Elle vient de jouer en première partie du concert des Zoufris Maracas au Théâtre de la mer, à Sète. A ses performances elle n’hésite pas à sauter de l’estrade pour rencontrer son public, à faire vibrer son corps avec la guitare qu’elle porte à l’épaule. Amener à la transe et au lâcher-prise, voici l’entreprise que l’artiste Sabrina Kerfah déploie depuis ses dix-sept ans. Aujourd’hui, à trente ans, elle lance « Deux joueurs », clip d’une des chansons de son premier EP Rassy Dor « J’ai la tête qui tourne ». Portrait d’une sorcière bilingue.

Pochette : Fred Trobillant
AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE VERBE
Sabrina Kerfah, dite Saf Feh (Ça suffit!), chante la plupart de ses chansons en arabe. Et pourtant :
« Mes parents écoutaient beaucoup de chanson française: Dalida, Claude François, Johnny Hallyday. Comme la plupart des migrants arrivés en France très jeunes, dans les années 1960, ils essayaient de s’adapter. Ils voulaient ouvrir leur cœur à de nouvelles vibrations et mélodies pour être compris et surtout comprendre les autres ». Plus tard, ils retourneront au musiques traditionnelles des campagnes algériennes de Mazouna et Relizane, d’où ils sont arrivés, mais pour l’instant ils apprennent à leur enfants que la mélodie, dans une chanson, est autant importante que les paroles « quelle qu’elle soit la langue ». Sur sa relation aux deux idiomes Sabrina est claire : sa langue du cœur demeure l’arabe algérien, le « darjia ». Le chanter, nous raconte l’autrice-compositrice, est aussi un choix politique : « On sait très bien que le monde arabe fait peur aux occidentaux et pourrait me faire peur aussi, si je ne le vivais qu’au travers des médias Je reste en contact avec lui pour en prendre le bon, l’utiliser, le rencontrer là où j’ai envie d’aller et ensuite l’offrir à notre public. Certes, je suis d’origine algérienne et mon histoire est basée entre la France et l’Algérie mais il se passe les mêmes choses en Asie, en Amérique latine, aux États Unis ». Son cri de liberté nous parle du monde, et s’adresse « à celles et ceux qui veulent bien l’entendre ». Une évidence chante à nos oreilles : cette langue a un éclat euphorique. Il suffit d’écouter Nodeh « lève-toi », morceau irrigué par un rythme joyeux, qui nous parle de la force de volonté, du besoin de célébrer la vie chaque jour.
Dans 2 joueurs au contraire, c’est une danse mélancolique qui berce un questionnement pérenne : comment harmoniser nos actions et nos pensées ? Comment sortir du jeu des miroirs (si cher à Saf Feh)
Quand elle se lance dans un idiome plutôt qu’un autre, Saf Feh se laisse influencer par le groove de la chanson qui mijote dans sa tête, dans sa gorge et sur la pointe de ses mains. Le goût phonétique, la coïncidence gutturale avec les paroles évoquées, seront décisifs pour déterminer son choix. Mais attention, rien n’est laissé complètement au hasard, car créer rime avec évoluer : « Mon travail personnel est d’arriver à sortir de mon confort et d’intervertir ce qui pourrait sembler logique »
UNE FRATRIE EN MUSIQUE
Dernière d’une fratrie de six enfants, la petite Sabrina rêve, avec sa sœur Samira, de briller sur scène, « comme celles que nous admirions » dit-elle, en se référant à Whitney Houston, Alicia Keys, Lauren Hill, Amy Winehouse. Du rêve à la réalité son pas ne rate pas les paillettes : « à l’adolescence la scène s’est offerte à moi ».

Crédit photo : Eloïse Legay
Nommée la « Meilleure chanteuse » du collège, au beau milieu des montagnes ariégeoises, elle anime de sa jeune voix les fêtes de fin d’année. Un fan-club se créé autour de Sabrina, fillette à l’épaisse chevelure brune, starlette en devenir. Elle a découvert une part d’elle qui ne cesse d’être complimentée : elle décide donc d’en prendre soin. « A la maison je passais mon temps à créer des mises en scène en écoutant les cassettes et CDs de mes sœurs ». Son grand frère donne des concerts privés dans sa chambre, la guitare ancrée aux partitions reggae et rock (Bob Marley et Ben Harper à l’honneur), tandis que les « musiques du monde » fusent dans la chambre de ses grandes sœurs. Vers l’âge de quinze ans, Sabrina s’empare de la guitare classique : « J’ai très vite compris qu’il me fallait une indépendance instrumentale pour être complète ». Deux ans plus tard elle fonde son premier duo et depuis, ne fait que composer, chanter, écrire, animer des concerts à Sète et Toulouse.
Son nom de scène et son groupe homonyme naissent en 2019. Saf Feh, ça suffit avec les peurs, les amalgames et l’intolérance.

Crédit photo : Eloïse Legay
POTIONS MAGIQUES

Crédit photo : Tess Saunders
Avec les trois musiciens qui l’accompagnent aujourd’hui, Saf Feh amène sur scène des vibrations intrigantes aux origines hétérogènes : la Soul autant que le Rock, des sonorités d’Afrique de l’Ouest ou orientales. «Quand j’écoute des chansons, j’ai besoin de voix puissantes. J’ai besoin qu’elles me transpercent. Alors quand je chante à mon tour, je donne tout » ajoute-t-elle en entortillant une mèche de ses cheveux autour du doigt. Mais la voix, en soi, n’est pas tout pour Saf Feh « Si les mots n’avaient pas d’importance, je chanterais en onomatopées, en impro. Les paroles sont très importantes pour moi. Quand j’écoute Pauline Croze, Hindi Zahra, Fatoumata Diawara, je veux les comprendre aussi et souvent je me retrouve dans une part d’elles, je vibre avec elles ». La mise en silence, pendant des siècles, des voix féminines n’est pas une information secondaire dans son choix de les mettre en valeur partout, où elle le peut. Des femmes connues aussi bien que des femmes ordinaires. Dans L’Amour, la fantasia, Assia Djebar a affirmé : « Écrire m’a ramenée aux cris des femmes sourdement révoltées de mon enfance, à ma seule origine […] Écrire ne tue pas la voix, mais la réveille, surtout pour ressusciter tant de soeurs disparues ». Saf Feh confirme la même volonté, en expliquant que si elle a décidé d’amener l’arabe dans ses chansons c’est pour équilibrer tout le patriarcat vécu depuis son enfance et contribuer au changement. Quand elle compose, Saf Feh, rentre en transe et est convaincue que le sens de ses mots et de ses choix mélodieux peuvent faire du bien à son public.
Elle a une espèce de magie, dit-elle, qui se balade entre ses cordes vocales et les cordes de sa guitare « comme une sorcière qui se doit d’amener les gens là où ils n’y attendent pas ». Son petit garçon de deux ans est l’un des premiers à voir que sa mère se transforme de joie, une fois attelée à la création. C’est ainsi qu’elle compte lui transmettre l’amour pour l’art : en le laissant décoder un corps qui parle tout seul. Dans son premier EP, Saf Feh, mets des ingrédients aussi gais que tristes, aussi légers que profonds. La chanson Chouiya est traversée par un timbre printanier, une renaissance, une décision allant vers le soleil. Le ton est enjoué, la musique invitante. On imagine un tapis coloré dans un appartement ouvert vers les frondes des arbres, un vent chaud et léger faisant tournoyer des corps en éveil.
Humaine, c’est le son qui pose la question : comment allier le temps intérieur avec le temps extérieur ? La peau est-elle un point de contact ou une barrière entre les deux ? Ou encore Rassy Dor chanson donnant le nom à tout l’EP, dégage une volonté chorale, semble nous inviter à projet collectif. Lequel ? Peut-être déjà d’assumer qu’on a la tête qui tourne, et rester en équilibre quand-même. Et danser surtout.
Pour écouter son album cliquez ici : Rassy Dor
Et voici ses dates de l’été :