Les écrivains africains se sont penché sur le génocide rwandais dans le cadre de l’opération Ecrire par devoir de mémoire parrainée par le festival littéraire lillois Fest’Africa et la Fondation de France. Boubacar Boris Diop et Tierno Monénembo participaient au projet.
Le dernier roman de Boubacar Boris Diop est dans une certaine mesure un moyen pour l’écrivain sénégalais de briser cette glace qu’a été le silence des intellectuels africains face au génocide rwandais. Ce livre prolonge le travail initié par l’auteur dans Camp de Thiaroye, le thème de la mémoire restant l’un des enjeux majeurs de son écriture.
Jessica et Cornelius sont deux amis d’enfance. Cornélius a quitté le Rwanda pour le Burkina Faso et enseigne l’histoire au pays des Hommes intègres. De son côté, Jessica est restée à Kigali. Elle vient de vivre le génocide des Tutsi qui s’est déroulé d’avril à et juillet 1994. Cornélius, parti très jeune du Rwanda, revient quatre ans après le génocide dans sa petite ville natale de Murambi. Des milliers de cadavres jonchent encore le sol d’une école – parmi ces ossements se trouvent ceux de sa famille (sa mère tutsi et ses frères), exterminés par son propre père le Docteur Karekesi. Surmontant sa douleur, Cornelius tente de comprendre. On est vraiment au Cur des Ténèbres, pour reprendre le titre de Conrad. Et c’est là que réside tout l’intérêt de ce livre : Boris Diop refuse de tomber dans un manichéisme facile. Il veut, avant-tout, comprendre et alterne à cet effet plusieurs points de vues. En émiettant ainsi son récit, Boris Diop montre que la vérité à propos de ce génocide n’est ni « à gauche » ni « à droite » mais plutôt au centre. Il nous invite à la rechercher avec lui.
Sur le plan de l’écriture, ce livre frappe par sa sobriété. La langue est simple, le mot est juste, l’émotion maîtrisée. Il y a dans ce texte une pudeur invitant à la méditation, au silence. Peut-être est-ce pour l’auteur une façon de nous dire que le véritable Rwanda est en chacun de nous, quelque part en Afrique. De ce point de vue, le vieux sage, Simenon Habineza, qui tente lui aussi de comprendre plutôt que de condamner, illustre bien le projet de Boris Diop. Il s’agit ici de réhabiliter la mémoire des morts, mais dans une optique qui nous permettra demain de construire l’Histoire. Car comme l’écrit si bien Georges Bensoussan : » La mémoire est sélective, et c’est pourquoi elle participe de l’enchantement. L’histoire est plus prosaïque et désenchantée. Le chemin qui mène de la mémoire à l’histoire résume le processus de sécularisation propre à la modernité politique. C’est pourquoi notre arme n’est pas la mémoire qui construit, déconstruit, oublie ou enjolive, mais l’Histoire seule. «
Comme Le Livre des ossements de Boris Boubacar Diop, L’Aîné des orphelins s’inscrit dans le cadre de l’opération Ecrire par devoir de mémoire. D’entrée de jeu, le titre fait mouche et annonce le deuil. L’aîné dont il est question ici, c’est Faustin Nsenghimana, âgé de 15 ans, rescapé miraculé d’une fusillade publique dans une église au Rwanda. Ayant assisté à la mort de ses géniteurs, Faustin s’enfuit de son village natal (Nyamata) pour Kigali. De vadrouille en vadrouille, il trouve refuge dans un petit abri de fortune dénommé QG par ses habitants. C’est là qu’il commet le crime qui le condamne à mort. Rentrant au QG à l’improviste après une absence prolongée, il surprend son voisin d’infortune Musinkôro avec sa sur. Il l’exécute sur le champ avec son pistolet A son procès, Faustin fait montre d’une insolence manifeste : il est condamné à mort.
Comme chez Boris Diop, le texte de Tierno Monénembo est très pudique. La langue est sobre, très sobre même, le génocide est à peine mentionné et à peine décrit, hormis la scène de la fusillade dans l’église de Nyamata. Cette absence du génocide dans le texte renforce paradoxalement sa présence. Plutôt que de décrire les morts et les viols, Tierno nous donne à lire les conséquences de ces tueries macabres dans les consciences des survivants, notamment celles des adolescents, qui après avoir vécu l’indicible, versent sans le vouloir dans le cynisme pur. En refusant de condamner et de décrire l’horreur du génocide, Monénembo invite son lecteur à la méditation sur le sens de ce qu’Anna Harendt appelle la banalité du mal. Car le propre de la littérature, pour reprendre l’expression de Roland Barthes, est la question moins la réponse. Et la question que nous pose Tierno Monénembo sous forme de boutade réside dans l’épigramme du livre emprunté à Edmond Rostand : » On tue un homme, on est assassin. On en tue des milliers, on est un conquérant. On les tue tous, on est Dieu. « . On pense irrésistiblement à Camus ou à Kafka, tellement l’absurde saute aux yeux.
(1) Georges Bensousan, Auschwitz en héritage. D’un bon usage de la mémoire, Paris, Mille et une Nuits, 1998, p. 17. <small »>Murambi, le livre des ossements, de Boubacar Boris Diop, Stock, 2000
L’Aîné des orphelins, par Tierno Monénembo, Seuil, 2000.///Article N° : 1453