Installée dans le quartier de Belleville à Paris, la rédaction d’Afriscope, le magazine d’Africultures, a choisi de vous faire découvrir dans cette nouvelle série estivale, cet espace multiculturel. Chaque semaine, aux côtés des habitants, découvrez ce quartier au quotidien bouillonnant.
6 h. Le bleu violacé de la nuit entoure encore la sortie de métro de Belleville (Paris, 20e arrondissement). Mais déjà, le boulevard de ce quartier situé dans l’Est parisien s’agite. Les camions se déchargent au pas de course, les parasols se montent, les tréteaux se déplient. Le long de l’allée centrale, les cageots de pêches, d’abricots ou de melons jouent aux tours de Pise. Le commerçant n’aime pas le journaliste. Sur le marché de Belleville, encore moins. « Il faut voir avec le patron » semble être le leitmotiv local. Et les patrons en question n’aiment pas trop qu’on vienne fouiner dans leurs affaires. « On n’est pas là pour s’amuser », lance l’un d’eux sur sa moto. La plupart des petites mains parlent à peine français, et les contrats de travail pourraient ne pas être des plus transparents.
6 h 30. C’est Christian, fromager de 53 ans, qui accepte de nous parler. Il installe ses vitrines au milieu des odeurs de menthe et de coriandre. Il vient de Cergy-Pontoise tous les mardis et vendredis. C’est un « abonné », il a sa place réservée, ses 9 mètres à 290 par mois. Un vrai métronome : lever 4 h du matin, chargement du camion, puis la route jusqu’à Belleville. Là, la deuxième journée commence, celle de la vente. Jusqu’à 14 h 30. Puis de nouveau la route, le déchargement, la comptabilité. Un sacerdoce, un hasard aussi : « À 16 ans, j’étais un cancre. Mon père m’a dit d’aller bosser. J’ai ouvert le journal, j’ai vu une annonce pour un job dans une crémerie, et je suis monté à Paris. J’ai commencé dans le 5e arrondissement. Je servais Danièle Mitterrand à l’époque !«
Il n’est pas encore 7 h, mais le percolateur carbure, les ballons de rosé aussi. Accoudés au zinc d’un café, trois commerçants lancent en riant : « On n’a pas voulu répondre à tes questions, mais on va te payer le café ! »Victor, « Monsieur nappe » du marché, kabyle tunisien, caniche noir en laisse et cigare au bec, salue tout le monde. Un éboueur prend une minute pour avaler un bout de pastèque fraîchement coupée du stand voisin, tenu par le patriarche, Ali. Chez Christian, trois tonnes de fromage à la coupe, de yaourts, de crème, de lait et de charcuterie attendent les clients. Du fromage à la coupe, mais aussi des produits de second choix, des invendus de Rungis (yaourts, crème, lait et même charcuterie) à des prix défiants toute concurrence. « À Cergy, j’ai beaucoup de Gaulois qui consomment du fromage. Ici, c’est différent, c’est très multiculturel et je vends davantage de lait fermenté et de yaourts ». Mais c’est de plus en plus dur : « Les belles années, c’était avant 2008. Les gens achetaient 5 à 6 fromages. C’est fini tout ça ». Sans compter, depuis 10 ans, la montée du nombre d’habitants chinois, peu consommateurs de fromage. Mais Christian garde sa bonne humeur. « Mon associé s’appelle Jean-Pierre, et moi c’est Foucault, comme ça, on fait la paire ! »
8h. Heure magique, heure déclic. Soudain, la foule arrive, tout prend forme. Belles tranches de potiron à gauche, olives odorantes en face, ail et citron vert à droite. « Le roi du fromage, le seigneur du petit-suisse ! », lance le poissonnier en passant devant Christian. Celui-ci sourit, tout en coupant une tranche de Comté : « C’est une commande qui part pour New York. Étonnamment, ici, il n’est pas rare que je serve des touristes étrangers. Ils sont fans du french cheese. À Rungis, nous voyons souvent débarquer des cars de touristes japonais qui se prennent en photo à côté des meules d’Emmental de 70 kg ! »
9 h 30. Le soleil pointe son nez, et le fromager se livre : « Ce que j’aime dans le métier, c’est le contact avec les gens. De belles rencontres, des amitiés qui se nouent et qui durent. Dans le quartier, il y a beaucoup de fidèles, un ami restaurateur que je livre depuis 15 ans, en haut du parc de Belleville. Et puis cette artiste, qui me prend régulièrement mes caisses en bois. Il faut que je passe voir ce qu’elle en fait, un de ces quatre ». Smaël, la trentaine, arrive en souriant : « Je viens souvent, je fais le plein de produits laitiers, c’est moins cher que dans une épicerie. Et puis je ne peux pas me passer de cette boule d’escalier »lance-t-il en riant au crâne dégarni de Jean-Pierre. Depuis qu’il est môme, Smaël a vu le quartier se transformer. « Il y a quinze ans, le boulevard était tenu par la communauté juive séfarade. Aujourd’hui, ce sont les Chinois qui sont en nombre. Ce que je regrette, c’est que les différentes communautés vivent un peu entre elles, fermées. Arabes, Chinois, Africains, l’heure n’est plus au mélange mais à la stigmatisation. Sauf au marché, et c’est aussi ça qui me plaît ici », lance-t-il en feuilletant son journal sur le comptoir de Christian.
Longtemps désigné comme » quartier juif « , Belleville a subi de plein fouet les rafles de la seconde guerre mondiale. Et si la migration juive a perduré après cette période, elle est surtout alimentée par les flux d’Algérie et de Tunisie, avant l’arrivée des Chinois dans les années 1980.
Déjà 10 h. Les poussettes et les mamans commencent à arriver. Une vieille dame tire son cabas et se penche sur les lots de gels douche à 1 . Au loin, une femme voilée choisit avec précaution ses piments rouges, tandis qu’un homme à l’oreille percée et aux cheveux teints en blancs craque pour du brie et du munster. Un vieil arabe à la toque en fourrure s’avance avec sa canne : il demande en riant un whisky sans glace, et repart avec une bouteille de lait fermenté. Plus loin, une vieille chinoise, visage ridé serré dans un foulard imprimé, fait le plein de gousses d’ail. Au-delà des visages, on tente de lire les vies, les parcours, le fil qui relie tous ces individus au quartier de Belleville. La fraîcheur des produits, les prix bas, l’atmosphère cosmopolite du boulevard ? Peut-être tout à la fois
On voyage par la foule, jusqu’à ce qu’Ali nous tire de la torpeur, avec quatre bananes et un clin d’il. Un vendeur de thé ambulant passe puis s’éloigne. Bientôt, Christian et Jean-Pierre devront tout remballer. « Il faut faire place nette avant 14 h 30, sinon, c’est 15 jours de suspension de marché ! », avertit le fromager. La matinée n’a pas été exceptionnelle. Pourtant, demain, à 4 h, même en pleines vacances, il faudra recommencer. C’est le destin du roi du fromage. Du seigneur du petit-suisse.
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