambigus. Mais c’est en travaillant avec Michael Thalheimer et la dramaturge Anne-Françoise Benhamou, qui nous a expliqué quelles avaient été les motivations de Koltès, que j’ai compris toute la pertinence de la pièce.
J’ai bien conscience que le choix de Thalheimer – monter avec un chœur de dix Noirs – est une première. Mais je pense aussi que l’on vit dans un métissage qui s’affirme de plus en plus et, au fil du temps, les majoritaires, ce seront les métis. Je crois au changement. Bien sûr que le racisme existe, mais on s’en fout, il faut faire les choses qu’on a envie de faire. En tant qu’être humain, on est naturellement raciste. La peur de l’Autre est humaine ; on sera toujours naturellement réfractaire à l’Autre. Pour moi, il s’agit moins d’une question « noire » que d’une question universelle. On peut imaginer que les Noirs ne se comporteraient pas autrement dans la même situation.
On a souvent vu des similitudes entre le théâtre de Koltès et celui de Kwahulé. Qu’en pensez-vous ?
Oui, moins toutefois dans leur propos que dans leur langue. Par exemple, dans Koltès on a une façon de répéter sans cesse « ramener le corps », « prendre le corps » qui devient musicale, au point qu’on avait pris ça comme la musique même du chœur : une musique qu’on s’appropriait pour rendre ces paroles vivantes. C’est quelque chose que l’on retrouve dans des répétitions qui sont là pour donner une force à ce qui est dit, pour que le mot ne soit plus un mot, mais autre chose, qui le dépasse.
Pourriez-vous à présent parler de votre travail au sein de ce chœur noir ?
Michael Thalheimer a une vue d’ensemble : il venait voir notre travail à peu près deux fois par semaine. S’il a voulu, pendant la majeure partie de la pièce, placer le chœur au-dessus des autres personnages, c’était pour montrer qu’il avait un rapport aux astres, et aussi pour rappeler l’ascendance royale d’Alboury, sa supériorité. Quant à Horn, s’il ne nous regarde pas, s’il nous tourne le dos, c’est pour nous montrer son mépris. Il ne nous considère pas, ce que l’on représente ne l’intéresse pas. La règle était que nous soyons présents jusqu’à ce que Horn nous dise que le corps, dont Alboury exige qu’il lui soit rendu, n’existe plus.
Thierry Paret, lui, était là pour structurer les détails. Il nous a accompagnés dans le travail sur la voix. Nous avons commencé tout simplement par des lectures du texte. Il était comme un régulateur : il voulait entendre des sons précis. Il y a des tessitures très différentes dans le groupe : certaines sont graves, d’autres plus aiguës, et puis certains ne parlent pas très fort ; d’autres ont une voix naturellement forte. Au cours des répétitions, il nous a appris à nous entendre de telle sorte que nous arrivions à parler et à ne faire qu’un, un seul. Il nous a fait comprendre que nous étions Alboury. Au niveau de l’attaque, c’est d’abord Jean-Baptiste [Anoumon, ndlr] qui la lance et nous l’accompagnons. C’est à force de répétitions et d’écoute que nous sommes parvenus à une harmonie. On arrive maintenant, après quelques jours de représentations, à nous autogérer, chose qui était impossible, même avant la première. Celui qui se trouve au bout de la scène peut désormais entendre la voix de celui qui se situe à l’opposé : on respire vraiment, à quelques erreurs près. À force de nous entendre, on reconnaît bien nos voix. Mais on est aussi conscient qu’on est unique et on arrive à dégager notre propre personnalité, surtout à la fin de la pièce.
Les didascalies finales sont en effet prises en charge par le chœur : nous faisons en sorte de ne pas raconter, mais de vivre ce qui est écrit, en nous emparant peu à peu de l’espace du plateau, comme nous le sentons, avec notre petite histoire intérieure, mais toujours ensemble, de telle sorte que nous parvenions toujours à nous entendre. Il y a un leader à ce moment-là, déterminé avant chaque représentation. On est alors comme une locomotive, qui doit mener des wagons. Au début, on avançait en rangée, mais la consigne est que l’on prenne peu à peu la liberté d’avancer sans oublier, surtout, que c’est un chœur, c’est-à-dire un seul corps. Thierry Paret est là à presque toutes les représentations et l’on travaille encore une heure avant chacune d’elles.
Les répétitions, au début, étaient éprouvantes : il nous fallait parfois rester deux heures debout. Michael Thalheimer ne voulait pas que l’on reste droit, figé. Il nous a demandé d’essayer de jouer des Alboury : nous avons alors pu trouver des positions qui nous ont permis de nous économiser physiquement, et de nous relâcher.
Ce travail sur le chœur, sur ce qui fait l’essence du théâtre, est un travail très enrichissant. Il y a un esprit d’écoute extrême dans ce groupe où certains sont en France depuis seulement trois ans ! Pour nous approprier la langue de Koltès, avec nos accents, nos façons de parler, il nous a fallu être très disponibles à l’égard des autres, et ce n’était pas si évident. Six ou sept – sur les dix qui composent le chœur – ne sont pas comédiens. Pour la partie du texte rédigée en wolof, quelqu’un est venu nous apprendre à parler cette langue. Il disait à un moment donné que l’on avait un accent sérère…
Que vous a apporté cette expérience particulière : jouer au sein d’un chœur ?
J’ai découvert l’importance d’un chœur dans une pièce. Lorsque c’est justifié de cette manière, c’est magnifique. Cela me faisait penser à l’esprit de groupe qui régnait dans mon école de théâtre. Il faut être très ouvert pour faire partie d’un chœur, pas seulement sur scène, mais aussi en dehors, dans les coulisses : c’est une aventure qui se partage, sinon ça se voit sur scène.
Et après ?…
À la sortie de l’École départementale de Théâtre, nous devons monter un projet autour d’un texte. Moi, j’ai choisi un texte de José Pliya, dont j’ai monté la première partie avec quelques camarades. Cette pièce m’a beaucoup marqué, et j’ai l’intention de la monter entièrement avec des amis comédiens qui sortiront de l’École l’année prochaine. Mon ambition est aussi de faire connaître ces auteurs en Afrique francophone, en montant et en jouant leurs pièces.

Propos recueillis par Virginie Soubrier – 7 juin 2010.///Article N° : 11693

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