Un soleil à coudre dans la grande nuit

Premier roman de Jean D'Amérique

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Premier roman du poète haïtien Jean D’Amérique, Soleil à coudre est publié en mars 2021 chez Actes Sud. Fleur à la beauté dramatique, ce texte impressionne par ses parfums déroutants. Est-ce un hasard qu’il soit sorti aux printemps ? Ce qui est sûr c’est que cette œuvre n’est pas près de laisser indifférent.

L’histoire de Tête Fêlée, protagoniste du premier roman de Jean D’Amérique « Soleil à coudre », est celle d’une fillette de douze ans habitant la Cité de Dieu, quartier populaire de Port-au-Prince, en Haïti. C’est une histoire faite d’élans d’espoir mais surtout d’un quotidien violent où les amours sont violentés. Tête Fêlée, son père délinquant et sa mère prostituée prénommée Fleur D’Orange, ont la rue pour passé commun. Et le décor est une succession de pannes : pannes d’électricité à longueur de journée, panne de paternités dignes de ce nom, panne de tendresse, panne d’eau courante, panne de justice. Rien à transmettre si ce n’est la survie. Quand Tête Fêlée proclame

« Je n’ai jamais compté sur cette vie pour vivre »

c’est parce que depuis sa plus tendre enfance elle n’a appris que  » la démarche du sang » et « la valse du fer dans les territoires de la main« . Au décor local miséreux s’ajoute un contexte national où les politiciens ont « le cul fabriqué pour toutes les chaises » et baignent dans des orgies de plaisirs. Ils ne se préoccupent aucunement de mettre un terme aux abus de la police, des passeurs de la migration vers les Etats Unis et des mafieux semant la terreur de partout. Pire : ce sont eux-mêmes, les dirigeants, qui commanditent des meurtres stratégiques au lieu de résoudre les paradoxes qu’ils ont générés. Les exemples sont légions : les piétons vivent dans une ville sans passage piétons, les patients patientent devant les hôpitaux, les universitaires se retrouvent sans université et ainsi de suite. La réalité est celle d’une population qui se retrouve à gonfler les effectifs de l’école du crime : « Prendre les armes pour faire partie de ceux qui décidaient de la couleur de la vie dans la cité, ou risquer de devenir leur cobaye, survivre en attendant le passeport pour la poussière infinie » sont les deux options qui se présentent à leurs yeux. D’ailleurs, une phrase-présage accompagne la protagoniste depuis longtemps : « Tu seras seule dans la grande nuit« , lui dit son père, celui dont le leitmotiv affiché sur le visage est « je frappe dont je suis« .

A l’école de la vie

A l’école de la rue, Tête Fêlée apprend bien plus que dans les établissements scolaires. Dans ces derniers, à la place de l’émancipation, de la culture, de l’éducation et de la quête de liberté, elle ne fait que gober la reproduction des inégalités sociales. « Bidon School, Collège Beurk, Crédule Séminaire Sainte Faciale… » sont les noms collés aux institutions scolaires des environs, lieux que Tête Fêlée ne peut fréquenter que grâce aux activités illicites de sa famille et d’elle-même, sans néanmoins arriver à sortir de son statut de pauvre. Pauvre qui dort à même le sol, pauvre qui se bagarre autour d’un puit pour un filet d’eau au lieu de s’unir aux autres indigents et de lutter contre les puissants (comme elle aimerait secrètement faire). Pauvre qui se lave le corps, malgré tout, tous les jours, parce que se laver reste l’une des actions qui témoignent de sa confiance en la vie. Puisque le sombre lui est familier, Tête Fêlée a compris, depuis son premier cri au monde, qu’il faut coudre soi-même sa lumière, que tant que l’école de la rue et celle de l’instruction officielle alimentent cette grande nuit qui s’allonge, c’est à l’école de la tendresse et du soleil qu’il faudra se réchauffer.

« Par manque de caresses, nos corps s’adonnent au langage des décombres »

dit-elle, dans une langue précise dont la splendeur ne fait pas ombre aux sentiments mais au contraire, les sculpte de l’intérieur : marque de fabrique du talentueux Jean d’Amérique qui nous surprend jusqu’à la dernière ligne de ce texte.

Le printemps sous tes paupières

C’est un roman sur la recherche de lumière. Sur la très lente sortie d’un hiver qui déploie ses tentacules dans l’espace et dans le temps, pour la conquête d’un printemps dont Tête Fêlée a peur, tant elle ne se considère pas digne de ressentir cette chaleur sur soi, d’être tout simplement heureuse. En lisant les lignes de la lettre d’amour que la fillette essaie d’écrire le long du roman à son amoureuse Silence, j’ai pensé à l’extrait d’une poésie de Umberto Saba que j’affectionne, quand celui-ci s’adresse à la saison de la renaissance : « Ton présage me blessait / comme une lame. L’ombre encore fine / de rameaux nus sur la terre encore/ nue me trouble, comme si moi aussi je pouvais / je devais /renaitre. Le tombeau / semble incertain face à ton avancée ». Ces vers font écho à l’inéluctabilité du rôle de Silence dans la vie de Tête Fêlée. Qu’elle le veuille ou non, la protagoniste s’abandonne à la passion de son sentiment car elle est consciente que sa seule issue de secours est l’autre, cette autre-là. Le corps de sa bien-aimée la fait exister, la dessine, lui donne une forme : il vit en elle et lui donne l’impression qu’elle vit en lui :

« Ses yeux, comme des lucioles, illuminent la pâleur entre mes paupières. Le printemps danse dans ses pupilles et le soleil s’essaie, funambule, le long de ses cils « .

Qu’il s’agisse des métaphores ou de l’intrigue, l’avancée dans ce manuscrit est comme le voyage dans un réservoir de douleur et de beauté. Roman à l’humour iconoclaste et blasphème, érotique et sensuel aussi bien que cru et impitoyable, « Soleil à coudre » nous livre, avec une critique socio-politique bien mûrie, un cœur violent et palpitant. A nous de faire de nos cages thoraciques des abris pour ce chant de détresse qui n’est rien d’autre qu’un cri d’amour.

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