Les Etats généraux du film documentaire de Lussas (Ardêche, France) rendaient en cette année 1998 hommage à René Vautier dont les éditions Apogée venaient de publier les mémoires : Caméra citoyenne (240 p., 120 F – actuellement épuisé).
Plus qu’un témoignage, un événement : Avoir 20 ans dans les Aurès avait fait sensation au festival de Cannes de 1972 et y avait obtenu le prix de la Critique internationale. Fait avec des bouts de ficelles (le CNC n’avait accordé qu’une subvention minimum pour que le film ne se fasse pas sans avoir l’air de le censurer) et l’engagement sans limites d’une équipe soudée, construit à partir d’une multitude d’interviews d’appelés en Algérie pour savoir » comment on peut mettre des jeunes en situation de se conduire en criminels de guerre « , le film révèle au grand public un cinéaste résistant dont l’engagement n’a d’égale qu’une incroyable ténacité.
Il faut lire ses mémoires : passionnant roman d’une suite de tournages aux conditions rocambolesques autant que véritable livre d’histoire contemporaine, elles se dévorent en un grand éclat de rire.
Car l’homme est hors du commun : profondément accueillant et humain, il explique avec passion son engagement contre le colonialisme et son combat contre toutes les censures. Pour lui, » le cinéma est un moyen de répondre à des gens disant des choses fausses par des choses que l’on estime plus justes ! » Son premier film sera Afrique 50, le premier film anticolonialiste français. Vautier a 21 ans. Découvrant l’exploitation des Noirs dans la colonie, il ne mâche pas ses mots et ne filme pas ce qu’il faut. On veut l’expulser. Il disparaît donc de Bamako avec un petit matériel 16 mm et se rend en Côte d’Ivoire où le journal annonçait des émeutes. La grève de l’impôt orchestrée par Houphouët-Boigny et le RDA y était durement réprimée : Vautier suivra une de ces colonnes punitives qui détruisaient les villages et tuaient hommes, femmes et enfants. A Abidjan, la police cherche à voler les pellicules tournées dans sa chambre, prêtée par Houphoët-Boigny. Vautier jette le policier par la fenêtre et se réfugie en Gold Coast (l’actuel Ghana) où il est hébergé par N’Kwamé N’Krumah. Rentré à Bobo-Dioulasso, il est arrêté par la police coloniale mais libéré par une manifestation de masse qui envahit les locaux du commissariat. Il est alors caché dans un case des morts d’un village dogon, une de ces cases où se retirent les vieux qui choisissent l’heure de leur mort. Il rejoint Bamako sous un chargement de légumes et y est accueilli par Modibo Keïta qui le cache dans le quartier des femmes de sa concession. Il rejoindra Dakar avec la complicité du chauffeur d’un administrateur des colonies qui y revient à vide, mais avec Vautier à qui il a fait endosser l’uniforme de son patron ! Sur place, il est pris en charge par Gabriel d’Arboussier qui le place chez des amis dans un quartier populaire. Les quartiers étant ratissés pour le trouver, on le déplace… en le faisant mourir ! Il passera ainsi trois soirs de suite d’un quartier à un autre allongé sur une civière, recouvert d’un drap blanc et suivi par les cris des pleureuses ! Pour finalement réussir à regagner la France. » Si j’avais adopté pour faire ce film la voie de la dissimulation, de l’hypocrisie, est-ce que cette chaîne d’amitié et de complicité aurait existé ? » demande Vautier, concluant : » La censure aime l’ombre ; dès que l’on essaie de faire son travail au grand jour, on la met dans une situation difficile. »
Mais l’aventure n’est pas finie : Vautier ne sauvera son film des policiers qui viennent saisir le film au laboratoire que grâce à la solidarité des techniciens qui ont l’idée d’accrocher les bobines africaines au bout de bobines de films pornographiques ! Lesquels étaient interdits mais la direction du labo versait un bakchich aux policiers chargés de contrôler… Quand finalement Vautier livre très fier son film à la Ligue de l’Enseignement, la police le saisit. Vautier va protester au ministère de l’Intérieur où il est cueilli par deux inspecteurs qui lui projettent les bobines en lui demandant de signer la paternité des images. Après la pause de midi, il revient avec un sac bourré de bobines vides et arrive à substituer 21 bobines sur 60, qu’il montera cette fois dans la plus grande discrétion. L’orchestre de Keita Fodéba en fera la musique et le film sera diffusé clandestinement par les mouvements de jeunesse. Clandestinement car il est interdit en vertu du décret promulgué en 1934 par Laval (ministre des Colonies, fusillé en 1946 pour collaboration), et appliqué par le secrétaire d’Etat à la France d’Outre-mer, François Mitterrand…
Sur le film, Paulin Soumanou Vieyra écrira dans Présence Africaine » qu’il met l’accent sur la solidarité des exploités « , ajoutant : » le film est implacable dans sa démonstration « . Ironie de l’Histoire, en 1990, le ministre des Affaires étrangères français achète à Vautier les droits du film pour le diffuser dans le réseau des Ambassades de France car » il est politiquement important aujourd’hui de montrer dans les pays africains qu’un sentiment anticolonialiste existait en France dès l’immédiat après-guerre » !
Vautier, aujourd’hui âgé de 70 ans, n’a jamais cessé son engagement : en 1956, il tourne Les Anneaux d’or en Tunisie, première apparition de Claudia Cardinale à l’écran et considéré comme » le premier film tunisien » puis en 1957-58 Algérie en flammes pour le FLN dans le maquis algérien, ce qui lui vaut d’être recherché en France, considéré comme mort et tenu au secret dans une prison du GPRA en Tunisie durant 25 mois. Il sera ensuite conseiller à la SATPEC à Tunis, directeur du Centre audiovisuel d’Alger et secrétaire général des cinémas populaires (ciné pops) d’Algérie. Il formera les premiers cinéastes algériens au maniement de la caméra et poursuivra de film en film son uvre de résistance. Et c’est en faisant une grève de la faim de 31 jours en 1973 qu’il obtiendra la suppression officielle de la censure politique en France !
Canal + lui a consacré en 1997 un documentaire, Vautier l’indomptable, tandis que la télévision algérienne diffuse actuellement Vautier, l’homme de paix. Son parcours sans compromis démontre avec brio que ces deux mots ne se contredisent pas.
///Article N° : 499