L’amour de la musique dans sa diversité, venue d’ici ou d’ailleurs, est le principal ferment de l’identité culturelle ivoirienne, au-delà des appartenances ethniques ou des opinions politiques. A tel point que le destin ivoirien se résume en deux mots musicaux : cacophonie ou harmonie.
S’il existe déjà en Côte d’Ivoire une vraie guerre civile, c’est celle des décibels ! Guerre inoffensive (sauf pour les tympans) qui fait rage dans les maquis où la musique coule à flot, au rythme des bières douces-amères, Flag contre Guinness, et des sirupeuses » sucreries « , où la palabre s’aggrave ou s’estompe sur fond de sono saturée. Rue Princesse à Yopougon ou Boulevard Giscard d’Estaing à Treichville, comme dans le plus petit village où » y’a courant « , on ne se cause que dans un assourdissant et incessant tohu-bohu musical.
Existe-t-il une musique ivoirienne ? Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que le silence ivoirien n’existe pas. Dans tout le pays, la musique est le bruit le plus familier, le plus nécessaire et inévitable. Comme partout en Afrique ? Oui, mais ici plus qu’ailleurs. L’oreille ivoirienne est avide, vorace, indifférente et négligente aussi parce que saturée de musiques d’ici et de partout, de sons et de chansons dont elle ne se soucie même plus de l’origine.
Et le musicien ivoirien, existe-t-il ? On peut se poser la question. Car il existe peu de pays où cette activité soit aussi méprisée et mal rémunérée. Malgré les efforts du Burida (la Sacem locale), régulièrement accusé de corruption et de détournements de fonds, la RCI est un paradis pour les pirates, qui ont appris à tirer parti de la proximité du Nigeria.
En même temps, dans les médias ivoiriens, dans l’imaginaire collectif de ce pays, le noble mot » artiste » est devenu synonyme de » musicien « , ou plus précisément de » chanteur « . Et la société ivoirienne est probablement une de celles qui compte le plus grand nombre d' » artistes « , de gens qui se définissent comme tels. La première explication de ce phénomène est très simple : en Côte d’Ivoire, chacun sait plus ou moins chanter et jouer de la musique, en tout cas participer à un événement musical sans en être un auditeur passif. Cette faculté n’est sans doute pas sans rapport avec l’accession au statut de musicien dans les sociétés ivoiriennes traditionnelles, qui a été l’objet d’une étude comparative magistrale de l’ethnomusicologue Hugo Zemp, dans les années 1960 chez les Baoulé, les Dan, les Malinké et les Sénoufo.
Les réponses étaient aussi diverses que le sont ces sociétés, mais ce sont les contes, les rêves ou les séances de divination qui poussent certains à consacrer leur vie à la musique (sauf chez les Malinké où l’appartenance à une caste de griots est le facteur décisif). Le rôle des » devins » est à cet égard aussi important que dans la sculpture.
Cette » fatalité » du destin musical reste très importante dans les mentalités. Tous les musiciens ivoiriens » modernes « , professionnels, que j’ai interrogés à ce sujet m’ont répondu qu’ils n’avaient pas eu le choix, qu’ils avaient été poussés par certaines » forces » plus ou moins obscures à devenir musiciens, même en étant fermement dissuadés par leur famille. C’est une des raisons pour lesquelles il est impossible de comprendre les musiques ivoiriennes dites » modernes » sans connaître leur substrat ancestral. Il n’existe pas, en Côte d’Ivoire, de musique » moderne » détachée de son contexte traditionnel. Ni d’ailleurs de musique traditionnelle qui n’échappe à d’innombrables influences
Les musicologues s’accordent sur l’existence de quatre grandes aires musicales correspondant peu ou prou aux zones linguistiques (Mandé, Voltaïque, Krou et Akan) et débordant comme elles très largement des frontières du pays. Mais il est important de nuancer cette classification.
Ces aires ne sont pas homogènes, et il existe entre elles de fortes interférences. Parmi les Mandé, par exemple, la musique des Dan/Yacouba, peuple forestier de l’Ouest, est très différente de celle des Malinké, et plus proche de celle de leurs voisins Guéré et Bété qui sont des Krou ; chez les Voltaïques, Lobi et Senoufo n’ont guère en commun que l’usage privilégié des xylophones ; chez les Akan, la musique des Agni, Apolloniens et autres Lagunaires du Sud-est est apparentée à celle des Ashanti ghanéens, alors que les Baoulé du Centre ont développé une tradition nettement plus autonome.
Les Baoulé excellent dans la polyphonie vocale, chantée en duo ou en chur, le plus souvent en tierces parallèles. Cet art villageois s’est très bien transposé dans la musique urbaine, souvent via les chorales chrétiennes, et jusque dans le zouglou dont il est une composante essentielle. Les tambours baoulé sont très variés. Les plus célèbres sont les deux grands tambours parlants accouplés » attoungblan « , frappés avec deux baguettes. On les retrouve sous d’autres noms chez les Lagunaires, où ils sont à l’origine du fameux » mapouka « .
L’instrumentarium baoulé est infiniment riche : cloches en fer et hochets, sifflets en bois » gblo « , trompes traversières (qu’on retrouve chez les Agni, appelant les ancêtres lors de la grande Fête de l’Igname), sanza, etc. Les Baoulé possèdent aussi une gamme de cordophones originaux qui bien que moins connus et en voie de disparition, n’ont rien à envier à ceux des Mandingues. L’arc musical » godye « , qui utilise la cavité buccale ainsi qu’une guimbarde, a été popularisé par le chanteur abidjanais John Jongos. Avec l’étonnante harpe fourchue sur demi-calebasse » juru « , la poitrine sert de résonateur, le son des six cordes se mêlant ainsi au chant » de l’intérieur « . La harpe-luth » aloko » est une lointaine cousine de la kora mandingue. Quant au xylophone baoulé, il n’a rien à voir avec le » balafon » mandingue : ses lames ne sont pas fixées, mais simplement posées sur des troncs de bananier.
Comme tous ceux des Akan, ces instruments magnifiques (à l’exception des percussions) sont malheureusement peu utilisés hors des fêtes villageoises. Ce qui n’empêche pas les vedettes modernes de rester très ancrées au patrimoine rythmique et vocal. C’est le cas de deux grandes chanteuses baoulé : Alla Thérèse, accompagnée par son mari accordéoniste, qui n’hésite pas à plus de 60 ans à flirter avec la techno ; Sidonie la Tigresse, dont la musique repose sur les rythmes obsédants de l' » ahoco » : un petit racleur en bois au son de crécelle qui reste aussi très populaire chez les Agni et les Attié de l’Est. Ces derniers jouent aussi un grand rôle dans la musique moderne, depuis les célèbres Surs Comoé dont Monique Seka (fille de l’une d’elles) est aujourd’hui une des virtuoses les plus séduisantes de la chanson ivoirienne. D’autres chanteurs Akan, comme l’Apollonien Meiway, tentent avec plus ou moins de bonheur d’adapter leur patrimoine à la mondialisation.
Les Malinké, communément appelés Dioula ( » marchand » en mandé), sont parmi tous les Ivoiriens ceux dont la musique reste la plus solidement enracinée dans le cadre urbain. A Abidjan comme à Bouaké et bien sûr à Kong ou Odienné, mais aussi dans les » dioulakros » (quartiers mandingues) de toutes les villes, il faut aller du côté des mosquées le vendredi ou le samedi pour y être happé irrésistiblement par le son impérieux du » djembé « . A un carrefour, des dizaines de chaises en plastique alignées sous une bâche entourent un espace où chacun se doit de venir soulever la poussière en démontrant ses talents de danseur. Chacun, ou plutôt chacune, car si les tambourinaires sont exclusivement masculins, ce sont les femmes qui règnent sur l’événement, circoncision, funérailles ou mariage, difficile de deviner au premier abord. Mais dès qu’on s’approche, on est aussitôt invité, gavé de friandises et
de décibels. Car hélas, les voix somptueuses des griottes sont terriblement dénaturées. Comme partout, les amplis bon marché et presque toujours défectueux sont réglés au maximum, signe de prospérité.
C’est vraiment une maladie ivoirienne ! En dehors des discothèques de luxe, où le matériel est en général correct, il ne viendrait à l’idée de personne que baisser le son puisse l’améliorer ! Il faut dire qu’il est difficile de rivaliser avec le niveau sonore des » djembefola «
Le mélomane déçu pourra facilement se consoler en allant écouter les xylophones des Lobi et des Senoufo. Un peu partout le samedi soir, bien que joués (ô merveille !) sans amplification, on les repère de très loin ; et si vous demandez à n’importe quel membre de ces deux ethnies » où on tape le balafon « , on vous accompagnera aussitôt vers le concert de vos rêves.
Le grand xylophone des Senoufo et de leurs cousins maliens les Minianka a été popularisé récemment par le groupe Neba Solo, originaire de Sikasso (ville malienne frontalière de la Côte d’Ivoire), qui a enregistré notamment avec l’excellent dj techno français Frédéric Galliano. Il est joué en ensemble de deux, trois ou quatre, posé à même le sol ou porté en bandoulière. Il n’est pas rare de l’entendre encore dans les champs, encourageant les travailleurs au moment des semailles ou des récoltes.
Celui des Lobi est plutôt joué en solo, accompagné de tambours. Pour l’entendre, il suffit en général de demander au crépuscule où se trouve le » banguidrome » ou le » tchapalodrome « , bars informels en plein air où on sert le bangui (vin de palme) et le » tchapalo » (bière de mil).
La majeure part de la musique des Senoufo est liée aux étapes complexes de leur rite d’initiation, le » poro « , qui tend à disparaître au fil de leur islamisation accélérée. L’instrument principal est le » bolon « , une splendide harpe arquée à une ou deux cordes, au son très grave, qui peut être jouée, lors des funérailles, en des ensembles de plus de vingt musiciens. Sa sonorité caverneuse obsède la mémoire des Senoufo même dans la jeune génération, et peut s’imposer dans la musique urbaine, comme le prouve l’excellent groupe multi-ethnique abidjanais Cool Be Price. L’instrumentarium des Senoufo est par ailleurs assez proche et aussi riche que celui de leurs voisins du sud baoulé : flûtes, sifflets, trompes et mirlitons, cloches, hochets et racleurs
Ils partagent aussi avec d’autres peuples sahéliens le fameux » tambour d’eau » : une grande demi-calebasse emplie d’eau où flotte une autre plus petite, frappée avec des baguettes ou par les doigts munis de bagues.
Ce sont cependant les populations du Sud-ouest et du Centre-ouest (Dan, Wè et surtout Bété) qui semblent dominer l’histoire et l’évolution récente de la musique populaire ivoirienne. Leur importance numérique (dès les premières décennies coloniales) dans la capitale économique Abidjan ne suffit pas à l’expliquer. Ni leur attachement très fort à leurs villages d’origine, notamment à l’importance des funérailles traditionnelles, fondement d’une véritable résistance culturelle, en particulier chez les Bété. Il suffit d’aller dans les grandes gares routières d’Abidjan pour observer que les lignes qui mènent vers l’ouest sont les plus fréquentées. C’est d’ailleurs, hélas, sur les routes de Daloa, de Gagnoa, de Danané et de Man qu’on compte le plus grand nombre d’accidents de car ou de gbaka (minibus). Les morts s’y comptent par dizaines, et par une absurdité tragique la plupart de ces gens partaient au village pour y célébrer des funérailles !
Aucun peuple ivoirien n’a autant fasciné les musicologues que les Dan/Yacouba. La première raison est l’omniprésence des masques qui, dans tout l’Ouest ivoirien, restent la source principale de l’activité musicale. Leur vitalité exceptionnelle fait de cette région une exception en Afrique, où la plupart des masques ont été exterminés par les iconoclastes musulmans ou chrétiens. Or la musique des masques est d’une fascinante variété, puisqu’elle est le reflet d’une culture qui valorise la diversité, la multiplicité et le secret au sein d’une même société. Il y a autant de musiques différentes que de masques, et au moins une dizaine de masques dans un seul village de l’ouest ivoirien. La façon dont la voix humaine s’exprime dans ce contexte est unique au monde : elle est toujours plus ou moins travestie, par une technique purement vocale ou par un artifice technique.
Le CD Masques Dan (Ocora/Harmonia Mundi) est ainsi l’un des plus extraordinaires témoignages sur les potentialités universelles du chant et de la parole des rappeurs géniaux enregistrés vingt ans avant la naissance officielle du rap à New York !
Les Dan ne se limitent à aucun système musical, ils jouent à fond la diversité en utilisant aussi bien les gammes pentatoniques qu’heptatoniques. Pour eux, comme chez les Pygmées (qui furent jadis présents dans cette région et le restent en tant que personnages mythiques), la musique reste avant tout une expression originelle de la nature, du cosmos, où les animaux et les esprits entretiennent un débat permanent avec les êtres humains vivants.
On retrouve la même perception de la musique, médium entre culture et nature, chez leurs voisins les Wè (Guéré et Wobé) considérés avec une méfiance ironique par la plupart des Ivoiriens. Accusés d’être incurablement anthropophages, ce sont en tout cas d’extraordinaires musiciens, qui partagent avec les Dan mais aussi les Baoulé ces merveilleux instruments que sont l’arc musical, la harpe fourchue, les trompes où la corne d’antilope a remplacé la défense d’éléphant, et le xylophone sur troncs de bananier.
La polyrythmie, d’une exceptionnelle subtilité, est l’apanage commun des Ivoiriens de l’Ouest. Chez les Bété, elle imprègne l’art des chanteurs au point de les rendre imbattables sur ce plan, du moins dans la musique moderne où les Bété ont acquis une indiscutable suprématie à tel point que leur réputation dans ce domaine leur a causé beaucoup de tort. » Bété sait chanter, mais pas travailler, oh ! » Ce cliché tribaliste, on l’entend encore, même depuis que le Président est Bété
Il remonte aux origines de la musique ivoirienne urbaine.
En effet, ses deux premières stars sont Bété : Amédée Pierre, natif de Soubré, qui lança les styles » dopé » et » soklokpeu » et son disciple Ernesto Djédjé. Même si, au nom de l' » ivoirité « , on a aujourd’hui tendance à oublier que le père de ce dernier était un Sénégalais, Wolof, musulman, et qu’il devint le plus célèbre imam de Bangui !
Né en 1947 à Tahiraguhé, village proche de Daloa, Djédjé débute dans l’Ivoiro Star Band d’Amédée Pierre (1962-67), puis séjourne à Paris où il côtoie Lougah François (autre grand chanteur, un Dida, ethnie voisine des Bété) qui lui fait rencontrer Manu Dibango, avec qui il enregistre plusieurs 45 tours en 1970. Djédjé retourne au pays, et s’installe à San Pedro où il modernise le » ziglibithy « , danse traditionnelle bété dont il fera un tube régional avec » Ziboté « , enregistré à Lagos en 1977. Puis, sous la houlette du producteur François Konian, il règnera sur la scène musicale abidjanaise jusqu’à sa mort brutale dans un hôpital de Yamoussoukro en 1983.
En ce moment, au lendemain du 20ème anniversaire de la disparition de Djédjé, la presse abidjanaise regorge d’histoires sur cette disparition, ponctuées d’entretiens avec sa mère qui dit l’avoir encouragé à rejoindre son père au Sénégal, pour fuir » les dangers de la sorcellerie ivoirienne «
Ernesto Djédjé était un chanteur génial, bouleversant, frénétique, illuminé. Ses enregistrements, introuvables en RCI, sont heureusement réédités par un label allemand, Pam. Le show-business abidjanais a toujours démontré un mépris souverain pour l’histoire de la musique ivoirienne, dont les trésors n’intéressent que quelques producteurs européens.
A la suite d’Amédée Pierre et d’Ernesto Djédjé, l’influence bété n’a cessé de s’affirmer sur la chanson ivoirienne, dont elle posa les fondements dès les années 1950 avec le » tohourou « , chanson à la fois villageoise et urbaine, objet du seul livre existant sur le sujet (La chanson populaire en Côte d’Ivoire, collectif, Présence Africaine, 1986). Bally Spinto (invité occasionnel du groupe afro-cubain Africando), tout comme le regretté Lougah François, incarnent la fusion très réussie entre la tradition bété et la musique afro-américaine, gospel, soul, funk
sans parler du jazz – le batteur Bété Paco Séry y est considéré depuis les années 1980 comme le meilleur du monde. Aujourd’hui encore, la musique moderne bété est la plus intéressante à découvrir à Abidjan. Il faut aller le samedi soir à Yopougon, quartier où les Bété sont les plus nombreux, dans les bars en plein air comme le » Baron » : on y danse en ronde en pleurant le maître du » polihet » Gnaoré Jimi, et on se console avec Luckson Padaud ou la vigoureuse chanteuse Reine Pélagie.
Vite un bémol à ce qui précède : les Bété ne sont évidemment pas les seuls inventeurs de la musique moderne ivoirienne : des Dioula comme Mamadou Doumbia ou l’immense chanteuse Aïcha Koné, le Baoulé Jimmy Hyacinthe, l’Agni Eba Aka Jérome, l’Attié Seka Athanase, le pianiste guinéen Cheikh Smith et le chansonnier d’origine burkinabé Daouda Koné, entre autres, y ont joué un rôle fondateur. Sans oublier le Camerounais Manu Dibango, qui dirigea pendant toute la seconde moitié des années 1970 l’Orchestre de la RTI ; ni le Malien Boncana Maïga, qui depuis cette époque a orchestré les meilleurs disques sortis des studios abidjanais.
Car la musique moderne ivoirienne, c’est avant tout celle d’Abidjan, ville cosmopolite qui a été longtemps un » melting pot » musical, et où ont longuement séjourné de grands artistes de la sous-région (comme Salif Keïta et Kanté Manfila) mais aussi d’Afrique centrale (le Camerounais Moni Bilé, les Congolais Sam Mangwana et Tshala Muana).
Les femmes y ont toujours occupé une place éminente dans la chanson, où elles sont moins des charmeuses que des porte-parole de l’émancipation. Outre celles déjà citées, il faut écouter la sulfureuse Nayanka Bell, la mutine Antoinette Konan, les sémillantes Mathey et Joëlle Seka, l’énergique Chantal Taïba, rénovatrice de la danse dida » matiko «
et dans la nouvelle génération, la pétillante Awa Maïga, féministe déclarée dont la voix exceptionnelle en a fait une des choristes favorites de Salif Keïta et de Papa Wemba. Les voix les plus somptueuses, sinon les plus populaires sur place, sont issues des grandes troupes théâtrales : le Koteba de Souleymane Koly a généré le torride trio féminin » Les Gos » ; et de la Villa-Kiyi sont sortis Bogni Gnaoré et le charismatique Bomou Mamadou, qui sort en octobre 2003 sont premier album personnel.
Abidjan continue de vibrer à tous les sons de la planète, malgré un certain repli identitaire. Dans les maquis, j’ai vu pour la première fois des gens palabrer à ce sujet : huer tel morceau » étranger » (surtout mandingue) en exigeant une programmation 100% ivoirienne
Mais la chanson française y reste omniprésente (Johnny Hallyday y a été bizarrement supplanté par Francis Cabrel), rivalisant avec les stars afro-américaines et cubaines. Le jazz reste très écouté dans les nombreux » piano-bars » abidjanais, mais il y est dominé par des musiciens étrangers, surtout camerounais. Les meilleurs jazzmen ivoiriens ont disparu (comme le fameux trompettiste krouman Fax Clark) ou émigré (les batteurs Paco Séry et Tiacoh Sadia, le xylophoniste Ali Keïta). Et la plupart des groupes » funky » comme Woya ou Awana n’ont plus qu’une existence sporadique.
Ce n’est bien sûr pas le cas du reggae
On oublie souvent qu’Alpha Blondy (métis baoulé / dioula) n’a pas été que le pionnier du reggae en Afrique, celui qui a imposé cette musique à son continent ancestral. Il est aussi celui qui a le premier incarné musicalement la conscience panafricaine de la jeunesse ivoirienne, au-delà des différences ethniques et religieuses. Ses chansons sont aussi simples que subtiles, exploitant l’humour et les subtilités griotiques de la langue dioula, qu’il sait habilement traduire en anglais ou en français. Son orchestre Solar-System est depuis vingt ans le meilleur du pays, magnifié par les arrangements du Malien Boncana Maïga, formé à l’école cubaine.
Grâce à Alpha, la Côte d’Ivoire est devenue la seconde patrie du reggae après la Jamaïque, le seul autre pays où cette musique est une vraie contre-culture. A tel point que rien n’exprime mieux la crise ivoirienne actuelle que les discours déphasés d’Alpha Blondy et de ses principaux héritiers : Ismael Isaac, Serge Kassy Solo Jah Gunt ou Tiken Jah Fakoly. Ce dernier, considéré comme suppôt de la rébellion, est banni sur les ondes abidjanaises. A l’opposé, Serge Kassy soutient les jeunes » patriotes » et sa nouvelle chanson » Patriotes au secours » était l’un des hymnes de leurs manifestations début octobre. Quant à Alpha, en pleine tournée mondiale depuis des mois, il tient un discours plutôt réconciliateur, tout comme Ismaël Isaac.
Le rap aurait pu prendre la relève. Au début des années 1990, des groupes originaux comme » RAS » ou Roch Bi semblaient capables de faire une place à la Côte d’Ivoire dans ce mouvement mondial. Mais malgré leur talent, les promoteurs du hip-hop local (Angelo, MC Claver
) étaient un peu trop liés à une jeunesse dorée fascinée par le modèle afro-américain. Dix ans après, le rap ivoirien existe surtout dans l’émigration (Democrate D) ou une relative marginalité (Nigga Nation de Treichville).
En fait, il a été très vite débordé par la déferlante du zouglou. Né dans la rue et les campus où zonent des étudiants désespérés, enfants perdus d’un » miracle ivoirien » qui n’a débouché que sur un chômage généralisé, le zouglou est devenu la musique urbaine la plus authentique d’Abidjan. Musicalement, il offre une synthèse souvent intéressante entre polyrythmie de l’Ouest et polyphonie du Centre. La gestuelle des danseurs emprunte d’ailleurs beaucoup à celle des masques, avec des mimiques exprimant désarroi et désillusion : une main montre le ventre vide, l’autre ouverte et tendue en signe de demande se replie brusquement, le poing fermé, frappant le cur puis dressé en signe de révolte.
Depuis le début de la crise, la plupart des zougloumen ont épousé la cause des » patriotes « , tenant un discours de paix équivoque où les motivations de » l’autre côté » sont niées ou ignorées. Le groupe le plus en vogue en ce moment est Fabeti : leur tube » Marcoussis » est construit sur un discours samplé de Gbagbo ( » on nous dit il faut avaler ce médicament « ) et les paroles sont écrites par son propre porte-parole Alain Toussaint ! Ainsi le zouglou est-il aujourd’hui sommé de passer directement de la contestation à la propagande étatique
Du coup, il est menacé sur ce terrain par un nouveau phénomène, qui est le raz-de-marée de la chanson religieuse. Selon Constant Anagounou, un Béninois qui dirige le principal label abidjanais Showbiz, ce genre naguère confidentiel représente cette année plus de 50% des ventes. Le slogan » Jésus est la seule solution » n’est évidemment pas neutre dans un pays désormais divisé entre un Sud majoritairement chrétien et un Nord principalement musulman.
Selon des critères purement musicaux, on retiendra parmi les jeunes figures de ce » gospel ivoirien » le dynamique quatuor féminin » La Harpe de David » et l’émouvant ténor O’Nel Mala.
Le succès mondial phénoménal du » Premier Gaou » de Magic System n’est peut-être qu’un hasard éphémère, comme pour bien des » tubes « . Le zouglou affronte une crise morale passagère due aux évènements, mais aussi un problème commun à toute la musique ivoirienne : le public est gavé par la télé d’émissions de variétés à petit budget où règne le » playback « . Du coup, la plupart des nouveaux groupes sont très à l’aise en studio, mais incapables d’affronter la scène dignement. Un comble pour un pays où les masques ont fait de la culture du spectacle, dans le moindre village, une seconde nature. Magic System doit vite prouver qu’il est capable de traduire dans la modernité cette richesse et cette spontanéité. Sinon, c’est toute la musique ivoirienne qui sera deuxième gaou sur la scène très concurrentielle de la » world music « .
En tout cas, ce groupe résolument multi-ethnique et à l’écoute du monde incarne bien la générosité, l’ingéniosité rythmique, sonore et verbale, identitaire et ouverte de la Côte d’Ivoire : un flot de décibels, d’où émerge souvent une réconfortante harmonie musicale.
La musique ivoirienne en 10 CDs :
– Baoulé Vocal Music (EMI)
– Masques Dan (Ocora/harmonia mundi)
– Musique des Wè (Le Chant du Monde/harmonia mundi)
– Côte d’Ivoire/veillée funéraire Sénoufo (Unesco/Naïve)
– Ernesto Djédjé : Le Roi du Ziglibithy (PAM / Night & Day)
– Ivoire Compil, vol. 1 et 4 (Africa Productions/Mélodie)
– The Best of Alpha Blondy (EMI)
– Tiken Jah Fakoly : Cours d’Histoire (Globe Music/Sony)
– Meiway : Extra-terrestre (Lusafrica/BMG)///Article N° : 3120