Produite par la BBC et Amazon et actuellement visible sur la plateforme Salto, la mini-série en cinq films d’inégale durée et autonomes dans leur récit réalisée par Steve McQueen en 2020 a reçu pour les deux premières parties, Mangrove et Lovers Rock, qui devaient sortir en salles avant la pandémie, le label du Festival de Cannes 2020. Lovers Rock a été projeté en 2021 et le festival a organisé un rendez-vous avec le réalisateur britannique (cf. sa transcription sur le site). Une série marquante à laquelle on souhaite une plus grande diffusion.
Small Axe nous plonge dans la communauté antillaise londonienne de 1968 à 1983, à laquelle le cinéma ne s’était pratiquement jamais intéressé. On avait fait venir ces gens pour reconstruire la ville dévastée par les bombardements allemands et les avait ensuite marginalisés quand on avait plus besoin d’eux. Les parents du réalisateur en sont issus, eux-mêmes venant de la Grenade et de Trinité. Dans Small Axe, la chanson de Bob Marley qui donne son titre à la série, le refrain fait référence à un proverbe jamaïcain : « If you are the big tree / We are the small axe / Sharpened to cut you down » (Si vous êtes le grand arbre / nous sommes la petite hache / aiguisée pour vous abattre). Steve McQueen a dédié sa série « à George Floyd et à tous les autres Noirs, visibles ou invisibles, qui ont été tués pour ce qu’ils étaient, aux États-Unis, au Royaume-Uni et partout ailleurs ».
Clairement engagés, les cinq films sont une ode à la résistance contre les discriminations. Ils rendent effectivement hommage au courage et à la solidarité de la communauté caribéenne de l’ouest londonien face aux persécutions policières mais célèbrent aussi sa joie de vivre, notamment la soirée blues pleine de danse, de danger et de séduction du splendide Lovers Rock où la caméra épouse véritablement la musique et les corps. Ils révèlent aussi la richesse et la qualité des acteurs noirs, insuffisamment sollicités par le cinéma au Royaume-Uni comme ailleurs.
« Dehors les babouins ! », « L’homme noir doit savoir ce qu’est sa place, comme les Irlandais ! » : Mangrove démarre en 1968 et rend compte de l’insoutenable harcèlement policier dont sont victimes les membres de la communauté antillaise dans le quartier londonien de Notting Hill, notamment à l’occasion de l’ouverture du restaurant Mangrove initié par Frank Crichlow (Shaun Parkes). Une manifestation de protestation pacifique contre la violation des droits tourne à un affrontement avec la police et le film se concentre sur le procès de 1970 contre lui et huit de ses clients et amis. Avec le soutien d’une activiste des Black Panthers britanniques et d’un habile avocat, les policiers sont coincés et eux-mêmes accusés, à commencer par un gradé particulièrement raciste. Si ces onze semaines de procès où l’on parle de race sont historiques, c’est qu’elles actent la première autodéfense de la communauté sur le modèle du mouvement des droits civiques américain mais aussi une affirmation identitaire diasporique. La radicalité de ce film de procès marque l’ensemble de la série, avec un point de vue revendiqué dans le scénario et assumé dans la mise en scène : alors que les immigrés caribéens veulent faire partie de la société britannique sans renier leur culture, le harcèlement policier est emblématique d’une position générale, méprisante et raciste, qui marginalise cette population et bafoue ses droits. Représenter la solidarité, la créativité et le courage de la résistance invite à regarder l’Histoire en face. « On a gagné la bataille mais on verra pour la guerre » : c’est délibérément aussi dans le temps présent que s’ancre la série.
Dès lors, la sensualité de la soirée festive de Lovers Rock est elle aussi un acte de résistance face à l’hostilité ambiante. Cet épisode tient son nom d’une école de reggae doucement chaloupée où les corps sont invités à onduler et se rencontrer, musique qui hante véritablement le film. Absolument superbe par ses couleurs, ses lumières et une caméra mobile qui se glisse entre les corps dansants et va chercher les postures et les gestes, cet épisode rend de magnifique façon la préparation et l’ambiance de la fête autant que les jalousies, les frustrations et les solitudes dans une fête où le plaisir collectif d’affirmation communautaire passe aussi par une transe qui en appelle à « faire sortir le lion » rastafari. Martha (Amarah-Jae St. Aubyn), jeune femme que l’on suit se rendre à la barbe de son père à la soirée, sera le témoin de cette complexité chargée d’ambiguïté machiste. Comme dans l’ensemble de ses films, Steve McQueen ose faire durer les scènes et s’en justifie dans sa masterclass de Cannes comme une nécessité de prendre le temps d’entrer dans cette complexité. Cet épisode est dédié « à tous les amoureux et les rockers ».
« Ne sois pas un truand et n’amène pas de flic chez moi ! » lance son père à Leroy Logan alors qu’il est encore jeune. C’est pourtant ce qui va se passer puisqu’il le devient lui-même, d’abord rejeté par son père mais soutenu par sa femme. Red White & Blue porte sur la possibilité ou non de changer une institution de l’intérieur, à commencer par la police elle-même. Cet épisode est inspiré d’un jeune d’origine jamaïcaine qui s’est engagé en 1983 dans l’espoir de réformer la police, et la quitta vingt ans plus tard après avoir monté dans la hiérarchie. John Boyega l’interprète avec une grande conviction tandis que Steve McQueen met son savoir-faire au service de l’analyse implacable du système raciste policier. Quoi de plus actuel ?
Le quatrième épisode porte le nom de son protagoniste, Alex Wheatle, et c’est effectivement à partir de son vécu et à travers son regard que le film est construit. Orphelin à la santé fragile et victime de racisme dans son foyer, il est déplacé à Brixton qui vibre de culture noire, à commencer par la musique. Il monte son propre groupe, le Crucial Rocker Sound System, mais cela le conduira en prison. Cela se passe en effet au moment des émeutes de Brixton qui firent suite à l’incendie allumé par le National Front qui tua 13 jeunes Noirs en 1981. « Si tu ne connais pas ton passé, tu ne connais pas ton avenir » : son compagnon de cellule le guidera sur la voie de son émancipation. Après avoir découvert les auteurs noirs, il devient un écrivain pour la jeunesse multiprimé.
Education est le cinquième épisode et s’inspire du propre vécu de Steve McQueen alors qu’enfant dyslexique, il avait été placé dans les années 80 dans une institution qui ne reconnaissait pas son trouble. Il transpose l’histoire dans les années 70 autour de Kingsley (Kenyah Sandy) que sa mère (Sharlene Whyte) ne comprend qu’après avoir réalisé que les enfants en décrochage scolaire étaient déplacés dans des « écoles pour déficients mentaux ». Des femmes activistes mobilisent les parents pour ne pas accepter cette marginalisation, y voyant une ségrégation, et les orientent vers une école ludique alternative qui prend en compte la culture noire. Emouvant autant que terrible, ce dernier épisode analyse lui aussi les tares raciales des institutions britanniques à partir d’un épisode très humain.