« Voyons ce que je ferai du troisième tiers de ma vie ! »

Entretien d'Olivier Barlet avec Danny Glover

Ouagadougou, le 28 février 2005
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Vous connaissez bien l’Afrique. Est-ce surtout grâce au cinéma ?
Oui, le dernier film en date est Battu de Cheikh Oumar Sissoko qui avait été entièrement tourné à Dakar. C’est là que j’ai rencontré Ousmane Sembene qui m’a fait comprendre l’importance des cultures bambara et wolof. Mais j’ai aussi tourné un film en Afrique du Sud, Boesman and Lena, et deux au Zimbabwe. Un autre tournage est prévu en Afrique du Sud, Master Harold and the Boys et je m’apprête à réaliser moi-même un film sur la révolution haïtienne qui sera tourné au Mozambique et en Afrique du Sud.
Mais votre expérience de l’Afrique est plus ancienne.
Oui, elle remonte à 1972, alors que je sortais tout frais de l’université. J’ai beaucoup appris de l’Afrique mais surtout durant les vingt dernières vingt années car je n’ai pu m’y rendre avant par manque de moyens. Depuis vingt ans, j’y viens en moyenne deux fois par an et suis allé un peu partout.
Quelle est votre relation profonde à l’Afrique ?
Elle a démarré avec la musique il y a une quarantaine d’années, lorsque j’étais à l’université : j’ai été en contact avec des étudiants du Nigeria, de Sierra Leone et de ce qu’on appelait à l’époque la Rhodésie. Je me suis engagé dans un comité de soutien à la libération de l’Afrique dans les années 70, ce qui m’a permis de côtoyer des Africains du Mozambique, du Zimbabwe et de l’Afrique du Sud, comme Chris Hani. J’ai poursuivi la lutte dans le mouvement anti-apartheid et j’ai beaucoup lu sur l’Afrique, ainsi que des auteurs comme Mandela, Senghor, Fanon, Nkrumah, Nyerere etc. Cette immersion dans la littérature africaine m’a fait sentir à quel point est lié le destin des Africains et de ceux qui ont leur racines en Afrique. C’est devenu le point central de ma vie et autant que possible de mon travail.
Vous avez mentionné divers auteurs. Les pièces du Sud-Africain Athol Fugard n’ont-elles pas joué un rôle essentiel pour vous ?
Oui, cela a commencé il y a trente ans avec Les Liens du sang (Blood Knot). J’irais jusqu’à dire que c’est l’œuvre de Fugard qui m’a permis d’apprendre à être comédien. Des quelques scènes de départ aux pièces entières, il m’a donné une voix en me permettant d’établir une relation avec le peuple qui me semblait le plus important au monde. La fulgurance et le lyrisme de son écriture m’ont ouvert une porte nouvelle en tant qu’acteur. J’ai d’ailleurs rejoué récemment une de ses pièces que j’avais joué 21ans auparavant à Broadway. Cette relation fondamentale, qui fonde celle que j’entretiens depuis la fin des années 60 avec l’Afrique du Sud, est sans doute ce qui a le plus influencé ma vie d’artiste et d’être humain tout simplement.
Vous avez aussi une relation forte avec Nelson Mandela et cela dès sa sortie de prison. Est-ce encore le cas aujourd’hui ?
Je l’ai rencontré deux fois l’année dernière en Afrique du Sud et doit le revoir dès mon prochain voyage. C’est une relation qui a démarré en 1990, il y a 15 ans. Cela s’inscrit dans mon engagement théâtral en Afrique du Sud, notamment dans la relation avec Zakes Mokae, un grand acteur sud-africain que je connais depuis plus de trente ans. Auparavant, mon engagement en Afrique du Sud était purement politique, dans le cadre de notre action autour du Zimbabwe, de l’Afrique du Sud, du Mozambique, de l’Angola et de la Guinée Bissau.
Que pensez-vous de la situation de l’Afrique du Sud aujourd’hui ? L’avenir n’est pas encore assuré…
Y a-t-il un pays où ce soit le cas ? L’Afrique du Sud doit affronter un grand nombre de défis. Elle a un rôle à jouer en tant qu’économie la plus développée du continent malgré une population de 45 millions d’habitants, soit le tiers du Nigeria. Sa capacité industrielle est énorme et elle doit porter une grande attention à la façon dont elle gère ce pouvoir face aux autres pays moins développés du continent. A l’intérieur, elle doit contribuer au développement de ceux qui, même avant les cinquante ans d’apartheid, ont été laissés pour compte. Je crois que le gouvernement sud-africain est très conscient de l’oeuvre à accomplir mais cela ne signifie pas forcément trouver la volonté politique de son action. Quand une machine est puissante, il est aisé de masquer ses défauts. Regardez les Etats-Unis : les défauts sont partout mais les médias et la propagande savent les cacher. Je suis sûr qu’il y a beaucoup de contradictions que l’Afrique du Sud doit résoudre. Une démocratie a besoin de prendre à bras le corps ces problèmes entre classes sociales et générations pour assurer l’avenir. On espère qu’il pourra s’y bâtir une société où les plus démunis sont considérés à égalité. Cela demande du temps et les solutions prendront au moins une décennie. La pression est très forte, comme dans la plupart des pays développés, pour que les attentes de ces gens qui ont été libérés soient respectées, car dans le cas contraire, cela peut rendre la situation très instable.
Nous sommes ici au Burkina Faso, un pays très pauvre où l’on a du mal à imaginer un futur.
Parlons du concept de surplus. Il y a ceux qui ont les ressources et ceux qui n’en ont pas. Ceux qui on accumulé des surplus et du pouvoir et ceux qui n’ont rien de cela. A cela s’ajoute la croissance de la technologie qui s’étend de plus en plus. Un pays comme le Burkina Faso doit se débrouiller avec très peu de ressources naturelles, mais même des pays qui en ont beaucoup comme le Congo ont de grosses difficultés car la richesse n’est pas partagée et concentrée dans les mains d’une petite élite. Il lui faut gérer une énorme déstabilisation du pays durant la dernière décennie et la mort de 2 à 3 millions de personnes. La question de la gestion des ressources reste donc essentielle. Les sociétés qui vivent des profits générés restent aveugles et refusent d’être impliquées dans un système où elles seraient appelées à répondre. Dans l’Union africaine, l’espoir est dans les mains des gouvernants ; les jeunes générations en attendent des comptes et une plus grande responsabilité. La société civile doit être prise en compte dans la définition des objectifs communs. J’observe ce continent depuis plus de trente ans et ne peut qu’espérer que cela progresse, mais je suis un éternel optimiste !
Cela m’amène à votre filmographie : vous semblez être arrivé à pouvoir vous concentrer sur des rôles engagés au sein du système hollywoodien. Je pense par exemple à un film comme Beloved. Est-ce très difficile ?
Que j’ai fait Beloved ou pas, il aurait été fait. Il témoigne du pouvoir d’Oprah Winfrey dans les médias américains : Disney a suivi et a pris les risques financiers pour que le film existe. J’ai parfois pu négocier pour de grands films comme The Saint of Fort Washington (‘Le Saint de Manhattan’) de Tim Hunter. Dans d’autres cas, j’ai pu créer des rôles parce que le réalisateur voulait faire le film, comme Grand Canyon de Lawrence Kasdan ou Places in the Heart (‘Les Saisons du cœur’) de Robert Benton. Il faut faire la différence entre ce que je peux générer et les autres films pour lesquels j’étais simplement disponible quand ils ont été faits. Il y a ce qui vient à nous et il y a ce qu’on veut faire : ce que j’ai essayé d’établir peu à peu est ce que je veux faire. Quelles histoires ai-je envie de raconter ? J’essaye de ne pas me considérer comme faisant partie de la seule industrie du cinéma américaine mais du cinéma mondial.
Quelles cinématographies vous intéressent le plus ?
Les films chinois, japonais, sud-américains et africains. Toutes sortes de films m’intéressent et je trouve ma place dans un tout, dans mon appartenance à l’humanité. Mes références pour mon travail viennent de cette expérience d’être humain inscrit dans une planète. Mes origines africaines font que les films africains résonnent différemment en moi et le font depuis longtemps. J’ai vu les premiers il y a trente ans. Pour moi, la question est de développer ce que je souhaite, de trouver les liens avec ceux qui vont dans le même sens. Je regarde ceux qui ont fait leur chemin dans cette industrie et qui sont moins connus maintenant : Ossie Davis ou Ruby Dee, qui ont essayé autrefois de faire la même chose. Harry Belafonte et Sydney Poitier avaient eux aussi suivi leur voie et essayé de s’exprimer comme je le fais aujourd’hui. Ce sont des précurseurs ! En progressant dans ma vision et mon analyse, je cherche les partenaires qui peuvent accompagner mes idées et m’aider à développer ce que je voudrais faire à l’avenir.
Vous croyez à la force du cinéma pour le changement ?
Oui, je me retrouve dans certains films qui me permettent d’envisager le possible, par exemple un film vietnamien comme Gardien de buffles de Nghiem-Minh Nguyen-Vo, une des plus beaux films que j’ai jamais vus, ou ce film inuit appelé Atanarjuat, The Fast Runner (‘Atanarjuat, la légende de l’homme rapide’). C’est le type de films qui me bâtissent une sorte de temple de référence pour comprendre le cinéma. C’est aussi le cas des films de jeunes cinéastes comme En attendant le bonheur d’Abderrahmane Sissako. Il a une vision nouvelle du cinéma. C’est un défi, car j’ai parfois l’impression d’être un vieux dinosaure parlant à des cinéastes qui refusent de penser que le monde doit changer comme on pensait qu’il le devait autrefois. Mais en même temps, on rencontre aussi des gens de lumière qui cherchent à voir et se comprendre eux-mêmes, si bien que notre objectif commun est de cultiver notre humanité. Le cinéma a un rôle important à jouer dans le développement de l’homme.
Vous aidez aussi les jeunes cinéastes africains à monter leurs films.
Je crois qu’il est important de pouvoir aider les autres réalisateurs à trouver les moyens qui leur permette de s’exprimer correctement. J’ai monté une société et ai la grande chance d’avoir une partenaire productrice qui, bien qu’américaine, connaît très bien la littérature et le cinéma, et est elle-même écrivaine. Etant Africain-Américain, j’ai pu rencontre tous les cinéastes africains connus et profite de ces relations pour soutenir les jeunes cinéastes. Il est passionnant de pouvoir accompagner ainsi la montée des jeunes et de partager leur vision. J’ai 58 ans et en suis aux deux tiers de ma vie. Le premier tiers, je faisais autre chose. J’ai passé le deuxième à faire des films et jouer au théâtre. Et maintenant, voyons ce que je ferai du troisième !

traduit de l’anglais par Olivier Barlet///Article N° : 3710

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