Sabaly

De Cheick Tidiane Seck

Chef d'œuvre
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On pourrait qualifier cet immense artiste malien trop longtemps tapi dans l’ombre des autres par un paradigme cher aux jazzmen : Cheick Tidiane Seck est d’abord un musicians’ musician. Souvent mal traduite en français, cette expression ne signifie pas « un musicien pour les musiciens » mais plutôt « un musicien unanimement reconnu par ses pairs » – ce qui n’implique en rien une incapacité d’émouvoir tout un chacun. Personnage chaleureux, jovial et truculent, celui qu’on surnomme « Black Bouddha » en raison de sa rondeur et de sa sérénité a toujours su conjuguer sa créativité exubérante et un sens inné du contact avec le public. Hélas, même s’il joua un rôle éminent dans la genèse de la musique tradi-moderne ouest-africaine comme claviériste du Rail Band, Cheick a trop souffert du peu de considération que le grand public africain accorde aux instrumentistes…
Mais au fait, n’est-il qu’instrumentiste ? Le premier titre de ce cd, « Oh ! Lord », comme « Sabaly » et plusieurs autres, vous convaincra immédiatement du contraire. Sa voix grave et gutturale, à la fois posée et très élastique, certes plus conforme aux critères du blues et de la soul qu’à ceux du chant mandingue, offre un contraste fascinant avec celles des griotes et griots invités comme le génial Kassémady Diabaté – dont Cheick est en train de mijoter le prochain album. Cheick est un chanteur original et savoureux comme l’avait déjà démontré son cd précédent « Mandingroove », qui date de cinq ans. Il n’est pas du genre à pondre ses disques au métronome. Chacun d’eux est un album de rencontres et de voyages, riche de toutes les expériences accumulées par l’un des artistes africains les plus sollicités dans les studios, en Afrique comme aux USA ou à Paris, où il vit depuis 1985.
« Sabaly » (ou « sabari » : « pardon » ou « pitié » en langue bambara), chanson qui donne son titre à ce cd, est un hymne à la non-violence composé par Cheick dans les années 1970, lorsqu’il vivait dans un quartier chaud d’Abidjan, où les gens s’entre-tuaient pour rien. Il est amusant de le comparer au non moins mémorable « Brigadier Sabari » d’Alpha Blondy, composé plus tard, au même endroit, pour les mêmes raisons !
« Bisso Na Bisso » est une fameuse chanson de Manu Dibango (1967) dont Cheick avait fait son propre « indicatif » dans ses tout débuts. Accompagné par l’auteur et une pléiade de vedettes dont Dee Dee Bridgewater, Cheick nous rappelle qu’il est avant tout un virtuose de l’orgue Hammond dans la lignée de Jimmy Smith, galvanisé par une rythmique terrifiante (Guy Nsangué à la basse, Paco Séry à la batterie)
« Sabaly » est aussi, treize ans après, le pendant de l’extraordinaire « Sarala », signé en duo par Cheick Tidiane Seck et le pianiste Hank Jones, monstre sacré du jazz originaire du Mississipi qui vient de souffler ses 90 bougies. Dans « Sabaly » on retrouvera comme dans « Sarala » un autre talent de Cheick : celui du « chasseur de têtes » qui a su faire tendre vers le Mali les oreilles des meilleurs musiciens américains et européens – entre autres Santana, Wayne Shorter, et surtout le regretté Joe Zawinul, qui était devenu son ami intime…
Ce type n’a vraiment pas son égal pour s’entourer des meilleurs musiciens de toutes les générations. On croisera ici la fine fleur de la scène malienne, du vétéran Baba Bari au jeune prodige du djembé Petit Adama, en passant par Afel Bocoum (le neveu et héritier en titre d’Ali Farka Touré), Amadou & Mariam, Mangala Camara, Habib Koité, Oumou Sangaré, Fantani Touré, etc. Tant pis si on en oublie…
En écoutant « Sabaly », on a un peu l’impression que le Mali est devenu, grâce à cet enfant prodigue, le cœur battant des musiques du monde. Inutile de se référer aux nombreux auteurs qui, d’Amiri Baraka à Sam Charters, jusqu’au cinéaste Scorsese, ont voulu à tout prix situer sur les rives du Niger l’origine du blues, et donc de toutes les plus belles musiques modernes…
« Sabaly », comme « Sarala », n’est pas une thèse musicologique, mais une preuve absolue, naturelle et définitive, de cette parenté musicale passionnante qui lie l’Afrique à sa diaspora américaine.
C’est surtout, à l’image du sourire déjà légendaire de son auteur, une œuvre aussi gracieuse que jouissive, qui coule comme le Niger du torrent impétueux de sa voix aux notes apaisantes de la kora de Toumani Diabaté qui servent de coda à ce vertigineux voyage.

(Emarcy / Universal Jazz)///Article N° : 8079

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